Les salons littéraires sont dans l’internet (2)
Chapitre 2 : Un peu de technique & de vocabulaire
Sociologie du courriel
Le courrier électronique est devenu depuis moins de 10 ans une réalité pratique beaucoup moins visible que le web mais beaucoup plus pratiquée. Du fait de leur apparence médiatique publique, les sites web font parler d’eux, mettent en valeur des institutions, des entreprises, des magazines ; ils sont donc la proie de la publicité et même les personnes qui se détournent de l’internet ont à subir la présence d’adresses web dans leur champ visuel ou auditif. Le courriel est plus discret. On échange ou on affiche son adresse, bien sûr, mais si l’on n’y regarde pas de près, on ne peut imaginer les dizaines de millions de messages électroniques qui sont échangés chaque jour. C’est la partie cachée de l’iceberg. Les Cassandre qui se lamentaient de la mort de l’écrit dans les années 80 en ont eu un peu d’aphasie, mais il semble qu’il redonnent de la voix : maintenant, c’est l’excès d’écrit qui tuerait le sens…
Vers 1995, il était chic de faire imprimer son adresse de courriel sur sa carte de visite. En 2001, le chic, quoiqu’un peu ringard en même temps, serait plutôt de refuser d’être joignable de cette façon. Dans cette courte histoire, une grosse décennie, il nous est donné d’assister à une grande transformation des mentalités et des comportements. À son début, plutôt. Et comme pour tout démarrage (imprimerie, aviation, éclairage électrique…), nul ne peut prédire ce que seront les usages dominants et stables du siècle qui commence (le téléphone, par exemple, était initialement développé pour écouter des concerts à domicile…).
Ces courriers électroniques qui circulent librement et instantanément entre (presque) tous les pays sont contemporains de certaines ouvertures de frontières ou de fins de régimes totalitaires – que l’on peut juger positives. Ils sont également contemporains de la mondialisation économique et d’une forte croissance d’un grand nombre de fraudes et de trafics illégaux – que l’on peut tenir pour négatifs, de même que les écarts qui se creusent entre pays équipés et pays non-équipés, dont l’internet n’est pas responsable mais qu’il contribue à accentuer.
Pratiquement, comme ils s’écrivent et transitent par ordinateur, les « e-mails », puisqu’on les a d’abord appelés ainsi, sous-entendent l’usage régulier de ce nouvel appareillage, qu’il soit personnel et utilisé à la maison, professionnel et plutôt employé pendant les heures de bureau, ou éventuel, c’est-à-dire squatté chez des amis, loué à l’heure dans un cyber-café, gratuitement détourné dans un lieu public. Selon certains médias simplificateurs, cette énumération recouvrerait trois types sociaux : des riches, qui ont un ou des ordinateur(s) à la maison ; des esclaves, aliénés par leurs ordinateurs de bureau et leur téléphone portable ; et des pauvres que seraient tous les squatteurs et quémandeurs. Si certaines apparences pouvaient laisser penser ainsi vers 1994-1996, c’est à ce moment qu’est apparu un véritable intérêt sociologique relatif à l’usage des nouvelles technologies. Les recherches, maintenant régulières et fouillées, montrent au moins que de telles catégories n’existent pas ou sont beaucoup plus nombreuses. En revanche, il est toujours possible de parler de « fracture numérique » pour parler des personnes, des écoles ou des pays qui n’ont pas les moyens de s’équiper en ordinateur, en connexion de réseau et en formation.
Il est peut-être plus pertinent de différencier pragmatiquement cinq catégories de message.
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Dominant, le courriel professionnel, dans l’internet ou en intranet (petit internet privé d’un groupe et de ses filiales), qui transforme radicalement le fonctionnement économique, social et hiérarchique de l’entreprise (presque en silence).
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Le suivant de peu, le courriel intime, familial, amical. Il s’envoie beaucoup de la maison, mais aussi du bureau (ce qui entraîne quelques frictions et ajustements avec les supérieurs – des procès sont en cours, une législation suivra).
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Puis le courriel d’intérêt personnel : échanges liés à des passions, des violons-d’Ingres, des loisirs ou des engagements qui ne sont ni professionnels, ni intimes (vous êtes hôtelier et vous discutez de trekking dans les Andes avec quelques chevronnés ; vous êtes vendeuse d’hélicoptères et vous échangez des recettes de grand-mère avec des personnes de votre région natale).
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Inévitable, le courriel publicitaire, qu’il s’agisse d’invitations à visiter des sites, de proposition d’achat de disques, de lingerie fine, de Viagra ou de villas sur la Côte…
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Enfin, une cinquième catégorie commence à apparaître, que l’on peut donc d’ores et déjà décrire : le courriel administratif. En effet, lorsque les administrations locales, nationales (ou européennes ou autres) estimeront qu’une quantité raisonnable de citoyens seront connectés à l’internet, elles utiliseront ce canal pour régler un nombre croissant d’affaires et répondre aux demandes des administrés à moindre frais et sans déplacement1. La mairie vous informera qu’il n’y a plus de place en crèche pour l’an prochain. La préfecture vous fera savoir que votre voiture est en fourrière. Vous demanderez au Ministère des finances de vous consentir un délai pour régler votre redressement fiscal. Et tout ira beaucoup mieux !…
Tout naturellement, les messages que votre fournisseur d’accès vous envoie pour vous prévenir d’un arrêt technique ou d’un retour de message qui n’a pas trouvé son destinataire sont déjà à ranger dans le courriel administratif.
Par contre, les messages dits commerciaux ne constituent pas une catégorie supplémentaire : selon les cas ils sont soit professionnels, soit intimes, soit d’intérêt personnel ou publicitaires.
Une catégorie à part, indésirable, rassemblerait tous les virus, souvent déguisés en message d’un des types précédents.
Croisant ces catégories de messages, existent également deux méthodes d’envoi (produisant ainsi 10 sous-catégories) : l’envoi unique et l’envoi groupé. Envoi unique signifie, bien entendu, que l’on poste un message à une seule adresse ; mais cela n’exclut pas que le message circule ensuite de personne en personne, ni que le même message soit envoyé ultérieurement par la même personne à une autre adresse unique. Envoi groupé signifie par contre (et c’est très important) qu’un seul message, rédigé une seule fois est envoyé en une seule action à des dizaines, des centaines, voire des milliers d’adresses, dont la liste est constituée au préalable.
Les dix sous-catégories sont (avec exemples réalistes et pertinents) :
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Message professionnel unique : votre patron vous annonce une augmentation.
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Message professionnel groupé : votre patron communique leur licenciement à cinq cent personnes, et vous en êtes – ça c’est déjà vu !
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Message intime unique : vous déclarez votre flamme en blasonnant les yeux, les cheveux, etc.
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Message intime groupé : vous invitez famille et amis à fêter votre diplôme de fin d’études sans débouchés.
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Message d’intérêt personnel unique : pour le trekking avec glace un peu fondante, quels crampons de rechange aviez-vous emporté ?
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Message d’intérêt personnel groupé : litor vous annonce un colloque sur Lautréamont à Tokyo.
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Message publicitaire unique : une librairie où vous avez déjà fait des achats vous prévient d’un rare Pierre Louÿs illustré à 500 euros.
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Message publicitaire groupé : « increase your money » et « increase your penis » sont les deux que l’on reçoit le plus souvent.
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Message administratif individuel : vous demandez un extrait de casier judiciaire.
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Message administratif groupé : on annonce officiellement que Jacques Chirac sera candidat aux présidentielles de 2016.
Il y a aussi différentes façons de recevoir les méls (qui est le terme officiel). On différenciera surtout les réceptions : permanente, journalière, hebdomadaire, aléatoire et évitée.
La réception permanente est une addiction déjà soignée aux États-Unis. Dans le cas d’une connexion permanente (câble ou réseau local), le logiciel de courrier est paramétré pour signaler l’arrivée de nouveaux messages ; leur traitement instantané étant jugé nécessaire dans un nombre croissant de services commerciaux et techniques. La personne interrompt toute activité pour voir de quoi il s’agit, ce qui, au bureau, produit un hachage du travail et un empêchement de la concentration sur les tâches de fond. Dans le cas où le logiciel n’est pas paramétré de cette façon, la personne se connecte à tout moment libre, ou se libère momentanément pour se connecter et vérifier s’il y a du nouveau courrier. Elle est donc souvent déçue qu’il n’y en ait pas. Le phénomène de la réception permanente est amplifié jusqu’à la folie avec les téléphones portables qui permettent d’envoyer et de recevoir des méls et des photos prises à partir du téléphone portable lui-même. Au Japon, nous sommes dans l’obligation d’interdire officiellement l’emploi du téléphone portable en classe et de vérifier que personne n’est en train d’écrire ou de lire ses messages. Dans les rues, la moitié des gens que vous croisez sont en train de lire leur téléphone… Ce n’est sans doute qu’un mauvais moment à passer.
La réception journalière est un choix rythmique. Chaque jour, un moment, qui tend à être toujours le même, avant le petit-déjeuner ou avant d’aller se coucher, est réservé à cette activité. On reçoit les messages et on y répond dans un créneau horaire déterminé à l’avance, en accord avec son emploi du temps, sa famille ou ses collègues. On laisse parfois un message sans réponse pendant quelques jours et l’on y répond durant l’un des créneaux des jours suivants. C’est une méthode raisonnable qui permet de parquer le courrier électronique dans la « vie réelle » sans le voir prendre d’inquiétantes proportions ; c’est aussi un moyen d’éviter les grosses factures téléphoniques…
La réception hebdomadaire (ou mensuelle) est pratiquée par des personnes encore très hésitantes sur les avantages de la communication instantanée. Ou très occupées. Ou qui, pour des raisons économiques, n’ont pas d’ordinateur. Ça tombe souvent sur le dimanche matin. Ou un soir de la semaine, quand on va au cyber-café, ou en semaine à l’anpe, ou chez un ami, etc. Quelle que soit la raison, c’est une attitude distante et rien d’essentiel ne se joue de cette façon. On reste en contact avec des personnes éloignées, avec de vieux amis, on attend vaguement une réponse à l’envoi d’un CV, on lit distraitement les messages d’une liste où l’on a été inscrit par un collègue avec l’option digest (envoi groupé des messages de la semaine). C’est une relation en devenir, on attend d’y croire ou d’avoir les moyens.
La réception aléatoire est réservée aux cyclothymiques du réseau. Pour le matin et contre le soir, ballotté par les médias ou par ses propres démons, le connecté aléatoire est un angoissé de la vie-même, ou un dangereux schizophrène qui vous dit « moi, jamais ! » et qui va au courriel comme on va au bordel, en cachette. Il peut aussi s’agir de personnes économiquement faibles et qui profitent d’occasions rares pour regarder dans leur boîte électronique. C’est moins drôle.
La réception évitée (ou impossible) est bien sûr le fait de gens auxquels une adresse de courriel a été attribuée (par l’entreprise, par l’université, par l’administration) mais qui refusent ou ne savent pas s’en servir, ou… qui n’ont pas d’ordinateur ! Dans l’entreprise, c’est plutôt la marque d’un dysfonctionnement : lorsqu’une mesure simple à mettre en place a été prise (donner des adresses dans un réseau interne) sans s’occuper de sensibiliser, de former, voire d’équiper les personnes. Certaines universités attribuent une adresse électronique à tous les enseignants et à tous les étudiants, dans la mesure où ils disposent de salles multimédia en libre-service, mais considèrent que l’acquisition d’un ordinateur personnel reste à la charge de chaque enseignant ou de chaque étudiant qui le souhaite. Économiquement, cela se défend, bien sûr. À l’inverse, certaines grandes écoles mettent un point d’honneur à équiper tout le monde, de sorte que personne ne peut se mettre aux abonnés absents – sur le modèle des entreprises qui fournissent connexion, ordinateur et téléphone portable à leurs employés pour les rendre permanents.
Le retour de vacances (ou de déplacement professionnel) est parfois un moment difficile. Chaque année, un nombre croissant d’entre nous se demande combien de messages il y aura lorsqu’on ouvrira la boîte. On a déjà le courrier réel à s’occuper, avec les factures et les publicités ; on a maintenant les 200 messages qui s’empilent dans le logiciel, qui prennent dix minutes de télédéchargement et qui contiennent sans doute 90% de messages obsolètes ou indésirables. Pour éviter cela, deux solutions : se désinscrire d’un maximum de listes avant le départ (ou suspendre momentanément son inscription) ou s’arranger pour consulter un peu son courriel pendant les vacances (soit par connexion à son serveur, mais c’est parfois un peu loin et cher, soit par l’emploi d’une adresse de mail gratuite qui permet, à partir d’une page web accessible avec n’importe quel ordinateur connecté, de ramasser les messages de l’adresse principale2).
Ce classement en différentes catégories de réception de messages est bien sûr artificiellement établi pour la compréhension du lecteur – on est prié ensuite de remettre les choses dans le désordre d’où je les ai tirées. Ainsi, j’ai séparé par l’esprit réception et rédaction, de même que j’ai séparé courrier électronique et consultation web. Tout cela, selon les personnes, est combiné d’une infinité de façons. Ces combinaisons sont sous entendues par la nature hypermédia des documents, les liens servant de connecteurs dynamiques entre textes, images, sons, etc. Cette combinabilité devient alors une aubaine économique pour les fournisseurs d’accès (vous passerez plus de temps en ligne) et pour les fabricants de logiciels : Netscape et Internet Explorer, les deux principaux logiciels de navigation web, sont équipés d’une interface de courrier électronique très pratique, bien utile pour passer facilement du mél au web – avec le double défaut, pour les néophytes, d’installer durablement la confusion entre ces deux activités et d’accueillir à bras ouvert les virus (beaucoup sont d’ailleurs spécialement écrits pour attaquer les logiciels de Microsoft).
Enfin, il faut considérer à part les personnes dont le métier ou l’activité fréquente (voire principale) est la préparation de pages web, la conception d’activités et de contenus pour l’internet, métier ou violon-d’Ingres qui s’accompagne très fréquemment de rédaction et réception de courrier tous azimuts. Que les courriers soient écrits en « texte brut » ou en « mode graphique » (html ou autre) est ici moins important que le fait que ces personnes, dont le nombre croît chaque jour, jonglent par l’esprit de façon permanence entre courrier reçu, envoyé, documents affichés, consultés, téléchargés, etc.
On ne reçoit plus à heure fixe, comme chez Proust, ceux qui déposent leur carte ; on téléphone plutôt la veille pour savoir si la visite ne dérangera pas ; seuls quelques grands-parents et quelques fétichistes restent attachés aux pleins et aux déliés de leur lointaine progéniture ou de leur auteur fétiche ; le courrier postal est devenu escargot (snail mail) et le téléphone, débarrassé du fil, permet aussi de lire. Cette révolution qui se passe lentement, par lent basculement des individus les uns après les autres dans l’univers virtuel, modifiant peu ou prou leurs comportements et leurs pensées, finit par toucher tout le monde. Les antis autant que les pros, sinon plus… Dans ce tourbillon, le courrier électronique n’a pas techniquement l’autonomie ou la valeur propre que chacun peut lui prêter lorsqu’il le pratique en tant que micro-activité de son quotidien.
Il y a ainsi différents niveaux de considération de ce phénomène. Le niveau technique (comment fonctionne précisément le courrier électronique ?) est réservé aux spécialistes et plutôt gommé par les médias et la majorité des utilisateurs – alors même qu’ils ont des difficultés immenses à apprendre techniquement à se servir de leurs appareils (il y a souvent de la gêne à avouer ses difficultés techniques et une surréaliste fautivité dans les choix terminologiques quand les gens veulent expliquer leurs problèmes aux conseillers téléphoniques, d’ailleurs spécialement formés pour faire face à cette misère verbale). Le niveau psychologique : mon ordinateur et moi, quel tandem on forme ! Est-il la prothèse qui me donne pouvoir réticulaire et signature mondiale ? Ou suis-je sa chose, par laquelle il s’humanise en conversant avec ses congénères ? Le niveau moral : quelle valeur a la déclaration d’amour par courriel ? Et le mensonge, et la délation ? Les condoléances sont-elles sincères dans un mél ? Le niveau social, le niveau juridique, le niveau économique, le niveau éducatif, culturel, linguistique… et quelques autres sur lesquels je n’ai pas le temps de m’attarder.
Le niveau symbolique me retient. Symbole de la communicativité des êtres humains, version post-moderne de la grégarité, peut-être, mais sans le corps et sans la présence, donc contemporain du safe-sex et de l’hologramme (qui ne font que continuer respectivement le platonisme et le fantôme). Symbole de la communicabilité des pensées en dehors des sphères individuelles ou régionales : je poste à des gens à l’autre bout du monde en supposant qu’ils pourront me comprendre, donc je symbolise en l’unifiant une compréhensibilité, en réalité très problématique, de ce que je communique. Symbole de l’appartenance historique à un genre humain (et pas seulement pour un groupe de philosophes et de personnes éclairées) qui tente de se conceptualiser pour la première fois à l’échelle universelle, malgré les immenses difficultés qui continuent de l’en empêcher. Je n’évoque pas les symboles en toc de la net-économie ou des branchouilles qui jouent à pénétrer telle ou telle forteresse… C’est de l’anecdotique qui disparaîtra – ou qui nous fera disparaître.
Le symbole des symboles, c’est l’@, ce petit signe qui résume à lui seul cette grande révolution. L’arobase (ou arrobas, ou arrobe, arobe, at-mark, a-commercial, etc., qui nous vient de l’arabe, en passant par l’espagnol et le portugais), nom féminin, est en effet le seul caractère individuel, le seul élément du clavier qui ne signifie que dans son rapport à l’internet (en dehors de quelques spécialistes des poids et mesures anciennes). Il y a bien sûr d’autres mots ou formations graphiques qui réfèrent au réseau, mais elles sont constituées de plusieurs lettres ou signes, comme « cyber », « e-n’importe quoi », « web », « http:// », le redoublement du « o » de Yahoo, repris par d’autres, etc. Certains termes, comme « cyber », sont signifiants dans la lecture humaine mais indiffèrent les machines, tandis que d’autres termes sont peu signifiants à l’œil humain mais deviennent performatifs pour les machines. C’est le cas de « http:// », de « ftp:// », « .htm » et quelques autres. L’@ fait coup double, elle est un signifiant humain et un performatif machine. De plus, elle indique, encore doublement, comme les deux faces d’une monnaie, l’appartenance au réseau et l’identité du signataire (qu’elle soit vraie ou non est un autre problème, comme pour la monnaie). Son appartenance graphique à la famille des « a », des alphas, en fait la marque de l’incorporation des e-novices, ici fierté de la carte de visite, là fer chaud gravé sur l’omoplate. Son enrobement spiralé les entraîne dans le sens trigonométrique à la vitesse de la lumière, tels des Philémon vers le A cartographique. Sa position centrale dans l’adresse électronique d’un même geste sépare et lie : préserve leur identité dans l’intégrité nominale choisie, à sa gauche, tout en affirmant, à sa droite, leur dépendance au fournisseur ou leur appartenance à l’entreprise.
« tintin@moulinsart.fr »
Cependant, elle n’est pas intrinsèquement proférable. À l’instar des signes de ponctuation, elle s’explicite pour se faire sentir. Elle lie et ne se lit pas. On ne lit pas à haute voix : « Ô rage virgule Ô désespoir », sauf pour les dictées. Mais le signe graphique qui s’appelle « virgule » nous intime l’ordre de faire une pause, de détacher à la fois le sens et le son. Chaque signe de ponctuation vu est un indicible performatif qui produit du rythme et articule du sens – sans faire de bruit. Du coup, l’arobase agit au contraire de la virgule puisqu’elle attache et fait dépendre.
Remarquez comme on hésite à « dire » une adresse électronique ! Beaucoup disent « at », de l’anglais, au milieu de leur phrase en français, parfois c’est même un « hat », ou une « hâte », tant les prononciations sont surfaites. À la radio, on détache bien les éléments épelés et l’on varie d’un ton pour dire « arobase ». Entre collègues, on surdétermine, on redouble : « Tintin, t-i-n-t-i-n, arobase, tu sais, un a entouré d’un cercle, le a commercial, suivi tout attaché de Moulinsart, m-o-u-l-i-n-s-a-r-t, point f-r ».
Ouf ! Il vaut mieux donner sa carte ! Car visuellement, il n’y a pas d’ambiguïté, pas d’explication à donner. L’arobase s’impose à l’œil. Pourtant, si on ne peut pas la lire, il faut bien dire quelque chose… ou se résigner à faire comme ceux qui ont une adresse électronique trop compliquée : noter les adresses des autres et leur dire qu’on va leur écrire, « comme ça, vous aurez aussi la mienne ! »
Avec le temps, j’espère qu’on s’habituera à dire : « Écrivez-moi à l’adresse Tintin à Moulinsart-point-f-r » ou « chez Casterman-point-f-r ». Le « à » et le « chez » sont les expressions les plus conformes à la syntaxe courante, donc les plus intelligentes. Mais, ce n’est pas toujours l’intelligence qui triomphe…
Listes
Il s’agit ici de résumer ce qui est dit dans d’autres parties du présent ouvrage pour ceux qui ont une lecture non-séquentielle…
Les listes ou groupes de courrier, ne sont qu’une dimension collective du courrier électronique. Techniquement, un appareil centralise des adresses électroniques sous forme de liste, les unes après les autres dans l’ordre d’inscription. Lorsqu’un message doit être envoyé à la liste, il est rédigé une seule fois et l’appareil se charge d’en faire autant de versions individuelles que d’adresses et de les envoyer à travers le réseau jusqu’à leurs destinataires. Une réponse de l’un quelconque des membres est envoyée par lui à l’adresse centrale où la machine répète la même opération de diffusion à tous.
Dans le cas d’une liste dite « automatique » ou « non-modérée », le processus fonctionne tout seul, auto-régulé, quelle que soit la teneur éventuellement problématique des messages (invective, insulte, publicité, etc.) – au risque de radiation postérieure du ou des fautif(s), de désabonnement massif des membres, voire de disparition pure et simple de la liste.
Dans le cas d’une liste dite « modérée », le passage de chaque message par le modérateur humain avant diffusion collective s’insère dans le processus décrit ci-dessus. Chaque message est ainsi lu et si son contenu n’est pas hors-sujet, offensant ou insultant, le modérateur le transmet à l’automate.
Dans la plupart des cas, quel que soit le procédé technique (commande de courriel à l’automate ou site web, notamment), l’ensemble des messages est ensuite archivé et mis à la disposition des membres ou de toute personne intéressée.
Les questions conjonctives et conjoncturelles que je me posais en incipit concernent la dimension humaine de ce phénomène et l’on n’a pas fini d’y répondre… Du fait de l’extrême diversité des inscrits (lieux, temps, états d’esprits, nationalité, langue, etc.) et du caractère privé de chaque réception et de chaque envoi, alors même qu’on le sait aussi collectif, il peut sembler impossible de rien statuer sans se lancer dans une enquête. Mais chacun sait (le sait-il ?) que la formulation n’est jamais neutre aux yeux de tous et que les questions sont souvent accueillies très diversement : alors que certains peuvent répondre « en leur âme et conscience », en reconnaissant la validité et la nécessité d’une enquête, surtout si elle reste anonyme, d’autres n’ont cure du sérieux affiché et, jaloux de leur comportement ou de leur intimité, voire désireux de fausser les résultats, donnent des réponses fausses ou farfelues, ou refusent simplement de répondre, surtout si c’est anonyme… La naïveté de ceux qui croient encore aux enquêtes d’opinion m’étonne toujours : non seulement elles sont faussées par ceux qui y répondent, comme on vient de le dire brièvement, mais elles le sont aussi par ceux qui les font, volontairement ou non. Que ces enquêtes puissent ensuite être vendues à prix d’or et devenir des instruments d’étude économique ou sociale est tout simplement aberrant. D’autant que leur communication publique, en réinjectant de l’opinion dans l’opinion de façon numériquement très disproportionnée, modifie encore les états d’esprits et les comportements. Le verbiage scientifique des analystes télégéniques, les projections statistiques bricolées après enquête, les supputations diffusées à des millions de personnes à partir des réponses d’un « échantillon » de mille personnes sont des méthodes de manipulation de l’opinion que l’on met en scène et qui ne font illusion que parce que ladite opinion publique se complait narcissiquement au spectacle de son image.
Si cette porte est condamnée, il reste la possibilité d’interpréter après coup les messages eux-mêmes. Ce qu’ils contiennent et tous les paramètres de leur circulation trahissent des positions, des intentions, des habitudes, des différences qui peuvent être regardées, étudiées comme on étudie les textes littéraires. Il ne s’agit, après tout, que d’un nouveau genre épistolaire.
Les contenus variant avec les thèmes des listes, comme je l’ai brièvement montré plus haut pour litor, il y aura autant de champs d’analyse que de listes ; chacune, par ses archives, devenant un corpus susceptible de motiver une thèse de littérature, de linguistique ou de médiologie. J’en resterai à mon approche humaine du phénomène des listes elles-mêmes. À ce niveau, ce qui différencie de la correspondance traditionnelle les nouvelles pratiques d’écriture est le relâchement des codes, dit-on un peu partout. Peut-être… Encore faudrait-il s’entendre sur l’idée de relâchement et sur ce qu’étaient ces codes. Qu’est-ce qui était mieux tenu et qui est relâché ? Où ? Depuis quand ? Le relâchement n’est-il pas encore une façon d’y tenir ? Que serait l’abandon ?
Utiliser des formules toutes faites (dites civilités) et un niveau de langue soutenu pour s’adresser à un supérieur, une administration ou une personne inconnue, voire une collectivité, comme dans le cas de lettre ouverte ou de roman épistolaire, a toujours été une pratique mal maîtrisée par l’ensemble d’une population. Le recours à des modèles de lettres, des formulaires ou des écrivains publics en témoigne. En revanche, le regain épistolaire lié au courrier électronique et aux messages brefs entre téléphones mobiles rappelle les plaisirs pour la lettre manuscrite ou la carte postale. Destinant un courrier à un proche de la famille ou un ami, il est naturel d’éviter les civilités qui, socialement codées, créent de la distance, guindent le propos, et de leur substituer des marques de connivence, d’intimité qui commencent à l’adresse (« Petit Papa Noël, […] », « Ma biche, […] ») et se maintiennent dans les choix stylistiques et thématiques. On n’écrit pas à sa mère : « Selon la demande formulée dans votre lettre du 15 courant, j’ai l’honneur de vous informer […] » – ou alors, c’est que ça va mal dans la famille !
Outre les sujets développés et les idiosyncrasies, il y a donc ce que j’appellerai une isotopie de l’adresse propre à l’idée que chacun se fait du type de destinataire auquel il s’adresse. J’appelle ici « adresse », non pas l’adresse postale (nom, rue, ville, code postal) ou l’adresse électronique (tintin@moulinsart.fr), élément purement fonctionnel du déplacement matériel du message, mais le processus sémantique complexe qui consiste, pour destiner un message à quelqu’un, à l’entamer, le revêtir, le truffer d’éléments linguistiques et sémantiques propres à établir et à maintenir la communication (termes phatiques), à montrer des sentiments, à reproduire un certain degré d’intimité ou au contraire de distance, de hiérarchie, enfin à exercer une action sur l’autre qui peut ne pas être explicitement écrite (performativité de l’adresse) : « Sachez que… », « Vous êtes prié de noter que… », « Nous avons l’honneur de vous informer… », « Saviez-vous que… », et il y en a d’autres, sont autant de façons d’informer d’une même chose mais qui relèvent à chaque fois d’une adresse différente, tantôt obligeante, tantôt impérative, tantôt méprisante, injonctive, amicale – neutre, je ne suis pas sûr que cela existe… Vous n’aurez qu’à relire quelques courriers postaux reçus ces derniers jours pour vous en convaincre. En principe, le niveau de langue, le style et la thématique que l’on trouve dans l’entame se maintiennent jusque dans le choix des salutations et jusqu’à la signature. S’il y a des changements, brusques ou progressifs, ils sont constatés par rapport à ce qui, incipitalement, avait donné le ton.
Les listes de discussion électroniques se caractérisent aujourd’hui par l’hésitation et l’incertitude dans laquelle sont la plupart des co-listiers quant à l’adresse à employer. Entre reproduire le ton faussement neutre des administrations et des rapports scientifiques et s’ouvrir de n’importe quoi à une bande de copains avec des mots qui font comme une bourrade dans le dos, il n’est en effet pas aisé de trouver le ton, le juste degré de performativité et de connivence – et qui en outre doit différer pour chacun (on ne va pas tous écrire de la même façon, ce serait grotesque !)
Certains s’essaient à un « Chère liste » plutôt amusant, d’autres serrent les rangs d’un « Chers collègues », beaucoup évitent la spécificité en se contentant d’un « bonjour » ou d’un « Chers amis » qui n’ont rien de désagréable. « Cher(e)s ami(e)s de la liste YY » laisse entendre que l’on est familier de plusieurs listes ou que l’on tatoue son message afin de se prémunir contre sa copie hors contexte. Pour Litor, je ne sais pas si j’ai eu raison mais j’ai choisi quelque chose d’un peu épigraphique : « Aux membres de Litor, […] ».
Mais beaucoup, et de plus en plus, entament directement le corps du texte sans aucune apostrophe, faute d’appellatif adéquat, soit qu’ils n’en aient pas trouvé qui soit adapté, soit qu’ils aient décidé que le courriel était l’occasion d’une réforme des codes de communication. Dans le premier cas, il y a une attente de normalisation ou de normativité, par soi-même, par des autorités (administration, Académie, université, etc.) ou par l’observation de ce que font les autres. Dans l’autre cas, il s’agit d’un effet direct des nouvelles technologies, l’adresse n’ayant plus besoin d’entame dédicatoire par le fait que le message n’est pas adressé à un destinataire dont on a une image précise, c’est-à-dire du fait que le message est adressé à un ensemble virtuel de destinataires dont l’image qu’on s’en fait ne peut être mise sur le même plan que les destinataires des messages véhiculés par des médias classiques. D’autant que tout ce que le destinataire en pensera pourra être remis en cause selon que l’identité de l’auteur du message est réelle, suivie, par exemple, de son affiliation professionnelle ou qu’il s’agit d’une fausse identité, pseudo créé avec un compte courriel gratuit, à partir de laquelle une autre attitude de communication peut être adoptée.
Cependant, cette absence d’entame dédicatoire ou cette falsification de l’identité, qui n’empêchent ni l’entame ni l’adresse, ne sont pas nouvelles : les classiques excellaient dans l’exorde ex abrupto. En fait, quoi qu’on écrive, il y a toujours de l’entame et de l’adresse.
Ces changements dans l’adresse ne sont pas seulement présents dans le courrier électronique : on les retrouve aussi problématiquement dans les pages web individuelles ou collectives. Il faudra d’autres ouvrages pour les étudier et tenter de mieux décrire ce qui s’y passe. Je ne voulais ici que les entamer…
Diffusion ou discussion
Deux termes concurrents sont présents sur le web francophone et dans les propos : « liste de diffusion » et « liste de discussion ». Ils ont fait oublier un troisième terme pourtant pas si mauvais, qui était liste de distribution, ainsi que les expressions « groupe de ? »3. Ils correspondent à l’anglais mailing list et mailing group. Les deux expressions concurrentes peuvent, selon les cas, désigner la même chose ou deux choses différentes.
La définition ci-dessous utilise uniquement le mot « diffusion », en aménageant deux catégories :
« Une liste de diffusion permet à un groupe de personnes de communiquer sur un thème donné par l’intermédiaire du courrier électronique. Les abonnés envoient leurs messages à l’adresse de la liste, lesquels sont ensuite redistribués à tous les participants par l’automate gestionnaire de la liste. Certaines listes sont interactives (chaque abonné peut participer à la liste en envoyant un message à l’ensemble des abonnés), d’autres sont unidirectionnelles (seul l’administrateur de la liste peut envoyer des messages aux abonnés : lettres d’informations, bulletins, revues, newsletters ou magazines). »4
Or, la différence entre « interactives » et « unidirectionnelles », fonde justement ce qui, à mon sens, distingue diffusion et discussion.
Diffusion porte l’idée d’une source qui envoie unidirectionnellement vers un groupe. En ce sens, la liste de diffusion ne diffère guère des médias classiques (journaux, magazine, radio, télévision) dont les récepteurs, qu’on les appelle usagers ou clients, lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, ont peu de moyens de communiquer vers la source de diffusion : le téléphone pour participer à un jeu ou témoigner d’un événement, le courrier des lecteurs dont plusieurs journaux et magazines publient une sélection. L’unidirectionnalité n’est pas absolue, mais le « retour » (ou feedback, aussi utilisé en français) reste par principe dans une proportion minime, de l’ordre de l’exceptionnel, bien cadré par le média et parfois même orienté ou manipulé – ainsi des magazines qui ne publient que les courriers des lecteurs qui leur sont favorables ou qui correspondent à leurs axes de communication du moment.
À l’inverse, la discussion, qui présuppose techniquement la diffusion sans y attacher d’importance, contient l’idée d’échanges non pas bidirectionnels mais multidirectionnels. La plupart des dictionnaires indiquent que la discussion est un « échange d’arguments » et une « confrontation d’opinions », présupposant que des « informations » soient connues des divers participants.
C’est une définition à laquelle souscrivent les deux citations suivantes, quelques différentes qu’elles puissent paraître :
« Traduc.Org héberge la liste de discussion traduc@traduc.org, qui regroupe les traductrices et traducteurs de documentation en français, tous projets confondus. Elle sert à échanger des conseils et de l’aide, mais aussi à maintenir une bonne ambiance et faciliter la coordination des projets. »5
« Liste de discussion : html – design de page web
Tout ce que vous voulez savoir sur le html sans savoir à qui le demander ! Voici l’endroit pour discuter de conception de page web, demander des conseils, donner vos trucs d’experts, échanger vos adresses… Hey ! même nos pros sont là pour vous aider, alors, profitez-en ! »6
Si l’on écrivait noir sur blanc que la liste de diffusion est classiquement unidirectionnelle7 tandis que la liste de discussion est multidirectionnelle, la situation serait plus simple. On éviterait même le piège des mots à la mode, comme « interactives », dans la définition de Francopholistes, qui signifie à la fois tout et rien, qui signifie surtout qu’on emploie bien les mots de la tribu, donc qu’on y appartient.
Dans la citation suivante, que nous faisons assez longue pour y revenir par la suite, les deux expressions sont employées (c’est nous qui soulignons) :
« Dramatica, liste de discussion sur les études théâtrales
Information publiée le mercredi 25 avril 2001 par Alexandre Gefen.
Fabula est heureux de vous annoncer le lancement de Dramatica, liste de diffusion pour les études théâtrales, en partenariat entre le Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre de l’Université Paris IV Paris-Sorbonne, dirigé par Georges Forestier.
Dramatica s’adresse aux chercheurs travaillant sur l’histoire, la théorie et la pratique des arts de la scène de l’Antiquité au XXe siècle. L’ambition de Dramatica est d’offrir à la fois un outil d’information et un lieu d’échanges.
Il s’agit non seulement de favoriser la communication en diffusant des appels à contribution, en annonçant conférences et colloques, en signalant des publications, mais aussi d’établir entre les abonnés une émulation amicale et, notamment, de proposer une manière d’entraide à la recherche. Nous vous invitons vivement à vous exprimer, à soulever des questions, participer à des débats contradictoires, dans le respect de tous. Enfin, nous comptons sur la générosité des abonnés pour aider d’autres chercheurs à identifier une allusion, à localiser un document. L’objet de la liste ne saurait être la chronique de l’actualité théâtrale, mais toute information à caractère scientifique sur les théâtres à voir et à lire est bienvenue, quels qu’en soient l’objet (auteurs et oeuvres, genres et formes, mise en scène et réception, texte et image, etc.) et l’approche (philosophique, comparatiste, dramaturgique, esthétique, historique, scénographique, sémiotique, sociologique, etc.).
Cette liste sera administrée par Eloïse Lièvre et Thomas Parisot, membres de Fabula.
PS Nous vous recommendons [sic] également le site et la liste Quéâtre, gérée par l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), et administrée par Jean Gervais, qui s’intéresse « aux arts de la scène, que ce soit à des fins d’étude, de recherche ou de création » »8
Plusieurs explications peuvent être avancées à l’emploi des deux expressions concurrentes. La première serait qu’on n’a pas fait attention, qu’on a écrit cela rapidement, comme beaucoup de choses qui se font sur l’internet. L’inattention de l’empressement, en somme. La seconde explication, qui n’est peut-être qu’une variante de la première, supposerait que l’on ait confondu les deux expressions ; non pas confondre au sens de se tromper mais au sens de fusionner. Dans ce cas, diffusion et discussion seraient synonymes, au moins lorsqu’ils sont précédés de « liste de – ». Une troisième explication, enfin, envisagerait cette synonymie comme consciente et volontaire : il s’agirait alors d’employer le maximum de mots-clés afin que le document soit répertorié le plus souvent possible dans les recherches effectuées à partir d’un moteur de recherche9. À l’inverse de l’inadvertance que nous évoquions d’abord, ce choix pragmatique trahirait une volonté de « ratisser large », correspondant à l’esprit cavalier que révèle le post-scriptum et qui a présidé au lancement récent de cette liste, pour ne pas dire : la goujaterie dont on a fait preuve à l’encontre de la liste Quéâtre.
Précisons que Quéâtre est une liste de discussion francophone sur le théâtre à peu près aussi ancienne que le web lui-même. Une sorte d’institution qui ne « s’adresse » pas aux abonnés mais que les abonnés se partagent, admirée de tous, efficace, dirigée avec discrétion, mais qui avait sans doute le défaut de n’être ni hexagonale ni sorbonnarde – une Sorbonne où l’internet semble n’être devenu un enjeu que depuis le début du millénaire, et encore, dans certains bureaux seulement10…
Les responsables de Quéâtre et bon nombre de Québécois ont vu dans « l’ambition » de Dramatica tout le mépris qui consiste à penser qu’il conviendrait maintenant que la Sorbonne reprenne une position en quelque sorte naturellement dominante dans des activités intellectuelles jusque-là considérées comme subalternes et techniques – et par conséquent abandonnées à d’autres. On aura voulu prendre les choses de haut en indiquant que la liste est « administrée », alors que modérée est le terme consacré. La différence de sens n’est pas mince, surtout comparée au texte d’information du site de Quéâtre (c’est nous qui soulignons) :
« Quéâtre est un groupe de discussion sur le théâtre ouvert à toute personne qui s’intéresse particulièrement aux arts de la scène, que ce soit à des fins d’étude, de recherche ou de création. Un des objectifs est de permettre un dialogue en français sur le théâtre de tout temps, de tout lieu, sous toute forme (performance, rituel, spectacle interdisciplinaire…), selon toute approche (esthétique, histoire, pédagogie, psychologie, sémiologie, sociologie…) et dans toutes ses composantes (architecture, dramaturgie, jeu, scénographie).
Quéâtre regroupe actuellement quelque 550 personnes de plus de 50 pays du monde, des Amériques aux terres australes en passant par l’Europe et l’Asie. À ce titre, Quéâtre représente un incroyable creuset de connaissances théâtrales auxquelles les membres peuvent se référer pour la recherche, la documentation, l’information ou, très souvent, pour le simple plaisir d’échanger. »11
L’étude de ce cas particulier ne doit pas masquer que la confusion entre les deux expressions (liste de diffusion et liste de discussion) est très courante du fait de la nouveauté de ces pratiques : on les croit souvent simples transferts de média mais elles seront plus difficiles à définir. Ajoutons que cette confusion est savamment entretenue par ceux qui ont le plus intérêt à faire prendre la diffusion de leurs informations pour de la discussion. Dans ce domaine, la majorité des utilisateurs en est encore à prendre les vessies pour des lanternes. Ceci ne vise ni Dramatica ni Quéâtre dont l’objectif désintéressé est clair.
Mais au fait, pourquoi n’a-t-on jamais dit « liste de conversation » ? Sans doute parce que la conversation implique dans notre esprit l’oralité, la présence… Et « discussion » ne l’impliquerait pas ? Si, mais le mot a été banalisé, repris de l’anglais, comme recatégorisé pour un usage utilitaire, alors que « conversation » a été préservé. N’y aurait-il pas là comme une « exception culturelle », un pré carré de la conversation, c’est-à-dire des salons mondains qui ont fait la notoriété de l’esprit français depuis le XVIIe siècle ? Je verse de votre côté, nous versons d’une phrase à l’autre dans les propos et les idées l’un de l’autre, sans faire de conférence, ainsi nous conversons sur un pied d’égalité tout en parcourant les jardins et changeons de sujet comme de chemin… Certes, voilà qui est bien tourné, mais revenons à notre ouvrage, nous reprendrons la « conversation » au chapitre des Salons.
Diffusion, la verticalité bénéfique
Or il existe bel et bien une utile différence de type de communication entre la liste de diffusion et la liste de discussion.
Si je me rends irrégulièrement sur un site web dont les contenus sont modifiés ou actualisés régulièrement (journal, magazine, base de données professionnelle, etc.), il est certain que je manquerai certaines informations, certains documents qui devraient me passionner ou me concerner. Le problème vient de ce que je dois « me rendre » sur ce site pour connaître son sommaire et qu’il arrive que j’oublie ou que je n’en aie pas le temps. Rien n’est perdu si le site a des archives et que j’y vais fouiner un peu plus tard, ou si quelqu’un d’autre a l’obligeance de me signaler ces documents ou cette mise à jour.
Pour pallier ces aléas de la vie quotidienne, de nombreux sites offrent la possibilité de s’inscrire à une « liste de diffusion » en donnant son adresse électronique. On recevra alors régulièrement une « lettre d’information » donnant les titres des articles et des mises à jour, assortis des adresses web directement utilisables par lancement automatique du logiciel de navigation12.
Cette lettre d’information périodique est un cas particulier de la liste de diffusion. Dans les entreprises, la communication interne offre d’autres exemples de listes de diffusion. Les messages émanent alors des responsables de tous niveaux et sont rédigés et diffusés sous la responsabilité d’un rédacteur en chef, ou d’un directeur de la communication. Ils illustrent parfaitement le besoin de communication, mais aussi d’ordre et de hiérarchie de l’entreprise. Ils sont reçus par les autres dirigeants, par les exécutants, employés, partenaires ou clients concernés. Rien n’interdit à une personne de répondre à un message reçu par une telle liste de diffusion, mais cette réponse n’a pas vocation a être redistribuée à tous, sauf cas particulier.
Cette unidirectionnalité nécessaire de la liste de diffusion n’occulte pas le besoin d’une véritable discussion. Certaines entreprises ou administrations proposent alors, en plus d’une liste de diffusion, institutionnelle dans son principe, une liste de discussion. C’est le cas de l’université Paris VII (c’est nous qui soulignons) :
« Liste de discussion de l’université
Communiqué de la présidence
Plusieurs personnes ont souhaité pouvoir utiliser le réseau, pour développer les débats au sein de l’université Paris 7.
L’université souhaite apporter une réponse favorable à cette demande. Toutefois :
• La liste de diffusion générale de l’université ne saurait être le lieu de ces débats, ce qui la surchargerait et engendrerait des confusions.
• L’utilisation des forums ou newsgroups (comme jussieu.misc.divers ou fr.education.superieur) serait tout à fait adaptée. Il semble cependant que si l’usage de la messagerie et du web est assez courant, il n’en soit pas de même pour les forums. Un effort en ce sens devra être fait dans les formations de perfectionnement « Internet »
Une liste de discussion est donc créée et je souhaite que le plus grand nombre d’entre nous s’y inscrive.
• L’inscription y est libre (et indépendante de celle à la liste de diffusion générale de l’université)
• Pour pouvoir envoyer un message, il suffit de s’être inscrit. (Seuls peuvent parler, ceux qui acceptent d’écouter)
• La liste des destinataires n’est pas publique (Ces 2 dernières mesures visent à limiter les messages publicitaires extérieurs)
• La liste n’est pas modérée (Les messages sont diffusés à l’ensemble de la liste, sans contrôle préalable. Chacun est seul responsable de ses propos. L’université serait cependant obligée de réagir à ceux qui contreviendraient à la légalité.)
Des adaptations ultérieures seront sans doute nécessaires, vos suggestions et l’examen de la pratique les rendront possibles.
Paris, le 30 mars 1999
Michel DELAMAR
Président de l’université Paris 7 – Denis Diderot »13
Ce message d’une grande finesse différencie clairement diffusion et discussion. Il valorise la déhiérarchisation qui s’opère dans le passage de l’un à l’autre en soulignant l’analogie de la liste de discussion avec le forum, lieu où l’on vient parler. Libre au lecteur d’y voir le principe mécanique de la soupape, le départ conventionnel entre l’exécutif et le législatif ou un avatar parisien des « Cent fleurs » de Mao (mouvement lancé en 1956) pour que « cent écoles de pensée rivalisent »… et supprimer ensuite tous ceux qui se seront exprimés. L’internet ne stoppe ni la démocratie ni le machiavélisme.
Discussion, l’horizontalité virtuelle
La liste de discussion par courrier électronique est assimilable, dans son principe épistolaire ouvert, à un forum, une tribune où chacun, à la condition d’être inscrit, peut s’exprimer, dans un certain cadre protocolaire. Mais les messages publiés s’affichent sur un horizon partagé par des milliers ou des millions de lecteurs qui ne sont ni dans l’espace visuel ni dans l’espace mental du tribun, comme lorsque celui-ci était devant ses auditeurs. Ici s’arrête donc l’analogie avec le forum antique car son espace limité déterminait partiellement les discours qui y étaient tenus et leurs réceptions, sachant que les attitudes de réception et les réactions instantanées pouvaient modifier à leur tour la teneur et le ton des propos. Avec ce nouvel horizon de lecture, qui ne permet pas la co-présence interprétative (celle où l’on s’entre-prête l’interprétation) et qui n’est pas limité dans l’espace (ni dans le temps, d’ailleurs, puisque des lecteurs trouveront aussi des messages par hasard, des années après leur expédition, via la recherche d’un moteur), certains éléments contenus dans les messages auront valeur absolue, intéresseront toutes sortes de gens, alors que d’autres éléments perdront toute valeur dès qu’ils seront sortis de la boîte de messagerie de l’expéditeur. Et s’ils ne perdent pas toute valeur informative, ils pourront perdre leur valeur performative.
Les informations relatives à l’identité et au statut socioprofessionnel des intervenants sont de ces éléments dont la valeur varie selon la distance à laquelle le lecteur se trouve et le degré de connaissance qu’il a du pays de l’expéditeur. Leur nature paratextuelle, selon le terme proposé par Gérard Genette14, ne doit cependant pas laisser croire qu’elles seraient sans importance – bien au contraire. Par exemple, la mention d’une affiliation CNRS (France) ou d’une position directoriale (en entreprise, en université, au Canada, en Australie, etc.) sera sans doute lue par tous mais ne garantira le respect de la respectabilité ainsi affichée que dans la sphère d’action ou d’influence de l’institution ou de l’entreprise en question. Vue d’un autre continent ou lue par une personne qui l’ignorerait, la mention perd alors toute performativité (qui est ici l’injonction au respect) pour n’être qu’une information anodine.
Dans l’internet, beaucoup de présupposés et de sous-entendus des en-têtes et des signatures s’évanouissent. Qui s’entêterait (par quelle vanité ?) à faire valoir sa signature s’exposerait au ridicule. Ainsi, mentionner son statut ou son pedigree, voire le rappeler comme un argument pour asséner une assertion ou une critique risque d’être pris pour une tentative de réintroduire de la hiérarchie dans les discours. Le résultat attendu n’est pas garanti, loin de là. Les ignorants passeront outre sans le savoir, comme d’habitude, mais même ceux qui comprennent sont libres d’en tenir compte ou pas.
On apprend ainsi à ne plus se confondre avec sa fonction, à user d’un droit de parole théoriquement et techniquement égalitaire. C’est la qualité de la parole, peut-on croire, la validité du contenu du message, des informations apportées à la communauté et des idées proposées à la discussion qui produisent, progressivement, une respectabilité de certains intervenants.
Qu’une liste prenne un peu de bouteille et il y a toujours une vingtaine ou une trentaine de noms qui reviennent régulièrement et qui sont mémorisés par les centaines ou les milliers de lecteurs silencieux parce que leurs apports auront marqué l’histoire de la liste, voire les progrès personnels de chacun dans la connaissance ou la réflexion. Il arrivera souvent que ces personnes courriellement respectées le soient aussi localement, hors de la liste, mais pas toujours. J’en connais même qui ont déjà changé d’identité co-listière pour avoir les coudées plus franches : être un homme (ou une femme) de parole, libéré(e) de ses astreintes professionnelles. Cela a ses avantages vis-à-vis de la liste, on le comprend, mais aussi vis-à-vis du milieu professionnel qui pourrait ne pas apprécier certains propos un peu trop francs. Que les jeux de masque commencent ! Il y aura du changement dans le social et dans le psychologique à cause de cela. Pour certaines listes de courriel ou certains forums par le web, le gommage hiérarchique et le travestissement identitaire dont elles ont pris l’habitude doit amener plus de franchise et de réactivité dans les propos – cela pourrait aussi produire plus d’indifférence ou de propos inutiles puisque n’importe qui, on ne sait pas qui c’est, peut dire n’importe quoi. Pour d’autres listes et forums où l’on exige que l’identité ne soit pas travestie, le respect ou la contestation de la hiérarchie des identités professionnelles ou intellectuelles dépendra essentiellement de l’attitude verbale des uns et des autres, de la modestie et de la réserve des plus honorables. Il s’agit là d’un équilibre qu’un rien peut rompre et qui nécessite parfois plusieurs dizaines de messages pour être rétabli. Quelle liste, quel forum, quel site collectif n’a pas eu sa crise de légitimité et de pinaillage protocolaire ?
L’horizontalité virtuelle provoquée par les listes de discussion va donc bien au-delà de la verticalité bénéfique des listes de diffusion. Si la verticalité de la diffusion accélère et ouvre l’accès à l’information, à la connaissance et à l’autoformation permanente, l’horizontalité de la discussion permet de rejouer toutes ces connaissances à égalité simulée de parole, de piéger la désinformation médiatique et de déjouer la terreur des signatures et des titres qui castre traditionnellement le droit de parole.
Webographie
Sans trop me répéter ni prétendre faire un guide du web – il s’en trouve déjà de nombreux dans le commerce ou en ligne –, j’aborderai le domaine du web pour des considérations psychologiques et ontologiques qui voudraient rendre compte, même très partiellement, de l’état des comportements et de leur évolution depuis une dizaine d’années.
Outre les sites techniques (des fournisseurs, routeurs, serveurs, etc.), les sites institutionnels (ministères, administrations, etc.), les sites commerciaux (information sur les entreprises, magasins en ligne, etc.) et les sites des médias traditionnels (et de quelques nouveaux qui, quoique numériques, se comportent en apparence comme les autres), la nouveauté que le web apporte au monde depuis moins de dix ans réside encore plus dans les sites individuels, les sites associatifs et les sites communautaires.
En fait, tous les sites internet apportent depuis dix ans quelque chose de nouveau, puisqu’auparavant il n’y en avait pas du tout. Ainsi, pour moi qui réside au Japon, la possibilité de consultation de journaux en ligne, comme Le Monde, Libération, Le Nouvel Obs, etc., est un fait qui n’avait pas de précédent. Avant cela, il m’arrivait de lire un journal ou un magazine en passant à la bibliothèque universitaire ou à la médiathèque de l’Institut franco-japonais de Tokyo, mais c’était vraiment secondaire. J’avais souscris un abonnement à un hebdomadaire, mais avec les frais de port, ça faisait réfléchir… Rendons hommage aux Dernières Nouvelles d’Alsace qui fut le premier média français à proposer sur le web d’alors une version dont je ne sais pas si elle était complète mais qui le paraissait. Il y avait déjà des journaux québécois en ligne mais, comme on le lira en conclusion, j’étais alors peu francophonophile et m’intéressais assez peu aux nouvelles qui n’étaient pas hexagonales.
Un peu plus tard, ma première commande de livres par le web s’est faite dans l’excitation des choses nouvelles mais aussi dans la crainte que mon numéro de carte de crédit ne soit piraté, que les livres ne m’arrivent jamais, etc. Ils vinrent en un temps record et pour un coût dérisoire si l’on compare avec les marges très confortables que pratiquaient les librairies dites françaises de Tokyo pour des délais de deux à trois mois. D’autres commandes suivirent, mon anxiété diminua et mon plaisir augmenta d’autant. Pendant deux ou trois ans, j’étais à Tokyo parmi les seuls Français, vraiment une petite poignée, à faire confiance à l’internet, à lui croire un avenir et à m’en servir – alors qu’Américains et Anglais que je croisais n’en doutaient pas et en profitaient déjà beaucoup. Je prédis alors aux libraires d’avoir à devoir s’y mettre, ainsi qu’à mes collègues mais les formations à l’informatique que je proposais en français à l’Institut franco-japonais de Tokyo n’eurent jamais un franc succès. Il y eu des inscrits, des réguliers même, mais au fond la direction n’y croyait qu’à moitié et sa mission d’alors était plutôt de mettre des ordinateurs en libre-service dans la médiathèque. On croyait d’ailleurs assez peu à la formation des formateurs dans ce domaine. Cela n’arrivait visiblement pas qu’à Tokyo mais l’erreur du plan « Informatique pour tous » qui se reproduisait était amplifiée ici par l’incompétence des cadres – il faut être allé à l’étranger, dans les Instituts et les Ambassades pour rencontrer de ces spécimens d’incompétents que les administrations nationales ont envoyés très loin à seule fin d’avoir la paix et de fonctionner normalement pendant quelques années.
On voit déjà qu’en l’espace de deux ans, ma vie avait changé puisque je lisais plusieurs journaux, je pouvais m’intéresser à l’actualité littéraire et éditoriale en temps réel, plutôt que six mois après comme c’était le cas avant, et j’avais ajouté une flèche à mon arc professionnel. Ceci, rien qu’avec des sites web qui reproduisaient ou continuaient à une autre échelle une activité qui existait déjà auparavant mais que l’éloignement rendait inaccessible, créant souvent cette identité décalée voire totalement déconnectée des expatriés. En un sens, on peut dire qu’à ce moment-là, s’il n’y avait que cela à y faire, les Français de France n’avaient pas besoin de l’internet. Maintenant, c’est différent. Et quant à cette fameuse identité spéciale des expatriés, elle ne sera plus jamais si spéciale qu’elle l’était, pour peu qu’ils utilisent l’internet – et ils le font presque tous.
La frontière du nouveau n’a parfois aucun sens car aujourd’hui encore il me paraît nouveau de pouvoir, tout en restant chez moi alors qu’il pleut à seaux sur toute la côte Pacifique du Japon, lire tranquillement les « premiers chapitres » du Cahier Livres de Libération, passer commande d’un livre qui m’y est finement présenté et en informer mes amis de Paris qui ne connaissent pas encore cet auteur ! La vitesse d’accès aux informations signifie aussi la possibilité d’un retour paradoxal à la source : celui qui dispose d’un peu de temps pour faire de la veille internet dans son domaine a de fortes chances d’informer ses correspondants de ce qui se passe près de chez eux, indisponibles ou surinformés qu’ils sont. Cet effet boomerang commence à se faire sentir dans les médias, où des colonnes s’ouvrent au courriel des lecteurs, ainsi que dans les entreprises dont la direction délocalisée statue sur une situation macro-économique que ceux qui sont dedans ne voient pas – avec les effets pervers maintenant bien connus, comme ces décisions de dégraissage de personnel et de fermetures pures et simples, d’autant plus faciles à prendre que les gens sont loin et inconnus…
Mais lorsque je dis que la nouveauté « réside encore plus » dans les sites individuels, associatifs et communautaires, je veux parler à la fois d’une nouveauté dans le type de contenu et du fait nouveau d’y avoir accès. En effet, que l’on soit loin ou à côté de l’auteur, il n’était pas possible avant le web d’avoir accès à des textes « non-publiés », c’est-à-dire passés au travers d’une structure éditoriale qui a toujours exercé une censure par nécessité, tant sur la quantité que sur la qualité. Or, on ne devenait véritablement un auteur que lorsque l’on avait publié quelque chose… Autocensure et sens du poil sont les deux mamelles trop sucées de l’édition.
De plus, que les gens résident dans une même ville ou à des milliers de kilomètres les uns des autres, il n’était pas du tout possible d’obtenir que cinquante ou cent ou mille amateurs de littérature se rencontrent et dialoguent de façon quasi-permanente par quelque moyen que ce soit. La réunion de cellule politique, le colloque de spécialistes ou l’assemblée générale des membres d’une association sont les seules structures collectives préalablement existantes susceptibles d’être comparées à ce dont je parle. Mais elles ont généralement une périodicité définie (mensuelle ou annuelle, selon les cas, et n’ont de permanent ou de fréquent, au mieux, qu’un Bureau et un bulletin imprimé) et nécessitent des frais de transport et de logement pour une majorité des personnes qui y participent (alors que la connexion à l’internet, encore trop souvent payante, revient tout de même bien moins cher).
Ces considérations sur l’intérêt de l’internet ne visent pas à faire cesser les colloques et les réunions présentielles ni n’en prédisent une quelconque fin. Au contraire, en accélérant et en intensifiant les communications multilatérales, l’internet permet de mieux planifier et organiser ce genre de manifestations, d’en tenir informée la communauté concernée et de faire appel à elle pour divers besoins dans une mesure qui n’était pas imaginable auparavant. Les annonces, programmes et résumés en ligne préalables aux communications publiques en améliorent la réception tandis que les Actes et Rapports numériquement diffusés après les événements en assurent le succès, la pérennité et en élargissent le public. Sans parler des cas de plus en plus fréquents de diffusion sur le web de l’événement réel, en direct ou en différé, en audio ou en vidéo, qui en donnent de surcroît une dimension technologique propre à attirer un public plus large encore.
Cette double nouveauté essentielle s’amalgame progressivement à la simple nouveauté médiatique, au point que la nouvelle génération d’internautes trouve tout cela normal et se lance dans la création de page comme dans la navigation mondiale avec un naturel qui étonne les pionniers. Ainsi va le monde.
Alors que l’on peinait, il y a cinq ans seulement, pour avoir une « homepage » et s’en occuper en « faisant passer » des textes de copains, des protestations, des manifestes en copiant-collant des textes reçus par « e-mail » ou par la Poste, les gestionnaires de sites communautaires et associatifs d’aujourd’hui qui ont franchi le pas n’ont qu’à autoriser certaines personnes à se connecter sur un site avec un mot de passe pour qu’elles puissent y poster elles-mêmes n’importe quoi : textes, petites-annonces, photos ou enregistrements audio-vidéo. Ainsi Remue.net, autour de François Bon, Zazieweb ou Le Matricule des anges, font-ils la preuve que les intellectuels ne sont pas toujours des billes en technique !…
Pour une création de page web basique, dite « en html »15, il existe de nombreux logiciels gratuits qui permettent à tout un chacun de s’y mettre. Lorsqu’un document est ainsi composé sur un ordinateur local, il peut ensuite être déposé par simple copie dans l’espace public d’un serveur (si l’on dispose d’un compte allouant un espace-mémoire) ou d’un site web offrant gratuitement de mettre en ligne votre document moyennant une présence publicitaire plus ou moins discrète. Quelques heures suffisent et la répétition des mêmes actions pour créer d’autres pages ou actualiser celles déjà en ligne contribue à une rapide maîtrise du processus complet.
Cette entreprise simplissime et hyper-démocratique est cependant menacée de sérieuses entraves et complications dues à l’évolution du langage informatique. Outre les réelles améliorations visuelles et hypermédia qu’apportent les nouveaux langages de pages (shtml, php, etc.), il s’agit surtout d’une captation de liberté par une nouvelle caste technocratique de créateurs de sites et de webmasters qui entendent bien profiter de la manne des entreprises incapables de réaliser et d’actualiser leurs pages web en interne. Si l’on ajoute que les sites de référencement de pages, gratuits depuis l’apparition du web, commencent à devenir payants et menacent les sites amateurs d’être privés de visibilité dans le réseau, on comprend la tristesse des pionniers libertaires. « Struggle for life et bizness show ! », disait Higelin16…
Vocabulaire et termes concurrents
Afin d’en faire entendre le son et d’en user la matière, j’ai volontairement employé tous les termes en concurrence pour le courrier électronique et pour le web. Chacun pourra ainsi ressentir ce qui passe le mieux sous ses yeux et dans son oreille. Pour ma part, j’ai une nette préférence pour « courriel » et « web », mais puisque les différents mots existent, ils nous offrent aussi la possibilité de les varier selon le propos et la formulation – activité poétique naturelle.
Impossible cependant de faire la liste de tous les termes, plus ou moins populaires ou professionnels que l’informatique et l’internet ont déjà produits. Fortement mâtiné d’anglais, ce glossaire en expansion perd d’ailleurs autant de termes vieux de seulement trois ou quatre ans qu’il en gagne à mesure qu’une plus large population l’insémine de parlers techniques et d’élucubrations publicitaires. Ainsi de la mode des sites contenant deux « o » : Yahoo !, Wanadoo, Kelkoo, et tout…
Certaines implications syntaxiques, grammaticales ou symboliques offrent plus d’intérêt à la réflexion. L’« internet » doit-il prendre une majuscule ? Le « web » peut-il se mettre au pluriel lorsqu’il devient adjectif, comme dans « des pages webs » ? Vaut-il mieux traduire « homepage » par « page web » ou par « site web » ? Est-ce qu’on cherche, est-ce qu’on lit, est-ce qu’on regarde « dans », « sur » ou « par » le web ou l’internet ? Est-il bien supportable de « tchéquer ses emails » ? Dans « mon email est en panne », la recatégorisation (du message unitaire au logiciel qui les contient et les gère) est-elle acceptable ?
À défaut de pouvoir répondre à ces questions, je me suis amusé à interroger Google, un « moteur de recherche », au sujet de quelques termes courants. Les résultats fournis le 7 octobre 2001 sont en nombre d’occurrences contenues dans l’ensemble des pages web(s ?) en français :
Dans Internet : 22800
Dans l’internet : 11400
Dans le web : 8260
Document web : 1080
Documents web : 2660
Homepage : 333000
Page Internet : 8600
Page ouaibe : 910
Page web : 103000
Pages Internet : 10800
Pages web : 76800
Pages webs : 2560
Par Internet : 128000
Par l’internet : 11700
Par le web : 18800
Site internet : 405000
Site ouaibe : 1590
Site web : 632000
Sites internet : 198000
Sites internets : 2090
Sites web : 328000
Sites webs : 8450
Sur Internet : 184000
Sur l’internet : 103000
Sur le web : 152000
On constate que l’anglicisme « homepage » est largement doublé par le « site web », tandis que « page web » est loin derrière. L’usage d’adjectifs au pluriel est très faible, soit par imitation de l’anglais soit par sensation d’invariabilité proche de l’adverbe. Le tiercé dans l’ordre « sur », « par », « dans » assimile mentalement l’internet à une surface, en accord avec le « surf » et la « navigation » que file la métaphore, plutôt qu’à un recours, un passage (par) ou à un volume doté d’une intériorité (dans).
L’interrogation sur la majuscule de l’internet ne peut trouver de réponse avec un moteur de recherche car les résultats ne tiennent pas compte de la casse demandée. Dans un récent article de Libération, Florent Latrive17 montrait clairement les enjeux symboliques que ce « I » contient. L’Académie française qui a opté pour le « i » minuscule dès 1999 a été ralliée par le sociologue Philippe Breton18 qui dénonce le « culte de l’Internet » : « C’est un outil, comme une bêche. On ne met pas de majuscule à une bêche », comme par Philippe Renard, inventeur du terme « logiciel » en 1970. Dans l’autre camp, on argue de l’unicité du réseau, comme dans le cas des Jeux olympiques, de son opposition à « l’intranet » et surtout de l’Internet comme un nom géographique. La plupart des dictionnaires enregistrent les deux formes, prudemment.
Faut-il laisser faire l’usage, au risque de voir des monstruosités lexicales ou syntaxiques se produire, à l’instar du « tchéquer ses emails » que beaucoup d’informaticiens emploient ? Faut-il décider et tenter d’imposer des termes normalisés, au moins à l’administration nationale, comme ce fut le cas pour le célèbre et très contesté « mél » ? Mais rien ne sert de rester buridanesquement entre deux seaux. En fait, le panachage des deux options est déjà en cours et nombreux sont ceux (moi, par exemple) qui emploient sans vergogne des expressions jugées « opposées » au nom de je ne sais quelle guerre terminologique – et qui ne sont que concurrents.
Les termes liés au courrier électronique et aux listes de distribution (discussion ou diffusion) ont déjà été commentés mais il n’a pas encore été question de la concurrence entre les termes désignant les… personnes. Sont-ils « membres » ? On m’a demandé parfois s’il fallait payer pour s’inscrire à Litor…. Ou « abonnés » ? Ce qui suppose une certaine régularité des envois… Ou « inscrits » ? Un peu scolaire, non ? Ou « participants » ? Mais il faudrait alors qu’ils participent tous… J’ai opté pour co-listiers qui me paraît rappeler précisément le statut « co-»opératif de la « liste ». On fait comme on veut. L’important, c’est d’y réfléchir. Il y a finalement peu d’enjeux symboliques ou sociologiques dans ces choix-ci. Le problème est plutôt au niveau de la gêne ressentie par les co-listiers au moment d’écrire un message (Cf. p. 50).
Copyright
À ce propos, j’ai plein de poèmes que j’ai appris par cœur dans ma tête et il m’arrive de me les réciter par cœur et même parfois à des amis…
Suis-je dans l’illégalité ?
Blaise Rosnay, sur Litor, le 7 juin 2001
Le problème des droits est un casse-tête. Je ne parlerai pas ici de Napster et du MP3, car c’est un sujet que je ne connais pas. Je traite de pages web littéraires non-lucratives et à caractère prescriptif.
Tous ceux qui entrent dans la spirale des droits sans réfléchir sont des imbéciles auxquels on devra une éventuelle catastrophe, qui n’est encore ni visible ni certaine – comme les va-t-en-guerre de 40, je ne plaisante pas, qui poussaient toute une jeunesse à cheval, sabre au clair, vers les chars et les mitrailleuses ennemis.
Dans l’idée de tarification de toute citation, il y a une menace pour la liberté de penser et de créer. Le déni de gratuité ou d’accord gracieux qui découle de la patrimonialisation galopante met en danger jusqu’aux simples relations humaines. Plus qu’une mise en coupe réglée de toute inscription de pensée et de sensation, c’est avant tout une trahison des derniers défenseurs de la pensée libre. Que des banquiers, des financiers, des industriels le demandent, c’est dans l’ordre des choses. C’est leur jeu. Mais que des éditeurs y viennent, que des institutions publiques, musées, bibliothèques, universités, instituts de mémoire, ou académies s’y mettent, c’est là qu’est la trahison ! Et que dire de ces familles qui attaquent tous azimuts dès qu’on sort un poème de leur aïeul, dès qu’on lui dérange une mèche : pitoyable !
Deux cas webologiques.
Ah, vous n’avez pas su ? Des dizaines de textes d’auteurs dont presque personne ne se souciait, sauf quelques spécialistes, quelques amateurs de bizarre, plutôt courts, poussiéreux, parfois cocasses, mis gracieusement en ligne par la bibliothèque municipale de Lisieux ont dû être retirés à la suite d’une plainte :
« (05.VII.00) : Pour faire suite à une demande d’une société de gestion de droits d’auteurs et dans le but de ne pas léser de leurs droits patrimoniaux d’éventuels héritiers d’auteurs, en application des articles L 123-1 nouveau, 123-8, 123-9 et 123-10 du Code de la propriété intellectuelle un certain nombre de textes d’auteurs, à tort réputés du domaine public, ont été retirés du catalogue de la Bibliothèque électronique de Lisieux (voir la liste). »
Suit une liste de 18 auteurs, tous morts depuis au moins trois-quarts de siècle et presque tous inconnus du grand public. Vous connaissez Ernest Lavisse, vous ? Et Georges Eekhoud, Henri Beauclair ? Non ? Vous avez tort, ils sont intéressants. Mais vous ne risquez pas de les connaître, puisque leurs textes ont été retirés du site. Peut-être que si vous aviez pu en lire une nouvelle, une petite poésie, ça vous aurait intéressé et vous seriez allé en chercher un volume à la librairie ou à la bibliothèque. Mais là, aucun risque.
Et tout ça pour une demande d’une société de gestion de droits d’auteurs. Quelle puissance ! Quel pouvoir ! Tel un Zeus post-moderne, l’huissier brandit son Éclair en forme de téléphone-fax et vous envoie un coup de semonce. « Si pas obéir, casquer ! La loi est de mon côté ! (C’est normal, je l’ai écrite pendant que vous rêvassiez à vos chers auteurs…) »
Le responsable du site de la bml, qui n’a pas le choix, précise tout de même que ce « principe de précaution systématique » est « quelque peu stupide » et rappelle la règle. Retenez bien : « ne seront sélectionnés que les auteurs réputés morts depuis 86 ans [(70 ans + 1 an = art. L123-1) + (6 ans + xxx jours = art. L123-8) + (8 ans + xxx jours = art. L123-9)]. » Merci, en tout cas, Olivier Bogros19, pour ce grand moment d’humour fin-de-millénaire. Lorsque des anthropologues du XXVe siècle se pencheront sur nous, ils vont bien se marrer (si l’on se marre encore au XXVe siècle – quoi qu’il en soit, je les salue au passage !)
Plus récemment, un site individuel, qui ne génère aucun revenu pour son créateur (qui lui coûterait plutôt du temps – bénévol@t, disions-nous) et qui affichait quelques malheureuses photos de Louis-Ferdinand Céline a été sauvagement attaqué par l’imec. Il n’y a pas d’autre mot que « sauvagement » car c’est sans aucune aménité que l’Institut où Duras et Robbe-Grillet ont légué leurs manuscrits en toute confiance (eux, si a-moraux, contestataires, révoltés en d’autres temps pas si lointains… Alain, il est encore temps de les retirer !), dirigé par de tranquilles universitaires, croit-on, a fait parvenir à David Desvérité, créateur bénévole du site Céline, une mise en demeure par un cabinet d’huissier20. Il s’en explique sur le site :
« Étant dans l’impossibilité de régler la facture de 9 389,50 francs TTC/an réclamée par l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine pour la reproduction de 13 photographies appartenant aux collections Duverger et Destouches/Gibault, je me vois contraint de retirer ces photographies du site. »
Suit le détail de la valeur annuelle de chaque cliché (calculée comment ?). Consternant !
Ici la réflexion morale et intellectuelle doit absolument revenir sur les lois. Quand les lois sont iniques, il faut les retirer ! Faut-il en redevenir proudhonien et crier que « la loi, c’est le vol » ? Moi, je ne le souhaite pas. Mais je récuse les valeurs morales dont ces lois sur la propriété intellectuelle se réclament. Au-delà même de la récusation, qui est un événement individuel dont tout le monde se moque jusqu’à ce qu’il devienne collectif – ce qui peut toujours se faire, en démocratie –, au-delà de cette récusation donc, j’exhorte le lecteur à prendre conscience du fait que la loi est aussi un milieu du vivant qui nécessite d’être vivable. Comme l’excès de chaleur ou l’excès d’alcool, comme le manque d’air respirable ou le manque d’argent, l’absence ou l’excès de loi produisent des conditions invivables du milieu social.
Suivant, dit-on, le modèle américain, notre société est saturée de lois et elle continue d’en produire de nouvelles de façon permanente. Ceci, qui en soi n’est pas mauvais, n’est ni mauvais ni bon tant qu’on n’entre pas dans le détail de ce qui est promulgué, devient pathogène lorsque la loi excède le droit moral sur lequel elle se fonde, ou lorsque la quantité de lois excède la capacité des citoyens à en prendre connaissance (nul n’est censé ignorer la loi, dit-on ; oui, sauf si la loi ignore (ou fait mine d’ignorer) que sont en elle les causes de notre ignorance : rappeler ses droits en français à un non-francophone ou renvoyer un analphabète à la lecture du code, voici deux situations où la loi, dans son principe même, est prise en tort ; l’administration avait bien compris ce danger et l’accès internet au Journal officiel et à toutes les décisions officielles a été une des priorités du développement web des Ministères et des institutions publiques).
Or il me semble que l’usage de documents à titre non-lucratif dans une entreprise d’information en réseau qui a pour effet secondaire d’inciter à l’acquisition d’ouvrages dans le cadre des lois commerciales en vigueur, qui rapporte donc aux auteurs desdits ouvrages, aux héritiers, aux ayants droit et aux ayants cause est un droit moral qui devrait être reconnu d’utilité publique et imprescriptible. D’où mon désaccord, personnel, lorsqu’un site individuel, sous le régime de ce que j’appelle le bénévol@t, affiche des publicités qui génèrent un revenu pour l’auteur des documents – et l’obligation, en ce cas, de se conformer aux lois générales sur la propriété intellectuelle.
Il se trouve que ce cas d’un usage de documents à titre non-lucratif dans une entreprise d’information en réseau à effet prescripteur libre est nouveau. À l’échelle où il est pratiqué aujourd’hui, il mériterait, de la part des juristes et des autorités, une attention autre que la considération délictueuse à laquelle ils sont contraints par les plaignants.
Il en va de même dans le cadre plus restreint des chercheurs où les échanges de textes numérisés n’ont pas été statués. N’importe qui peut saisir lui-même n’importe quoi (avec son petit scanner, son logiciel ocr, et son correcteur orthographique). François Bon faisait remarquer récemment, via la liste Remue.net dont il s’occupe, que certains textes classiques existaient sur le web en plusieurs versions, plus ou moins copiées les unes sur les autres, plus ou moins fautives et le plus souvent sans indication de source utilisée : une pièce de Racine ou un conte de Voltaire, par exemple, ont plusieurs éditions de référence très variables et nier ces différences revient à gommer la qualité du texte. L’an dernier, j’ai utilisé Aurélia, de Gérard de Nerval, dans un cours. Si l’on en reste aux différents états du texte disponibles dans l’internet, on n’y comprend rien ! En particulier au sujet de ces lettres, oui ou non insérées par l’auteur à la fin de l’œuvre ; ou pour savoir s’il y a deux parties ou pas… On me dira que c’est un cas particulier, mais des cas particuliers comme celui-ci, il y en a plein la littérature !
Bien d’autres problèmes de droit liés à l’internet et à la littérature seraient à traiter : rentabilité d’une auto-édition sans maison d’édition, dépôt légal d’œuvres numériques et de sites web, propriété des œuvres numériques collectives, valeur de la copie numérique, valeur de la critique en ligne, droit moral de descendants d’auteurs sur la réécriture, la parodie, la continuation d’œuvres anciennes, droit d’enregistrement privé ou à but éducatif d’émissions de radio ou de télévision reçues par l’internet, validation universitaire de travaux édités numériquement… La lecture du journal nous en apporte le témoignage chaque semaine, par des affaires qui ne sont pas toujours en relation avec la littérature mais qui peuvent très bien s’y appliquer. Il est donc temps, au sein du Forum des droits de l’Internet21 ou ailleurs, de demander que tous les acteurs du champ littéraire et éditorial s’interrogent sur leurs pratiques textuelles, scientifiques (pour ceux qui prétendent en avoir), documentaires et commerciales. Que ceux qui numérisent le fassent correctement et spécifient ce qu’ils procurent. Que ceux qui ont mission de conservation et de mise à disposition prennent entièrement la mesure de leur tâche et l’effectuent, comme la BnF semble être en voie de le faire22. Que les droits des lecteurs, auditeurs, spectateurs et internautes soient clairement établis, en réelle concertation, car rien n’est moins démocratique que les non-lois non-écrites par des autorités sourdes.
Combien de peintres, de poètes ont vomi la société, ont stigmatisé cette rapacité de ceux qui sont dans leur bon droit après l’avoir fait écrire, ont démissionné devant l’inertie de pouvoirs publics sans pouvoir ou sans vision ! Comme Blaise Rosnay, je crains qu’aujourd’hui la loi et la technologie, alliées post-modernes de la recherche du gain mondialisé, ne réussissent un jour à me faire payer jusqu’à mes pensées et l’air que je respire.
Bientôt peut-être, si l’on ne s’y oppose pas, tout créateur d’un quelconque contenu sur le web devra se conformer à toutes les lois de tous les pays où le réseau est accessible – sinon : payer ou prison.
S’il vous plaît, l’Afghanistan et la Corée du Nord, ne vous connectez pas !
1 Voir déjà ce qui est possible à l’adresse : http://www.service-public.fr/
2 Netcourrier est, à ma connaissance, l’un des premiers à avoir proposé ce service (gratuit). Par un site web francophone, un compte de courrier électronique peut être ouvert, à partir duquel le courrier d’une ou plusieurs autres adresses peut être ramassé (à condition d’en connaître les paramètres et le mot de passe). Il est également possible de consulter son courrier par minitel ou par téléphone (une machine à fréquence vocale vous lit les messages écrits !) Cf. www.netcourrier.com
3 Sous toute réserve, il semble que groupe de discussion soit maintenant utilisé pour désigner les forums, qui ne fonctionnent ni par le courrier électronique ni par le web mais par un autre réseau, nommé Usenet et que la plupart des logiciels de navigation nomment newsgroups. La faible utilisation de ce réseau, pourtant pratique, entraîne que certains forums, stricto sensu, sont en double version, forum et web, tandis que le mot forum est employé à tort et à travers pour des pages web, des listes, voire des chat-rooms… La CNIL parle, elle, des « espaces de discussion » pour qualifier les forums (y englobant peut-être les listes, je n’en suis pas certain, Cf. www.cnil.fr).
4 Définition donnée sur le site de Francopholiste, portail des listes de diffusion francophones (c’est nous qui soulignons).
Cf. www.francopholistes.com/espaces/visiteguidee.shtml
5 Voir : http://www.traduc.org/discussion.html
6 Voir le site Mégagiciel à l’adresse : http://www.megagiciel.com/listes/
7 Et ne fait ainsi que transporter sur les nouveaux médias ce qui était la raison d’être des anciens, avec le risque que certains n’envisagent les nouveaux médias que comme une variante contemporaine des anciens (merci à monsieur de La Palisse !) en prenant bien soin d’éviter les fonctionnalités nouvelles qui font justement que ces nouveaux médias sont non seulement nouveaux dans le temps mais aussi révolutionnaires, au sens où ils modifient profondément le principe même des médias.
8 C’est nous qui soulignons. Voir http://www.fabula.org/actualites/article2084.php
On précise ailleurs que : « Dramatica est le fruit d’un partenariat entre le Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre de l’Université Paris IV Paris-Sorbonne, dirigé par Georges Forestier, et Fabula, portail des études littéraires et centre de recherche sur la théorie de la fiction, dirigé par Alexandre Gefen. », ce qui est déjà plus syntaxiquement correct.
On trouve même la coquille « listes de discution », parmi bien d’autres, c’est dire qu’il y a de l’empressement à rédiger (Cf. http://www.fabula.org/listes/dramatica/). Cette faute, qui vient du fait que le verbe discuter s’écrit avec un « t », est d’ailleurs attestée – c’est surprenant – plus de 250 fois par Google (www.google.com) dans le web francophone. La coquille « discusion » a également une trentaine d’occurrences. Nous reviendrons sur ces libertés orthographiques.
9 Moteur de recherche est la traduction de search engine, terme lui aussi ambigu. Explicitement, il faudrait dire quelque chose comme : « site internet dédié à la recherche et la consultation de documents par interrogation d’une base de donnée ». Le site internet et la base de données renvoient (trop) allusivement à des entreprises multinationales (Altavista, Google, Fast), dont certaines sont aujourd’hui côtées en bourse et qui produisent des index avec une matière première qui est la copie des contenus lexicaux de millions de pages web. À différencier des sites qui proposent un index constitué seulement de titres, de résumés ou de mots-clés relatifs à des pages web (non intégralement indexées), ce qui est le cas de Yahoo, même si cette multinationale est, elle aussi et abusivement, nommée « moteur de recherche » dans bien des cas.
10 Les historiens de l’internet francophone ne manqueront pas de relever que des institutions fières de leur archaïsme jusque dans les années 90, prêtes à mourir dans un dernier carré plutôt que de passer au numérique, se sont soudainement converties à l’internet au tournant du millénaire. Ainsi en est-il de la Sorbonne et de l’Académie française, alors que Jussieu avait de nombreux sites web depuis la naissance de l’internet ou que certaines éditions du dictionnaire de l’Académie française étaient consultables depuis le 1993 sur le site du projet ARTFL de l’université de Chicago.
Cf. http://humanities.uchicago.edu/pubs/
11 C’est nous qui soulignons. Voir http://www.er.uqam.ca/nobel/r22256/queatre.html
12 Notons que cette interopérabilité des logiciels de courrier électronique et de navigation web (aussi nommée abusivement compatibilité ou transparence) est facilitée par la fourniture d’ensembles logiciels provenant d’un même fabricant. C’est le cas de Microsoft et de son environnement Windows, qui fournit à l’achat du matériel le navigateur Internet Explorer et le logiciel de courrier Outlook. Malheureusement, c’est aussi de cette interopérabilité automatisée et rendue invisible pour le profane dont profitent largement les virus informatiques pour contaminer les ordinateurs.
13 C’est nous qui soulignons. Voir http://www.sigu7.jussieu.fr/discussion.html
14 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes, 1981, et Seuils, 1987, aux éditions du Seuil.
15 Hypertext Mark-up Language, le langage de base des documents web contient notamment des fonctions de mise en page de texte, de création de tableaux, d’insertion d’image, de variation des couleurs de texte et de fond d’écran ainsi que la fonction de création de lien destiné à être cliqué pour ouvrir la page visée. La préparation se fait soit par l’écriture des codes, soit par leur insertion au moyen de listes de choix, soit, de façon plus pratique encore, par sélection de boutons en vision directe des actions effectuées (c’est le cas du module Composer présent dans toutes les versions du logiciel de navigation Netscape).
16 Jacques Higelin, « Paris-New York, N. Y. Paris », in BBH75, 1974.
17 Florent Latrive, « La Majuscule sied-elle au réseau ? », Libération du 3 septembre 2001.
18 Philippe Breton, Le Culte de l’Internet, Éditions La Découverte, 2000.
19 Olivier Bogros est responsable du site internet de la Bibliothèque municipale de Lisieux. Le site dispose encore de nombreux textes passionnants et la saisie mensuelle continue de nous procurer de subtils plaisirs de lecture. Cf. http://www.bmlisieux.com/
20 Lire l’article de Marc Laudelout (http://perso.infonie.fr/garp01/imec1.htm) qui conclut : « Fric first, comme l’eût dit Céline. » Cela n’empêche pas de consulter le site qui reste une référence sur l’auteur de Guignol’s band, à l’adresse :
http://perso.infonie.fr/garp01/index2.htm
Adresse de l’IMEC : http://www.imec-archives.com/
21 Cf. www.forum%20internet.org
22 On me rapporte par ailleurs que l’IMEC, encore lui, refuserait l’accès d’archives à certains chercheurs sous le prétexte qu’il n’y a pas assez de personnel pour inventorier les contenus des dépôts. Pourtant des travaux importants sont publiés par les membres-mêmes de l’IMEC. Est-ce à dire que les dépôts qui leur sont confiés leur sont aussi réservés ? À quelles conditions non-écrites un chercheur peut-il y accéder aussi ? Quelle tutelle exerce quelle surveillance sur ces pratiques ? Je pose des questions. Messieurs-Dames de l’IMEC qui êtes des intellectuels de grande valeur, reprenez-vous ! Ne me sortez pas votre Journal officiel, je l’ai déjà vu. Mais regardez au-delà ! Le monde que vous êtes en train de faire advenir… Et finissez votre travail !
Tags : 2002, coll. écritures électroniques, PUF, Rebollar Patrick
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