Une curiosité jusqu’à l’hébétude
Sans cérémonie, dix-septième anniversaire de mon arrivée au Japon…
Qui ne me paraît d’ailleurs ni vrai ni compréhensible. Et je ne parle même pas (de) la langue.
Incroyable que j’aie pu quitter la ville que j’aimais le plus au monde pour n’y revenir que deux ou trois semaines par an, et seulement dans quelques rues à la va-vite ou pour des courses. Quand il m’est arrivé d’y aller seul et de n’avoir rien à y faire, il y a quatre ou cinq ans, je me suis même aperçu que je m’y ennuyais, que je n’osais pas appeler, décalage psychologique, ceux que j’y connaissais, remettant au lendemain, que je sortais pour un cinéma ou un sandwich et que je descendais la rue Monsieur-le-Prince en rasant les murs, ou que je zonais dans le Luxembourg sans même regarder passer les filles, comme si je me complaisais dans un malheur de location, une âme qui voulait être en peine et jouait à errer dans les vestiges du château longtemps après sa mort. J’étais un touriste chez moi et j’y connaissais déjà tout, sauf ce qui avait changé et qui, dans ces moments-là, ne m’intéressait pas.
En revanche, j’ai beau être ici depuis dix-sept ans, y être officiellement chez moi, je continue à me sentir en voyage, nageant dans l’étrange, évoluant entre les mirages plus qu’entre les avalanches. Et puis l’internet a mixé tout ça, je ne suis jamais tout à fait ici ou là. Sait-on d’ailleurs quand je suis à Tokyo ou à Nagoya ?
Souvent je me demande ce que serait ma vie si j’étais resté à Paris, bien sûr. Une curiosité jusqu’à l’hébétude. Et pourquoi je n’ai pas deux vies, pour essayer cette autre option — que ce soit à partir du moment où j’ai dit oui pour partir ou à partir du moment où j’ai dit non pour rentrer…
« Quand les choses vont bien, on ne se pose pas de questions sur soi. Même quand ça va mal, la plupart des gens ne pensent pas que leur être profond est à l’origine du problème. C’est pourtant ce que je crois : que c’est moi l’obstacle. Je dois trouver pourquoi ma place est celle d’un obstacle dans le monde.» (Marc Pautrel, Je suis une surprise, Éd. de l’Atelier In8, 2009, coll. Alter&Ego, p. 13 — merci à l’auteur qui m’a fait envoyer une copie pdf que j’ai enfin eu le temps d’ouvrir…)
Avec T. et une amie que nous passons chercher à l’Institut, nous allons à Ginza. Elles vont chez leur bottier, ces dames. Celui qui fabrique des chaussures sur mesure moins chères que bien des prêtes-à-porter. L’amie doit essayer un premier montage. Pendant ce temps, je marche dans le quartier de Yurakucho en observant les nouveaux restaurants, les perspectives urbaines, les enseignes. À la maison, j’ai laissé tourner la machine avec la seconde partie des petites histoires de l’édition française, dans Surpris par la nuit d’hier.
Retour et dîner. En regardant Les Amants du Capricorne (Under Capricorn, Alfred Hitchcock, 1949, semble être intégralement sur Youtube…). Outre les couleurs très désagréables du dévédé pas cher, on comprend les qualités du film, qui sont aussi les défauts : ceux qui s’aiment ne sont pas séparés. Hitchcock a évité un à un les pièges conventionnels auxquels on pense étape par étape, untel va tuer untel, unetelle va réussir à séduire untel, etc. Eh non, on contourne et ça continue. Qu’il puisse y avoir de l’honnêteté dans l’Australie de 1830, montrée sortant à peine de la colonisation par des bagnards, explique aussi le bide commercial — alors que c’est un bon film.
Tags : Hitchcock Alfred, Pautrel Marc
Publié dans le JLR
ville qui est restée ma ville, mais dans laquelle lors de mes deux passages je suis restée coite, en dehors, comme une usurpatrice, faute peut-être d’y avoir encore un point de fixation. Une impression assez frustrante, et je ne veux y retourner qu’en louant un toit pour quelques jours, quitte à ne rien faire (je n’ai plus mes cartes coupe-fille ou abonnements) que d’y être.
Finalement ce qui me manque c’est de la sentir sans même la voir, comme mon milieu
Je me souviens d’un passage d’un bouquin de Serge Doubrovsky où il décrit très bien, ça, le déchirement entre deux pays, deux identités, deux vies, pour lui la France (Paris, le Vésinet) et les Etats-Unis (New-York), une réflexion autour de ça. Aimant les deux pays (pour y vivre), ayant besoin des deux, son identité s’inscrivant dans les deux, à égalité. Il est double (langue, nourriture, femmes qu’il aime, enfants qu’il a eus, travaux universitaires, etc), si bien qu’il est toujours en manque, divisé. Il expliquait ça très bien, ça m’avait marquée parce que je revenais d’une année en Angleterre et me posais ces questions. Mais quel livre était-ce ? Tu te souviens avoir lu, ça, toi ?
Peut-être La Dispersion (je dis ça à cause du titre, et de la date de parution).
Bien sûr, mon séjour en Angleterre a été court, alors je ne suis pas sûre que les sensations auraient été les mêmes qu’après plusieurs années, et l’exotisme était moins grand qu’au Japon, et j’étais très jeune (20 ans) mais je me souviens que j’avais l’impression, quand j’y étais puis rétrospectivement, que je vivais comme « pour de semblant », pas « pour de vrai » (je n’exprime pas ça très bien) ; par exemple, les choses que je pouvais faire avaient comme moins de poids, pas les mêmes incidences, à cause de l’écran de la langue (même si je la parlais couramment) ? l’écran de tout ce qui était différent et que je ne reconnaissais pas comme miens ? Le seul exemple qui me vient est superficiel (?) et anecdotique mais là-bas il m’arrivait de piquer des trucs dans les magasins (des choses que j’estimais utiles, et je n’avais pas de sous, je veux dire ce n’était pas des vols gratuits par jeu ou par cleptomanie), ce que je n’avais jamais fait en France et n’ai plus refait à mon retour (en France, je trouvais ça moche et étais trouillarde, pas à Londres). Paies-tu ton poulet-frites et tes mocassins-bateau ?
Oui, Doubrovsky, bien sûr. Je pense que le thème est dans plusieurs de ses œuvres, forcément. Par exemple ici, dans « Un Amour de soi »…
Belle occasion pour signaler le site génétique de « Fils » à l’ITEM.