Errances diverses et illusions partagées
Alors, j’essaie de finir et de commencer. J’essaie de dire ce que j’ai pu finir et ce que j’ai pu commencer. Comme ça se bouscule, je n’arrive pas à tenir à jour et ça m’énerve.
Cette semaine, ça a été l’enfer. Enfin, pas l’enfer au sens de la pénibilité, comme on dit dans les médias à propos des maladies et des suicides au travail — je ne plaisanterais pas avec ça. Mais l’enfer au sens où je n’ai pas eu une minute tranquille : tout s’est enquillé sans temps mort, pour ainsi dire, depuis mardi jusqu’à ce soir. Et même ce qui n’était pas prévu. Outre les cours, que je savais avoir, devoir préparer, et les moments de discussion avec mon chef, que j’avais sollicités pour des projets à mettre en route, je n’avais pas prévu que David m’appellerait mardi pour l’accompagner tenter de faire réparer son dinosauresque G5 au Genius Bar Mac de Sakae, d’où, pendant que j’attendais, j’ai appelé Sophie qui m’a proposé de me joindre à elle et à Morvan pour dîner le lendemain au Paragon de Motoyama — où nous avons passé de très agréables moments, donc, mercredi soir ; ni qu’ayant ramené son ordinateur qui semblait marcher de nouveau — ce qui ne m’empêcha pas, durant le retour en voiture, de prodiguer à David le conseil de mettre en service fissa le portable acheté au printemps et encore dans sa boîte pour y transférer le maximum de données avant que l’autre ne clamse —, David me demanderait jeudi midi de retourner à Sakae après les cours, la mort clinique du Mac étant cette fois quasi certaine. Et quand nous y fûmes, David cette fois résigné mais calme parce qu’il avait tout de même sauvé toutes ses données, je repris mon téléphone pendant l’auscultation et reçus consécutivement deux mauvaises nouvelles : le cours de l’Alliance qui n’ouvrirait pas cet automne faute d’inscrits, ce qui me fut annoncé par le directeur avec l’amicale promesse de le reproposer au trimestre suivant, puis T., qui se dirigeait vers la Tour de Tokyo rose ce soir, comme il y a un an tout juste, et qui m’annonçait qu’elle venait de trouver à la fac où elle était allée donner cours une annonce pour un colloque sur les Mazarinades dans une autre fac ce samedi, colloque dont on avait pris soin de ne pas la prévenir directement et d’où je sors, précisément.
Enfermé dans cette journée de peu de poids pour nos études, mais où il fallait être témoin, je repensais aux vastes espaces de l’été…
Les pâles pertes de vue sur les côtes, Cap Fréhel, Pointe du Raz…
Le ponton de Roscoff qui n’en finit pas, pour les navettes de Batz à marée basse…
L’heure de soir orangé qui tombe sur un banc de Concarneau, avant la cotriade d’Armande…
L’immense dégradé d’azurs que pointent pour nous les pierres de Carnac…
Sous les chaussures lacées haut, la terre humide, meuble au pied du Puy de Sancy…
Et tout en haut, les crêtes venteuses et suffocantes, oui, j’y étais à nouveau.
Ce que j’ai fini, aussi, c’est, à regret, le reprenant même du début hier, au centre de sport, sur mon vélo statique et sudatoire, c’est l’Equatoria de Patrick Deville. Un grandiose mobile panoramique de l’Afrique, les pièces finement rattachées les unes aux autres, du XIXe au XXIe siècle, des explorateurs aux post-colonisés, errances diverses et illusions partagées, toujours écrasées par les intérêts stratégiques et économiques — d’où le post-exotisme en filigrane…
Ce que j’ai commencé, dans le shinkansen, hier aussi, après le sport et le déjeuner, et qui m’a tenu en éveil à ma grande surprise, par précisions descriptives et subtilités temporelles, c’est La Vérité sur Marie…
« On ne sait trop si on admire ces hommes, Brazza ou Savimbi, Stanley ou Guevara. On les envie un peu, oui. D’avoir cru qu’il était possible de contraindre l’Histoire en marchant droit devant soi au milieu de la forêt. On éprouve moins de respect spontané à l’égard des sédentaires. On a tort sans doute. La sagesse doit être de cultiver son jardin. De classer sa bibliothèque. On aimerait pouvoir les détester, ces fauteurs de troubles brûlés d’inquiétude. On n’y parvient pas vraiment.
Ces hommes auront rêvé d’être plus grands qu’eux-mêmes, ils auront semé le désordre et la désolation autour d’eux, couvert leurs entreprises aventureuses du nom des idéologies du temps, s’emparant de celle qui est à leur portée comme d’un flambeau, l’exploration, la colonisation, la décolonisation, la libération des peuples, le communisme, l’aide humanitaire… Peut-être vaut-il mieux ne faire que passer, ne se mêler de rien, aimer la curieuse vie des hommes et leur foutre la paix, observer les bouées et les balises de la navigation savamment disposées.» (Patrick Deville, Equatoria, p. 304)
« Plus tard, en repensant aux heures sombres de cette nuit caniculaire, je me suis rendu compte que nous avions fait l’amour au même moment, Marie et moi, mais pas ensemble.
À une certaine heure de cette nuit — c’était les premières chaleurs de l’année, elles étaient survenues brutalement, trois jours de suite à 38° C dans la région parisienne, et la température ne descendant jamais sous les 30° C —, Marie et moi faisions l’amour à Paris dans des appartements distants à vol d’oiseau d’à peine un kilomètre. Nous ne pouvions évidemment pas imaginer en début de soirée, ni plus tard, ni à aucun moment, c’était tout simplement inimaginable, que nous nous verrions cette nuit-là, qu’avant le lever du jour nous serions ensemble, et même que nous nous étreindrions brièvement dans le couloir sombre et bouleversé de notre appartement.» (Jean-Philippe Toussaint, La Vérité sur Marie, Paris : Minuit, 2009, p. 11 — première phrase : deux allers-retours temporels pour une synchronie ; deuxième phrase : tropisme chaleurs & amour, donc synchronie + syntopie = symbiose ; troisième phrase : moments futurs proches dans le passé, envisagés d’un futur plus lointain ; en bref, vous ne connaissez encore rien du sujet et vous vous faites déjà balader ; j’en connais qui ne supportent pas, moi j’adore…)
Tags : Deville Patrick, Toussaint Jean-Philippe, Volodine Antoine
Publié dans le JLR
La Vérité sur Marie, le point culminant des précisions descriptives est à mon avis,le voyage du cheval en avion. Depuis que je l’ai lu, il m’obsède.
Je n’y suis pas encore mais j’en ai entendu la lecture par l’auteur dans l’Atelier littéraire du 27 septembre…
J’ai déjà cédé à « L’Incendie du Hilton », je vais être obligé de m’enfoncer dans les forêts d' »Équatoria ».
Je déroge à mes bouderies de rentrée littéraire ! Ce que c’est que de lire les maîtres qui nous ont précédé dans l’art de bloguer.
On se souviendra de vos nostalgies estivales et bretonnes.
À peine une dérogation, cher Grapheus Tis, puisque l’Equatoria n’est pas de cette rentrée !
Vous ne le regretterez pas, je pense. Vous nous direz.
j’ai adoré encore plus que je ne pouvais l’imaginer « La vérité sur Marie ». Avec le plaisir supplémentaire (et gratuit) d’avoir lu un livre dont j’aurais commandé moi-même à l’auteur d’y inclure deux de mes passions : l’équitation et le Japon. N’aurais jamais pu imaginer le résultat, au-delà de toute espérance. Comment pourriez-vous me « démontrer » le talent de son écriture, que je ressens sans savoir l’analyser ? Merci pour votre blog passionnant.