Hilarants de bêtise et de hargne
5:30 — ouverture de paupières à contrecœur. Mais c’est pour la bonne cause : le Chercheur d’or, Le Clézio. D’ailleurs certains de mes étudiants de l’Institut viennent de loin, le samedi matin — alors qu’ils travaillent toute la semaine. Quel courage ! Et quelle confiance ils me font ! Brrr… J’en tremble…
Ce matin, trois passages sont à l’étude. D’abord, le troisième volet de l’éducation d’Alexis (p. 60-64), assuré par son père : le ciel, les étoiles, l’orientation. Plus souvent le nez en l’air que terrestrement affairé, même quand il creusera à l’Île Rodrigues, on peut dire qu’Alexis hérite de l’inaptitude de son père au monde moderne… Le ciel, avec étoiles, constellations, héros, etc., ensemble de mots et de mythes, associé à la scène de transmission du secret du Corsaire inconnu (p. 61).
Deuxième partie, brève (p. 66-68), pour commenter la scène traumatisante d’une émeute qui s’achève par le meurtre en quelque sorte rituel d’un field manager, bouc-émissaire jeté vivant dans le four d’une sucrerie.
Enfin (p. 77-88), l’ouragan, tant promis dans les pages précédentes, où tout menait depuis les premières pages et d’où tout le reste découlera. Narration chronologique de la fameuse journée, finalement survolée parce que nous manquons de temps. Où s’entrelacent la fascination et l’horreur devant les éléments déchaînés, tantôt sublimement beaux, tantôt affreusement meurtriers…
Ces trois passages sont des épreuves de vérité, trois phases qui font passer du paradis de l’enfance au dur monde des adultes, bien avant d’en avoir l’âge. Le coup de grâce sera la mort du père, quelques pages plus loin.
Pour information, la légende du grand Sacalavou, héros des esclaves noirs marrons, se suicidant d’une montagne plutôt que d’être repris par les Blancs (p. 41), se trouve déjà chez Hervé de Rauville (1858-1935), dans L’Île de France légendaire (1901), ouvrage hélas pas encore disponible en ligne (dans Gallica, du même auteur, il n’y a que L’Île de France contemporaine, 1909 ; on s’en consolera avec l’édition originale de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, 1789, qui a popularisé pour la première fois la future Île Maurice.)
Déjeuner au Saint-Martin avec T., Bill et Laurent. Malgré la pluie assez lourde depuis ce matin, nos deux amis vont aller à la conférence d’Antoine Compagnon, sur le roman photographique contemporain, à l’Université de Tokyo, campus de Hongo. Mais T. et moi avons un autre projet, de cinéma à Roppongi Hills… qui échoue lamentablement à la caisse : toutes les places sont prises. Et il pleut toujours…
Pour voir quoi ?… me demanderez-vous. Burn After Reading, dernier né des frères Coen. (Il doit y avoir deux salles dans tout Tokyo qui le donnent, d’où la saturation des premiers jours… nous avons été naïfs… alors que nous aurions pu réserver par internet…) On compense Passage Aoyama avec un bon gâteau de la Maison de Takagi.
Actualité du livre électronique.
Peu avant de trouver le lien de l’ami Spear, je lis, dans le dossier du Nouvel Obs, les propos d’Alain Schmidt, hilarants de bêtise et de hargne. À la fin de son entretien, il exulte : « Le livre électronique n’existe pas et ne peut pas concurrencer autre chose. Internet est non réglementé. C’est par définition le monde des pillards, un lieu non pacifié où tout est possible. Tout y est symbole de gratuité. Les lecteurs qui pirateront ou téléchargeront des livres numériques devront les imprimer, ou les mettre sur des objets peu fiables. Ils reviendront vers le livre papier.» C’est peut-être mêlé du ressentiment de l’échec de Cytale, mais il ferait mieux d’accuser l’incompétence alors notoire dans ce domaine de Jacques Attali et d’Erik Orsenna (j’ai encore des extraits de radio de cette époque).
Heureusement qu’il y a François Bon et Chloé Delaume pour relever le niveau, dans ce dossier !
Pour moi, tout est dit dans cette limpide et simplissime phrase de Chloé : « Je pense que le livre numérique s’adresse aux vrais lecteurs, à ceux qui sont attachés au texte, sans fétichisme bibliophile.»
Ayant maudit, le 15, les médias qui faisaient une énormément plus large part à Druon qu’à Meschonnic, je découvre dans Le Devoir d’hier le bel et fin article Post Mortem de Christian Rioux, qui leur reconnaît même un point commun — que je lui accorde aussi, avec les mêmes réserves…
« Le seul point commun entre Druon et Meschonnic était peut-être leur opposition commune à un enseignement du français réduit à la simple communication. Tous deux estimaient que le français devait être appris à partir de ce qui se fait de mieux, c’est-à-dire de la littérature. Je ne suis pas certain qu’ils se seraient entendus sur le choix de toutes les œuvres. L’ancien ministre de la Culture n’avait-il pas déclaré que Les Paravents de Jean Genet, sur la guerre d’Algérie, n’avait pas sa place dans un théâtre public ? La pièce avait pourtant été défendue par son prédécesseur, André Malraux.
La nostalgie qui animait Druon n’existait pas chez Meschonnic. Son combat, il le menait au jour le jour avec ses étudiants à l’université et en véritable poète qui se colletaille avec la langue et la pousse dans ses retranchements.
Alors que Druon, perché sur son académisme, traitait les Québécois de haut, Meschonnic essayait de les comprendre. Il y a plusieurs années, il m’avait confié que la meilleure manière de défendre la langue française était l’attaque. « À ce titre, le XXe siècle québécois est d’une créativité extraordinaire, disait-il. Il y a 30 ans, les Québécois avaient honte de leur accent, ils essayaient de le cacher. Je pense que c’est fini. Il y a eu une explosion de la littérature québécoise. Gaston Miron et Réjean Ducharme valent bien un bataillon ! »»
J’ajoute en retard — c’est ma faute, je me suis tenu éloigné de mon agrégateur Netvibes trop longtemps ce mois-ci — le courageux article de Frédéric Ferney daté du 21 et intitulé Druon, le faste et la frime. Il ne gifle pas le mort mais… c’est tout comme.
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Publié dans le JLR
Ah, quel dommage que je sois étanche à Le Clezio… Je sens bien que je passe à côté de quelque chose… En revanche, suis ravie de lire la phrase de Chloé Delaume dont le travail résonne très fortement en moi.
Moi aussi, j’étais étanche, comme vous dites. Son petit côté Coelho-compatible, du style « les méchants c’est pas bien », « la pluie ça mouille » et « la nature c’est beau », je prenais ça avec mépris. Jusqu’au jour où, pour les besoins de ce cours, j’ai maintenu assez longtemps mon regard sur le texte pour en percevoir la subtilité…