Époque de clics et d’emporte-pièce
J’enregistre, toujours sans avoir le temps d’écouter rien. Que ce soit les Mardis littéraires du 24 (sur Christa Wolf puis avec Pierre Bergounioux) ou Du Jour au lendemain du 23 avec Claude Louis-Combet…
Pour écouter tout ce que j’engrange, il faudrait que je marche sans but dans les rues et que je prenne des trains sans arrêt pendant des semaines. Ça serait une vie intéressante, peut-être. Mais ce n’est pas le choix que j’ai fait, ou qui s’est fait pour cet hiver. Me restent les bains et les cafés, et bientôt quand je retournerai au centre de sport. Le Marc Pautrel s’achève comme il a commencé, dans un grand étonnement, le mien, celui du narrateur lui-même, mais aussi celui de son écriture précise, détaillée, narrative, et dont le sens pourtant se dissout au fur et à mesure, comme si l’identité elle-même était un tonneau, non de vin des villes à vin où le narrateur a vécu, ni de criminelles Danaïdes condamnées puisque le Marc Pautrel personnage est sans tache, sans attaches1, mais un tonneau toujours alimenté par un Sisyphe qui s’ignore, et toujours mystérieusement vidé par le fond invisible d’un monde sans édification, à l’image de ce dîner peut-être sublime et dont il ne reste rien.
« Deux fois, je suis invité dans un célèbre restaurant de la ville que les guides gastronomiques ont distingué d’une étoile. Nous sommes assis au milieu d’un décor Belle-Époque, entourés par la rocaille, éclairés par un puits de lumière descendant du plafond comme si nous étions assis au ciel. Nous nous préparons à déguster un excellent déjeuner, et soudain, les plats à peine entamés, sans rien pouvoir faire pour résister, nous sommes emportés par une tornade de plaisirs et nous perdons conscience, et plus tard il ne nous reste rien de ce repas, si ce n’est la certitude que quelque chose est arrivé.» (Marc Pautrel, Je suis une surprise, p. 120)
Rien à voir, donc, avec le Chercheur d’or — et c’est ce miracle de la littérature qui toujours me comble parce que même très différentes, même contraires, des œuvres peuvent me plaire — pas toujours — et me dévoiler par les mots quelque aspect du monde et de moi-même, dont je ne sais jamais s’il m’est utile, inutile, nuisible ou les trois à la fois.
Et pour Le Clézio aussi, urgence de séparer l’homme et l’œuvre. Des livres, que j’ai lus, et celui en cours de lecture, j’ai souvent ressenti une sorte d’énervement, aux débuts surtout, au point d’envisager l’abandon, le jugement hâtif, qui fait plaisir, et d’ailleurs tout à fait exploitable dans les conversations, puis cela s’impose petit à petit, la qualité, une profondeur sur laquelle les yeux accommoderaient en dépassant la visibilité matérielle du texte, quelque chose que la signifiance du texte conquiert elle-même en se constituant, en luttant contre mes résistances, mes défenses, mes préférences, pour en arriver à une véritable estime, une véritable volonté, même, d’approfondir encore le personnage, l’histoire, les symboles, les détails cachés. À notre époque de clics et d’emporte-pièce quels lecteurs, quels critiques avouent cela ? Quels chercheurs ?
Cette fois, pour la première fois peut-être dans l’histoire de la lecture et de la critique de Le Clézio, il y a un suivi par Google Maps, une vérification des indications géographiques, cartographiques, que ce soit à l’Île Maurice (délimitant ainsi fiction et réalité), à Agalega, à Mahé, à Saint-Brandon ou à l’Île Rodrigues, bien sûr, où j’ai rapidement identifié la zone des recherches.
- on pourrait même ajouter sans moustache, sans pistache — qui donc a écrit : « Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait des crèmes à la pistache et jouait des valses après dîner.» [↩]
Tags : Bergounioux Pierre, Le Clézio Jean-Marie Gustave, Louis-Combet Claude, Pautrel Marc, Wolf Christa
Publié dans le JLR
belle formulation de la lecture (ou presque : il arrive que l’on reste totalement frustré, rarement mais cela arrive)
Pour ma part j’adore prendre ma bêtise de lecteur sur le fait et dépasser un préjugé. Je ne suis que plus attaché, ensuite, à ceux que j’avais vaguement méprisés sans me mettre à leur épreuve. L’inverse est beaucoup plus pénible, je trouve – réviser à la baisse une admiration.
Souvent ce premier réflexe quand le plaisir ne vient pas, de penser que, peut-être, c’est ma faute (ou celle des circonstances)…