Aride défilé de plans et de noms de lieux
À 9h30, j’arrive à la réception de ce Hilton où nous sommes tant allés T. et moi cet hiver, juste parce que l’hôpital est derrière et que ça permet de vite changer d’ambiance. Aujourd’hui, beau jour si unique, c’est pour rejoindre un couple d’amis de passage. Basés quelques mois à Macao, ils sont bien les premiers Européens à me dire qu’il fait moins humide ici que chez eux…
D’ailleurs le ciel restera voilé et la température clémente, ce qui nous permettra une grande virée urbaine, comme on a rarement l’occasion d’en faire l’été.
Par des sous-sols climatisés, rejoignons d’abord la station JR de Shinjuku afin de filer plein sud et même au-delà, jusqu’à la station Hamamatsucho, d’où un couloir nous emmène non loin du quai Hinode, où l’on prend à 10h30 un bateau pour un trajet d’une bonne demi-heure, débarquement au pont d’Asakusa, nord-est de Tokyo, en face de la mousse starckienne. À peine un quart d’heure dans l’allée qui mène au temple avant de reprendre à 12h15 le métro pour Omote-Sando, loin mais direct, vers l’ouest. Et de là, descente tranquille à pied des Champs-Élysées de Tokyo pour aller s’installer à 12h45 au restaurant Keyaki-tei, dans le Jubilee Plaza Bldg, où T. nous rejoint pour ne plus nous quitter, arrivant directement du cimetière où elle était allée nettoyer la concession familiale. Un déjeuner bien japonais, avec un peu de tempura, de sashimi, et divers autres petits plats dans un cadre tranquille — juste au-dessus des foules du samedi au sushi tournant, à l’Oriental Bazar, à Omote Sando Hills…
Rassasiés et désaltérés par la bière, nos quatre héros traversent maintenant ces foules qui tirent à hue et à dia pour parvenir au havre de Meiji-Jingu, à l’orée du sanctuaire. Le long de l’allée qui mène aux principaux bâtiments, une sorte de mur latéral constitué d’un bel empilement de tonneaux de saké offerts aux dieux et aux ancêtres par de pieux producteurs. Eh bien, cette année, nous pouvons voir pour la première fois, faisant face aux sakés colorés, de l’autre côté de l’allée, … des tonneaux de vins français, avec sobres plaques cuivrées où sont gravés les noms des châteaux et des propriétaires donateurs — de crus 2001, mauvaise année, nous confie notre ami.
Dans le sanctuaire, mystérieux rituel du mariage shinto, on mitraille. Pas sûr que les mariés soient heureux de cet attroupement de mécréants à long nez — mais si ça ne leur convenait pas, les parents pouvaient choisir de consacrer saillies et pâmoisons de leur progéniture à huis clos : la foule est l’expression de la vanité de vouloir faire ça ici…
Sortis de la forêt, nous replongeons sous terre pour joindre un autre parc, celui de Hibiya, avec le jardin de roses où T. jouait enfant, nous menant vers la grande esplanade du Palais impérial. De là, nous regagnons le couvert et le monde urbain, admirant au passage le ventre de baleine du Tokyo International Forum, avant d’arriver, nouvelles foules traversées, devant le théâtre de kabuki de Ginza — qui sera détruit dans environ 290 jours, indique le compteur (si si, malgré les protestations de quelques intellectuels, d’ailleurs peu nombreux, finalement). Après un thé glacé dans un café tranquille, nous montrons à nos amis la superbe et odorante papeterie Kyukyodo, au carrefour principal de Ginza, où ils font quelques emplettes. Enfin, nous remontons l’avenue vers le nord, jusqu’à l’entrée de la station Ginza Itchome, d’où nous reprenons le métro pour Iidabashi. En effet, pour équilibrer cette journée déjà fort japonaise, nous avons réservé au Saint-Martin, près de chez nous. Un certain naturel peut y reprendre le dessus pour une discussion plus large et plus pointue, d’autant que nous avons aussi invité Laurent, qui vient avec son fils. De sorte que nous voilà six à parler vie au Japon ou à Macao, cinéma et littérature française, chinoise ou russe, hélas sans moi pour les deux dernières, malgré le château Poupille qui délie les langues.
Les plus belles journées ayant une fin, il faut bien aussi que nous ramenions nos amis au Hilton, qu’ils quitteront demain pour une autre fournaise. Je ne sais quand ni comment je me remettrai de tout ce bonheur d’aujourd’hui et de tout ce que j’ai appris et que je ne puis rapporter ici. Mais je suis sûr que cet aride défilé de plans et de noms de lieux suffira à notre mémoire pour réveiller nos voix et nous souvenir de ce dont, à chaque étape, nous parlions.
Publié dans le JLR
Une vie, donc, avec plein de choses à ouvrir.