Accrocher tout sur du vent
Puisque la mort d’icônes médiatiques fait date, en profiter.
Rien à dire contre les personnes, Farah Fawcett ou Michael Jackson, je ne souhaitais pas spécialement leur mort — dans ce domaine j’aurais d’autres priorités… Mais contre ce qu’ils représentaient, oui. Surtout le bambi lunaire et lunatique qui a permis à l’industrie du disque d’atteindre avec ses scies son maximum historique, épuisant d’un coup, par sa viralité mondiale, en une seule génération, le modèle économique que l’internet vient de décapiter. Sept cent cinquante millions de disques vendus, dit-on sur France Info où règne ce matin une ambiance de deuil universel, où l’on prononce sans honte ni ridicule les mots de génie et de tragédie. Et malgré cette grosse vingtaine d’années de harcèlement médiatique, pas un seul de ses disques chez moi, et pas une once d’attendrissement chez moi devant un destin qui nous est encore présenté dans les dégoulinures de la victimisation familiale puis médiatique. Des dizaines d’heures de radio, de télé, de restaurants, de supermarchés ou d’ascenseurs durant lesquelles j’ai été exposé à ces fadaises sans toujours pouvoir m’y soustraire, et c’est encore lui qui est à plaindre !!
Donc, faire date avec. En profiter, radio et télé éteintes, disais-je, pour bilan, constat et perspectives personnelles — comme le marcheur qui s’arrête devant une table d’orientation pour se panoramirer, boire un coup, respirer.
Mercredi, j’ai pu déjeuner en regardant la série québécoise Rumeurs sur TV5 Monde grâce à ma nouvelle ligne optique et avec l’ordinateur portable de 2002, revenu d’entre les morts il y a deux mois après restauration d’un état antérieur du système… Sa miraculeuse remise en service, maintenant dans le salon, près du téléphone, vient mettre un terme à la passe sombre où le déménagement m’avait fait entrer en février : fin de contrat de connexion Yahoo BB qui ne me satisfaisait plus depuis longtemps, pas de connexion dans le nouvel appartement pendant trois mois, le temps de trouver une nouvelle solution, problèmes de réseau à la fac du fait du délire parano de la sécurité informatique, gel des communications virtuelles pour la préparation d’Ottawa, arrêt du JLR2 pour gagner du temps et faire du japonais, mort d’Henri Meschonnic dans l’indifférence de l’intelligentsia et de l’université (deux notions peut-être obsolètes, ceci expliquerait cela), et clou du spectacle berlolien : migration système chez mon hébergeur de site entraînant panne du courrier et disparition ou corruption des blogs. Voilà qui fait un bon paquet.
Pendant ce temps, aussi, l’air de rien, prémices d’une nouvelle situation : achat de l’Acer One, usage de Skype avec T., nouveaux contacts canadiens et volodiniens, installation enfin de la ligne optique et, donc, résurrection du portable en même temps qu’entrée de mon domicile dans le XXIe siècle. Un retour sur la crête des vagues que pourrait aussi illustrer l’entretien avec Constance hier soir, également réalisé par Skype entre Paris et Nagoya.
Dans son étude médiologique et sociologique de la lecture et des acteurs de l’édition, l’intéresse, je pense, ma position paradoxale, toute modeste qu’elle soit : étant parmi les plus anciens de l’Internet littéraire francophone (mon site date de 1996, mon Journal LittéRéticulaire, de 2003), un des relais de la diffusion d’informations littéraires libres (via la liste Litor qui va avoir dix ans et les Flux Litor depuis un an sur Netvibes), voyant la France depuis le Japon par mes lunettes d’exote, sans être charmé par les pacotilles de l’ici et du là-bas. Soixante-dix minutes d’entretien ont passé comme une flèche, et, derrière Constance, les dessins des enfants étaient superbes (merci, Skype).
« C’était un joker, comprenez-vous ? Cette peinture était un joker à jouer dans un moment crucial : si Robespierre prenait définitivement le pouvoir on produirait le tableau au grand jour comme preuve éclatante de sa grandeur et de la vénération qu’on avait toujours eue pour sa grandeur ; on dirait hautement qu’on avait commandé en secret le tableau pour en faire hommage à sa grandeur, et au grand rôle qu’on lui destinait ; et on lui dirait clairement qu’on était avec lui, qu’on avait même été représenté avec lui, qu’on avait tenu à honneur d’apparaître à ses côtés. On ferait jouer l’alibi fraternel. Si au contraire Robespierre chancelait, s’il était à terre, on produirait aussi le tableau, mais comme preuve de son ambition effrénée pour la tyrannie, et on prétendrait effrontément que c’était lui, Robespierre, qui l’avait commandé en sous-main pour le faire accrocher derrière la tribune du président dans l’Assemblée asservie, et être idolâtré dans le palais exécré des tyrans.» (Pierre Michon, Les Onze, p. 112-113)
Une semaine déjà que j’ai fini Les Onze de Pierre Michon. L’impression en reste vive. Surtout de la première partie, celle de la négritude universelle des limousins que sont tous les travailleurs, ce que j’ai déjà cité. La seconde partie est plus virtuose, Michon y a le culot vertigineux d’accrocher tout sur du vent et je pense que 98 % des lecteurs n’auront aucun doute sur l’existence des pages de Michelet citant Géricault nommant Corentin. Sauf que le chapitre III du Livre XVI de l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet qu’invoque Michon (p. 123) est intitulé « Lutte de Robespierre contre les représentants en mission » et ne contient rien des douze fameuses pages où il serait question des Onze, sa dream team à lui.
Adrien Goetz est le dernier en date à ne pas s’y tromper, dans sa chronique1 que reproduit le site de Verdier : « Avec ce roman, Michon rejoint les donateurs historiques du Louvre, il vient d’offrir un chef-d’œuvre au musée. Il suggère même, en une phrase qui est une sorte de traversée des collections, d’un seul souffle, que Les Onze sont, au bout de la visite, à l’extrémité du palais, le point culminant où le Louvre entier se résume et s’explique »…
Après le brio dense de Michon, l’écriture simple et atone de Marc Pautrel arrive comme le petit courant d’air qui rafraîchit à la fin d’une après-midi lourde, comme elles le sont toutes maintenant que l’humidité atteint quotidiennement les quatre-vingts pourcents. Et je dis « simple » avec gratitude, comme on le dit des herbes qui nous soignent et nous soulagent. Son Homme pacifique, cet oncle qui doit bien avoir existé, lui, recevra où il est maintenant ce portrait-cadeau d’un neveu aimant et lucide. Et nous qui ne sommes pas de la famille n’éprouvons aucune gêne indiscrète, parce que chacun de nous doit avoir un exemple de cet universel bonhomme et de son universelle bonhommie dans nos familles. Souhaitons-le-nous, en tout cas.
« Il faudra un jour créer un onzième commandement : Tu dépenseras ton argent avec constance et plaisir. Ce n’est pas de l’argent que nous devons laisser à nos enfants lorsque nous mourons.» (Marc Pautrel, L’Homme pacifique, Paris : Gallimard, 2009, coll. L’Infini, p. 37-38)
« Quand on n’a pas d’enfants, on ressent d’une manière plus intense le devenir de l’humanité, on peut voir en surimpression sur le monde la trace du temps, telle une autoroute en pointillé. Un écrivain comme Marcel Proust en est l’exemple parfait, Franz Kafka également. Mais quand Proust est immobile, Kafka court, il sprinte à grandes foulées, il veut s’échapper, il attaque la réalité à la pioche, ou plus précisément à la clef à molette et au tournevis, il est là pour changer quelque chose, pour démonter le système et le remonter dans le bon sens, il est là pour réparer le monde. Si je devais comparer mon oncle à un de ces écrivains, je le comparerais à Proust : il voit, il comprend, il observe, il explique. Mais il laisse tout en place, il ne part pas en guerre contre le monde comme le fait Kafka. Non, mon oncle est un homme pacifique, un homme non pas résigné mais respecteux.» (Ibid., p. 55)
Enfin, depuis une semaine, depuis que le cours sur le Chercheur d’or de Le Clézio s’est achevé à l’Institut dans une sincère admiration collective qui n’était franchement pas acquise au départ, depuis donc qu’une partie de mon cerveau est redevenue disponible, une autre entreprise a vu le jour. Une entreprise dans mes cordes virtuelles, qui va d’abord durer une année, sans doute pour se prolonger bien au-delà, et dont je ne puis rien dire encore, sinon qu’elle concerne Antoine Volodine et ses acolytes, une entreprise littéréticulaire qui est déjà dans le web comme la lettre volée, en pleine lumière mais invisible.
Notes ________________- Le Journal du Louvre, n° 8, juin/juillet/août 2009 [↩]
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Publié dans le JLR
alors on peut t’espérer à nouveau dans le camp des « en avant » ? ! ce sera pas du luxe dans la grisaille actuelle…
Les virtuoses, de temps en temps, nous aident à prendre la mesure des choses. Si on ne savait pas que c’était faux, on croirait que c’était vrai. Et en plus, tout en sachant que c’est faux, on est sûr que c’est vrai.
C’est clair ?
Très clair ! Merci, Caroline.
Oui, François, en avant. (De toute façon, n’importe quelle direction à son en-avant ; parfois, c’est l’allant qui manque…)
Salut,
Je te rejoins tout à fait sur le traitement médiatique de la mort de MJ – mais c’est toujours-désormais comme cela : la mythification médiatico-industrielle.
Néanmoins, au-delà du fait qu’on aime ou pas sa musique, le personnage et son destin étaient tout à fait hors du commun et uniques. J’avais lu naguère (parce qu’écrit par un ami, qui écrit aussi sur Nerval… pas d’incompatibilité…) un livre très intéressant sur le monstre qu’était MJ : « Bad Michael Jackson : Le Mutant » de Jean-Paul Bourre.
Quant aux « Onze », il vient tout juste d’arriver chez moi… en attente donc de lecture, dont je jouis d’avance.
Au fait, l’as-tu vu sur l’émission littéraire de « Arrêt sur images », « D@ns le texte » ? PM y est passionnant, comme toujours ! avec quelques très beaux moments.