D’imprévisibles éclipses
Des gros tournesols. Bruyants.
Impression difficile d’en traverser un champ.
Je sortais de cours, le dernier. Ce sont des centaines d’étudiants massés dans l’allée entre les bâtiments de l’université — que je dois traverser pour regagner mon bureau. Têtes — sans lunettes noires — et téléphones portables brandis orientés vers la même nuée, à peine un peu moins sombre vers le nord-est. Les nuages éclipsent l’éclipse.
Phototropisme télécommandé par les médias — j’imagine que c’est pareil un peu partout aujourd’hui. Montre qu’ils sont bel et bien mobilisables. Mais pas pour une cause politique ou sociale, quand bien même ce serait la leur, puisque les médias ne la leur désignent pas. Étrange cécité, non ?
À se demander s’ils étaient de la même huile, celles et ceux avec lesquels j’ai dîné hier soir au Casablanca, dans le centre de Nagoya. Préparé de longue date via mon cours de conversation du mardi après-midi, avec le vague prétexte de la fin du semestre, ce dîner rassemblait une douzaine d’étudiants, deux collègues et un jeune français de passage. C’était surtout, pour mes étudiants, une préparation collective à mener en français ; et ils s’en sont très bien sortis. De plus, la cuisine marocaine est excellente, le service discret et efficace malgré l’agitation de notre tablée.
Le milieu de 3e année est décidément la meilleure période pour une possible communication avec les êtres humains que sont nos étudiants — on finit par l’oublier, quelquefois. Des conditions complexes entre des trajectoires non linéaires sont alors réunies — déterminant d’imprévisibles éclipses, des fenêtres de tir pour se parler. Un peu. Avant, ils sont encore des enfants, surtout en 1ère année, sans vision ni volonté, sortant de l’école et du moule familial, et d’autres, des moules trop nombreux pour qu’ils s’en sortent. En 2e année, pour beaucoup, le niveau de français atteint son apogée pendant que par ailleurs la personnalité mûrit. Mais y’a du boulot, pas de visibilité. Celles et ceux qui ressentent un véritable attrait pour la France, la langue, la culture ou la francophonie — au moins un quart de chaque promotion — vont alors, en fin de 2e année, sortir du lot, se manifester d’une façon ou d’une autre, partir en France, aller prendre des cours en dehors de l’université, s’inscrire à des examens et des concours, chercher une vie francophone autour d’eux, et revenir vers nous avec des questions précises, durant cette 3e année, une volonté qui s’affirme et se montre. Pour beaucoup je le ressens, parfois je peux y répondre ou donner mon opinion, sur des sujets d’étude ou des possibilités de voyages linguistiques. Mais cette année, grâce à Facebook, je suis comme l’astronome muni d’un nouvel appareil qui reçoit enfin les rayonnements lointains qu’il avait théorisés.
Publié dans le JLR