À pied, en voiture, les doigts sur une carte
« Lui qui s’est tu, le gentleman silencieux comme un duc, lui qui se conforme, depuis maintenant six ans, au devoir de réserve qu’on est en droit d’attendre d’un militaire et d’un marin, même injustement écarté […] »
Nous attaquons ce matin le confit de verveine acheté dans une pâtisserie du Puy-en-Velay le 3 septembre vers 16h30. Les impressions de ce jeudi-là, déjà lointaines, renaissent de la profonde saveur verte…
Moi qui envisageais de prendre dans l’ordre les étapes de ce voyage, façon Odyssée, me voici déjà dans l’ordre des réminiscences déclenchées par nos acquisitions — pour lesquelles le zèle arbitraire d’un guichetier d’Air France nous a coûté 180 euros de surplus de bagages.
Ce jour-là — deux semaines comme déjà des mois — nous nous sommes levés dans cette étrange chambre du Regina, hôtel du centre du Puy dont les noirs couloirs me faisaient penser à l’HLM de ma grand-mère, avons pris un classique petit déjeuner, bien moins agréable que celui de la veille à Rocamadour, et nous sommes préparés pour une journée de marche. Le stationnement étant payant, malgré des rues étroites, sales et singulièrement crottées, j’ai demandé à pouvoir mettre la voiture au parking de l’hôtel ; la réceptionniste, grande blonde à accent germanique, juste raide et souriante comme la Petra de Taxi, m’a guidé deux rues derrière, dans une remise qui contiendrait trois tracteurs et où notre petite Peugeot 308 restera seule jusqu’au lendemain matin — son unique enfermement.
J’y suis de nouveau. Dans la chambre où une grande toile de style trash, pas désagréable pour un salon, représente Audrey Hepburn (est-elle passée dans cette ville ? dans cette chambre ?…), T. finit son sac à dos pendant que je remplis la gourde Platypus jusqu’à la limite des deux litres. Nous laçons nos chaussures de montagne, encore couvertes de la terre ensoleillée du Puy de Sancy, et partons par les ruelles : à nous le Puy-en-Velay, sa vierge noire, ses saints, ses pélerins de Saint-Jacques !…
C’est l’amusant et pédagogique Saint-Jacques… La Mecque (Coline Serreau, 2005), comme ne le dit pas ce méchant article bâclé du Monde du 14 octobre 2005, qui nous a donné l’idée de suivre, tangentiellement, le chemin de Compostelle, à pied, en voiture, les doigts sur une carte.
Découvrant la bizarrerie géologique du Puy-en-Velay, dont les pics rocheux sont en fait d’anciennes cheminées de volcans, puis le mystère théologique, qui n’est pas pour nous déplaire, de la vierge noire dans la cathédrale, nous retrouvons aussi des cadrages du film, l’emplacement des acteurs. Nous escaladons le Rocher Corneille et sa statue creuse, en redescendons pour monter le Rocher Saint-Michel d’Aiguilhe. L’appétit largement ouvert, nous sortirions volontiers nos Laguiole gravés d’hier (épisode à venir) pour découper une belle poulette velaisienne, mais nous rabattons sur un plat du jour place de la Halle.
Revigorés et indifférents aux nuages, nous nous engageons sur la route de Compostelle : traverser l’avenue de ceinture, une rue qui monte raide sur deux cents mètres, tourne à droite, bordée d’une statue de Saint-Jacques en bois et d’un panneau prévenant les pèlerins contre un faux balisage du chemin historique, rue à gauche et repente, vue sur le flanc velaisien à droite, début d’un chemin aménagé par la commune, banc, route à droite, déjà plus de maisons et deux cents mètres plus loin c’est un vrai chemin de terre qui commence, avec des fermes de loin en loin, entre les champs et les prés, partout valons à l’horizon. Faisons ainsi trois petits kilomètres, têtant de temps en temps T. et moi le tuyau d’eau. Arrêt quand ça finit de monter, que l’autre côté est visible, autres valons, routes, poteaux. Retour par le même chemin, paysage forcément différent.
Sacrés pèlerins ! me dis-je, une fois dans le bain — la plus grande baignoire des sept hôtels que nous venons de connaître ces deux dernières semaines, avec celle de Sables d’Or-les-Pins, la première.
Et pour fêter ça, après vérification web grâce à l’excellente connexion wifi, j’appelle chez François Gagnaire (de la famille de Pierre ?) où il reste justement une table pour deux.
Petites verrines de mise en bouche, sashimis de foie gras et magrets, ravioles de homard, selle d’agneau, plateau de fromage, dessert de perles rouges. Une centaine d’euros au total, vin compris, pour des menus de haute qualité où l’on sent toutefois que la volonté d’innover, d’ailleurs dans la voie du Japon où le chef a séjourné il y a peu, nous dira-t-il après, se heurte au vieux souhait de sauces lourdes de la bourgeoisie locale.
Revenons à ce 20 septembre, Tokyo, 30°C après le petit déjeuner…
Sortie dans l’après-midi pour rencontrer un ami qui va au travail et lui offrir un Laguiole — cadeau très impressionnant pour un Japonais (mais, après vérification ce soir sur le web, susceptible de le mener droit en prison, surtout depuis la modification de la loi sur le port d’armes après l’agression dite d’Akihabara en 2008).
Et lecture reprise, après longue pause…
« Brazza prépare son dernier voyage comme le personnage d’un roman de Jules Verne, avec la méticulosité d’un Phileas Fogg. Il contacte Louis Vuitton à Paris, alors un ingénieux artisan bagagiste. Il lui passe commande d’une malle-cabine avec lit incorporé, d’une écritoire dépliable pour y déposer chaque soir au campement l’une des premières machines à écrire mécaniques. Le meuble est muni d’un fond secret pour y dissimuler chaque matin les pages de son rapport. […]
Il est à Libreville le 29 avril [1905], le 16 mai à Brazzaville. Deux semaines quand il fallut deux ans. Le paradis qu’il croyait avoir découvert est un enfer. Pendant ces quatre mois, il va consigner les exactions commises sur les rives de l’Ogooué, au Gabon, au Congo, sur l’Oubangui. Il remonte le Haut-Chari jusqu’à la limite du Tchad, séjourne à Bangui. Partout le travail forcé, les camps, le portage comme un nouvel esclavage, des villages entiers disparus, dont les survivants se sont enfoncés dans l’obscurité des forêts. Fernand Gaud et Georges Toqué passeront aux assises pour avoir enfilé un bâton de dynamite dans l’anus d’un roi insoumis et l’avoir fait exploser, un soir de 14 Juillet.
Pour les concessionnaires, une telle mission était insupportable. Il faisait alors beau voir qu’on prît des gants avec les nègres.» (Patrick Deville, Equatoria, p. 187-188)
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Publié dans le JLR