Parler de bogues ou de pelures
Éloge des petites journées, celles qui laisseront peu de souvenir, durant lesquelles il ne se passe rien, ni rencontres ni activités, et qui vont s’agréger à un fonds déjà épais et translucide pour former une part non négligeable de notre identité — ce qu’on est au naturel, quand rien ne requiert de nous une attitude ou un déploiement de ressources particuliers.
T. recopie enfin dans son ordinateur les notes paginales des membres de son jury de thèse, dans le but de se débarrasser de ces encombrants exemplaires. Moi, après quelques travaux d’écriture et pendant divers enregistrements de France Culture (1979 année pas érotique, la série inégale sur les collections littéraires, etc.), je descends à l’appartement du 2e où il faut commencer le ménage à fond avant restitution aux propriétaires — mais il y a encore beaucoup de livres que T. doit trier, référencer et mettre dans des cartons pour les envoyer à mon bureau. Référencer permettra par la suite de me demander tel ou tel ouvrage — comme dans une bibliothèque, oui…
Sortons vers 18h30 (troisième jour avec parapluie) pour acheter du riz et déposer des journaux au Saint-Martin. Changeons d’avis en chemin et y dînons, ce qui nous économise de faire la cuisine. T. prend la brandade, moi l’agneau, comme David vendredi. Yukie s’inquiétait du voyage en camion, notre présence la rassure. Avant de partir, elle nous donne une citrouille, de ces petites citrouilles vertes du Japon qui font un kilo ou un kilo et demi, et du miel de châtaigner de chez ses parents. Finalement, on n’a pas de riz mais on a une citrouille — comme quoi, même une petite journée peut réserver des surprises.
Deux films, ce soir. Pulse (Sonzero, 2006, remake du film Kaïro de Kiyoshi Kurosawa en 2001, fantasme d’une intelligence du réseau auquel je ne suis pas loin d’adhérer ces jours-ci…) et La Fonte des neiges (piètre téléfilm sur TV5 Monde, tragi-comédie dans laquelle Robin Renucci est plus que moyen…).
Je parlais de mosaïque, à propos du livre de Modiano. Quelqu’un parlait de kaléidoscope. Mais je me demande s’il ne faudrait pas parler de bogues ou de pelures d’oignon, enlevées une à une, un chapitre puis un autre, protégeant le plus fragile, le plus émouvant, le témoignage de Jacqueline elle-même. Comme ce nom, Louki, qui la protégeait — à l’instar des cultures asiatiques où l’on dissimule le nom d’un enfant en lui attribuant une lecture rare voire inventée des idéogrammes, ceux qui leur voudraient du mal ne pouvant le leur destiner puisqu’ils ne peuvent l’adresser au vrai nom de la personne.
« Un jour, à l’aube, je me suis échappée du Canter où j’étais avec Jeannette. Nous attendions Accad et Mario Bay qui voulaient nous emmener à Cabassud en compagnie de Godinger et d’une autre fille. J’étouffais. J’ai inventé une excuse pour aller prendre l’air. Je me suis mise à courir. Sur la place, toutes les enseignes lumineuses étaient éteintes, même celle du Moulin-Rouge. Je me laissais envahir par une ivresse que l’alcool ou la neige ne m’aurait jamais procurée. J’ai monté la pente jusqu’au château des Brouillards. J’étais bien décidée à ne plus jamais revoir la bande du Canter. Plus tard, j’ai ressenti la même ivresse chaque fois que je coupais les ponts avec quelqu’un. Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. Mes seuls bons souvenirs sont des souvenirs de fuite ou de fugue.» (Patrick Modiano, Dans le Café de la jeunesse perdue, p. 95)
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Publié dans le JLR