Me déconnecter deux ou trois ans entiers
Suis témoin d’une forte accélération du temps. Déjà trois jours de retard. Incapacité totale d’écrire ce qui se passe, tellement ça s’enchevêtre, un peu comme un carambolage [d’ailleurs, je n’achève cette page que dimanche…]. Sans pour autant que ce soit fantastique — ou peut-être même intéressant. Ça m’a fait repenser à ce qu’écrivait Philippe il y a un mois… (Faut que je retrouve…)
Des courses, des préparations de cours, des réunions, quelques minutes d’infos, et quand même l’écoute d’un Carnet nomade consacrés en décembre-janvier à Le Clézio — maintenant que mon cours commence à être bien bâti, réticences comprises, ça prend un autre relief grâce à tous ces détails de l’enregistrement sur place, à l’Île Maurice… Et vaut en partie pour l’Île Rodrigues.
« Je pense au Corsaire inconnu, qui a dormi peut-être sur cette grève, il y a si longtemps. Peut-être a-t-il connu ce vieux tamarinier qui gît maintenant sous la terre ? N’a-t-il pas regardé avidement ce ciel qui l’avait guidé jusqu’à l’île ? Allongé sur la terre douce, après la violence des combats, les meurtres, c’est ici qu’il a goûté la paix et le repos, abrité du vent de la mer par les cocotiers et les hyophorbes. J’ai franchi le temps, dans un vertige, en regardant le ciel étoilé. Le Corsaire inconnu est ici même, il respire en moi, et c’est avec son regard que je contemple le ciel.
Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? La configuration de l’Anse aux Anglais est celle de l’univers. Le plan de la vallée, si simple, à chaque instant n’a cessé de s’agrandir, de se remplir de signes, de jalons. Bientôt cet entrelacs m’a caché la vérité de ce lieu. Le cœur battant, je me lève d’un bond, je cours vers ma hutte, où la veilleuse brûle encore. À la lueur tremblante de la lampe, je cherche dans mon sac les cartes, les documents, les grilles. J’emporte les papiers et la lampe au-dehors, et assis face au sud, je compare mes plans avec les dessins de la voute céleste.» (Jean-Marie Gustave le Clézio, Le Chercheur d’or, p. 334)
Toujours pas de connexion au réseau dans le nouvel appartement et c’est un nouveau mode de vie qui s’instaure petit à petit, même s’il y a encore quelques cartons à déballer : trier des documents (ranger ou jeter), visionner d’anciennes vidéos (voir et jeter), écouter des disques (aimer ou jeter). Sans parler des émissions littéraires déjà enregistrées — et il y en a tellement que je n’ai pas encore eu le temps d’écouter !… Depuis 10 ans que j’en accumule, je pourrais me déconnecter deux ou trois ans entiers, au moins, et n’écouer que ça, arrêter le blog, publier des recherches, apprendre le japonais. Que de tentations…
« La tentation est de plus en plus forte, celle d’arrêter, de ne plus mettre à jour, de ne plus travailler à ce qui finit par excéder parfois mes capacités propres de maintien, ce que je ne me résous naturellement jamais à faire, ce serait un tel sentiment d’échec et d’abandon. Ou alors il faudrait que je trouve le moyen de mettre en pause, en jachère, quelques temps, le temps que la terre se repose un peu, qu’elle reprenne vie, si toutefois je parviens alors à reprendre le fil là où je l’ai laissé. Mais je me connais, la pause, le repos, l’abandon encore moi, inacceptable, le vin est tiré il faut le boire jusqu’à la lie, et je finirai bien par combler ce retard, j’aurais alors le sentiment d’avoir vaincu, oui, un sentiment de triomphe, aussi modeste soit-il, sensation tellement fugace et éphémère parce que dès le lendemain la lutte reprendra, inéquitable, disons-le tout net, le flot est intarissable et mes capacités pour l’endiguer s’amoindrissent tout comme les forces quittent et reculent peu à peu dans le corps des vieux. Et je n’aime pas cette inquiétude qu’un jour, je serais moins fort que ce qui est déjà plus fort et plus grand que moi. Il est sévère et cruel le temps face à celui qui tente vainement d’en freiner un peu l’écoulement.» (Philippe De Jonckheere, Bloc-notes du Désordre, le 10 mars 2009)
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Publié dans le JLR