Quand un trait de génie me traverse
Une semaine déjà que nous sommes rentrés, que — déjà ! — cet incroyable mois de vacances s’est achevé. Et c’est comme si le temps banalisé du domicile et du bureau filait invisiblement sous nos yeux, nos yeux qui cherchaient encore le relief, le remarquable, le rare des lieux et des rencontres.
Sur ce dernier point, je suis à la fois heureux des revoyures qui ont pu avoir lieu et frustré de tous les rendez-vous qui n’ont pas abouti. Pour un ami vu, cinq ou six ont été comme éliminés, écartés, zappés, soit par un message d’excuses contrites et circonstanciées, soit parce qu’ils ne savaient même pas que j’étais de passage.
Tenant compte du peu de jours que nous avions en région parisienne et du temps requis par les obligations familiales (j’ai dit requis, pas perdu), je n’ai pu retrouver que Christine, de Lignes de fuite, rue Soufflot, avant notre périple breton, Henri Béhar et famille, à Carnac, Michel Bernard et famille, à Paris, Jean-Philippe Toussaint, au Sélect, Antoine Volodine, dans un restaurant boulevard Saint-Germain, et enfin, d’un coup d’un seul, au déjeuner du dernier dimanche, organisé à partir d’une invitation Facebook, Cécile, Marielle Anselmo, Laure Limongi et Alexandre Gefen et fils (d’autres auraient pu venir…).
Et si je ne peux faire la liste culpabilisante de tous les laissés pour compte, j’adresse ici une exhortation les mains jointes à Nicole, l’amie de trente ans à laquelle je ne me voyais décemment pas proposer une pauvre heure à la terrasse d’un café. Partie remise.
Quant aux rencontres livresques, elles sont peu nombreuses. Intempestives, quoique. Pour réduire l’encombrement, je n’en avais emporté aucun avec moi — sans doute la première fois de ma vie qu’il n’y avait pas au moins deux ou trois romans dans mon barda ! Même quand, permissionnaire en 1985, je m’étais fait dépouiller un soir devant la gare de Marseille, j’avais pu garder le folio de Salammbô, qui n’intéressait guère les crapules et que j’ai continué à lire dans le train de retour, après que mon père, à Paris, en avait eu payé le montant…
En revanche, nous avions plus de trois kilos de littérature géo-touristique : le guide Michelin, des cartes routières et de randonnée.
C’est à la réception de l’hôtel de France de Douarnenez le 23 août, après discussion avec la patronne, que j’ai acheté le premier livre de cet été. Une Nuit avec Obama / Chicago – Douarnenez, de Marc Ruscart, Éditions du Gland d’or, n° 103/300. Beaucoup plus tard, au château de Chantilly, je craque pour La Galerie de Psyché, Éditions Nicolas Chaudun, un petit album qui reprend la superbe série de vitraux du château, avec un texte de Marie Desplechin. Et puis, au déjeuner Facebook du 13 septembre, Laure m’offre Les Souffleuses de Béatrice Cussol, chez Léo Scheer, collection Laureli, donc. Tout le monde l’avait feuilleté, en attendant les plats. Ça décoiffait… Dès le lendemain, le vice revenait. N’ayant pu passer chez Minuit le vendredi, pour cause de bouchon au retour d’Étampes, ce sont mes pieds bien plus que ma tête qui nous y ont menés la veille du retour au Japon. T. était avec moi, nous sortions de chez Vagenende et nous marchions pour digérer, la tête encore pleine de conversations post-exotiques, quand, arrivés rue de Rennes, je m’exclamai classiquement : « Mais bon sang, mais c’est bien sûr !…». Car le jeudi précédent, Jean-Philippe m’avait averti que l’édition originale de sa Vérité sur Marie m’y attendait. C’est un jeu entre nous, je demande toujours le numéro 8. Quand je demande.
Alors on y est. On monte l’escalier étroit. Pour T., c’est la première fois. Mais comme elle est dix-septiémiste, Minuit ne l’impressionne guère… Je retrouve la bonhommie de Monsieur C., nous discutons de la maison depuis mon précédent passage pour La Mélancolie de Zidane, en 2006. Mon Toussaint nouveau est là, le 8 évidemment. J’allais le payer quand un trait de génie me traverse. Je demande, l’air dégagé, s’il reste des éditions originales des Volodine. Oui, il en reste. De chaque ? Oui, de chaque, et même des petits numéros. Les prix sont tout à fait raisonnables — d’ailleurs, tout le monde peut y aller, il suffit de téléphoner avant pour vérifier la disponibilité de ce qu’on veut et annoncer quand on passera. Pour chaque, je demande le 8 ou un plus petit numéro. Après deux allers-retours à la cave, d’où une secrétaire remonte les livres mais qui reste interdite au public, je n’ai plus qu’à signer un chèque de 250 euros pour mes 5 éditions originales que je devrai découper et dont le papier ne jaunira pas.
Maintenant, j’ai même le n° 1 du Nom des singes, à moins que ce soit Lisbonne, dernière marge ou Le Port intérieur… Je ne sais plus parce que je les ai laissés à Paris jusqu’à mon prochain voyage, à cause du poids. En revanche, le n° 8 d’Alto Solo est devant moi et nous allons bientôt, T. et moi, en faire la lecture bilingue à haute voix…
Voilà toutes mes aventures livresques de l’été.
« En 1913, les chantiers navals de Papenburg présentent au Kaiser les plans d’un bâtiment de guerre entièrement démontable de près de soixante-dix mètres. Les huit cents tonnes de morceaux divers sont réparties en cinq mille caisses et quittent le port de Hambourg pour celui de Dar Es-Salaam. La construction de la voie ferrée a pris du retard. Manquent trois cents kilomètres sur les mille cinq cents qui séparent le lac Tanganyika de l’océan Indien. La guerre approche. Cinq mille porteurs, peut-être peu conscients des risques qu’encourt l’Empire, trimbaleront les caisses sur leur tête. Le montage du mastodonte, boulon par boulon, commence au printemps de 1914. Le Graf Goetzen est mis à flot ici à Kigoma en janvier 1915, sur ce qui est alors une autre frontière entre la Belgique et l’Allemagne, à l’époque où toute la région, à l’est des lacs Tanganyika et Kivu, jusqu’au Ruanda-Urundi, est sous l’administration de l’Ost-Afrika.
Dès l’année suivante, les Allemands vaincus sabordent le navire tout neuf avant d’évacuer, ne laissant pas même à la petite African Queen le temps de venir lui trouer la coque. Il passera trois ans au fond de l’eau avant d’être renfloué par les Belges, puis de couler à nouveau en 1920, au cours d’une tempête, d’être remis à flot cette fois par les Anglais, en 24, d’être rebaptisé Liemba et converti en cargo mixte. Il bat aujourd’hui pavillon tanzanien, et des moteurs Diesel ont remplacé les machines à vapeur. Le bâtiment à la silhouette post-exotique, cheminée jaune et noire inclinée sur l’arrière, coque blanche et rouge bavant la rouille le long de ses passages de chaîne, est amarré au quai de son port d’attache depuis hier.» (Patrick Deville, Equatoria, p. 246-247)
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Publié dans le JLR
Quelle chance ! Toutes ces éditions originales…
Oui, je trouve aussi ! D’autant qu’à 40 ou 50 euros l’unité, pour un livre que l’on aime, c’est pas la mer à boire. Ça ferait même de beaux cadeaux…
Mes excuses contrites à moi, pour n’avoir pas compris que ton passage serait si vif à Paris, et de fait, ce dimanche-là, je me trouvais à 456,4 kms du lieu de rendez-vous, ce qui, je suis d’accord par avance avec toi, est négligeable en regard des milliers de kms que tu avais parcourus pour t’approcher de nous.
Mais j’ai regretté, ça tu peux me croire. D’autant que j’avais drôlement travaillé mon salut d’adieu japonais et que je comptais bien t’épater avec au moment des adieux justement.
Amicalement
Phil
Cher Philippe,
Es-tu bien certain d’avoir pris ta mesure kilométrique du bas de la rue Mouffetard ?
C’est très important pour qu’avec mon compas je puisse déterminer d’un cercle l’ensemble des points où tu pouvais te trouver…
J’avais essayé de te joindre par téléphone (et laissé un message) — le seul que j’ai appelé car le seul à n’être pas sur Facebook !
Quant à ton salut japonais, tu as encore le temps de le polir : prochain passage en février-mars…
Amitiés.
Mesure prise depuis la place Monge, tu peux donc tracer ton cercle aisément, fouille plutôt dans la partie méridionale de ton cercle (ça m’amuse que tu utilises cette image parce que c’est celle que j’utilise tous les mercredis au rugby avec mes petits poussins qui doivent venir s’agglutiner tout autour de moi puis partir dans toutes les directions en marchant huit grands pas et en récitant: « le cercle est l’ensemble de tous les points équidistants d’un même point que l’on appelle le centre du cercle », ils sont assez mignons __ peut-être qu’un jour je recevrai un message de remerciement de leur professeur de mathématiques.
J’avais bien reçu ton message, mais j’étais impuissant à réduire la distance, moi-même à l’heure dite du rendez-vous j’ai tenté de te joindre, ne serait-ce que pour te dire mon affection, même si à distance.
« Le seul pas sur Face book », oui, c’est moi.
Amicalement
Phil
Sayonara samouraï et autres billevesées.
Et à propos de La République des Lettres, que tu loues à juste titre en page d’accueil, ce serait bien si tu rectifiais la très injuste entrée qui lui est consacrée dans Wikipédia…
Tiens, tiens… Je suis justement en train de réfléchir à faire quelque chose sur une page Wikipédia… Ta remarque me confirme donc que les enjeux sont perçus à leur juste niveau. Ceci dit, tu peux aussi aller modifier une page. C’est tout l’intérêt du système.
Aussi, ce que tu appelles page d’accueil est (temporairement) la récente mise en ligne du chapitre 5 de mon livre de 2002, où, forcément, l’info sur la RIL n’est pas non plus très à jour…
À suivre, donc.