Peuple exclu — condamné aux chiottes qui puent
Au sport avec T., où nos agendas des dernières semaines nous ont empêchés de venir. Pour la maniabilité de l’objet et parce qu’il faut bien s’y mettre, j’ai apporté et entamé Le Chercheur d’or.
« Lui, quand il se baigne, c’est à la tombée de la nuit, en haut de la rivière Tamarin, ou dans le ruisseau de Bassin Salé. Parfois il va loin, vers les montagnes, du côté de Mananava, et il se lave avec des plantes dans les ruisseaux des gorges. Il dit que c’est son grand-père qui lui a appris à faire cela, pour avoir de la force, pour avoir un sexe d’homme.
J’aime Denis, il sait tant de choses à propos des arbres, de l’eau, de la mer. Tout ce qu’il sait, il l’a appris de son grand-père, et de sa grand-mère aussi, une vieille Noire qui habite les Cases Noyale. Il connaît le nom de tous les poissons, de tous les insectes, il connaît toutes les plantes qu’on peut manger dans la forêt, tous les fruits sauvages, il est capable de reconnaître les arbres rien qu’à leur odeur, ou bien en mâchonnant un bout de leur écorce. Il sait tellement de choses qu’on ne s’ennuie jamais avec lui.» (J.-M. G. Le Clézio, Le Chercheur d’or, Paris : Gallimard, 2008 [rééd. de 1985], coll. folio n° 2000, p. 17)
Il faut que je prépare un glossaire (pas pour ce passage mais pour des noms d’arbres, de poissons, etc.). Cependant, c’est très décevant, cette écriture. En fait, c’est le résultat de contraintes intenables. Le narrateur est supposé être âgé et se rappelant de sa petite enfance. Et comme s’il se plongeait dans le passé, il s’exprime au présent de l’enfant de huit ans, disant son admiration pour un plus grand que lui. Mais je n’y crois pas, à son langage d’enfant. Le lecteur (que je suis) n’est pas entraîné dans la plongée, quelque chose ne fonctionne pas dans le décrochage du discours indirect libre, et j’entends ce « il sait tellement de choses qu’on ne s’ennuie jamais avec lui » dans mon présent, qui est aussi celui de l’auteur, sur qui le sens de la phrase revient avec l’ironie d’un boomerang, à l’envers.
À ce qui pourrait être la légende d’un dessin de Glen Baxter, il manque la cheville d’un « je me souviens » reliant enfant, adulte et lecteur.
Puis déjeuner chinois au Panda, avec notre ami programmeur-culturiste, après être passé avec lui à la boutique de bagages qui doit fermer, puis au bureau du huitième étage pour y voir le gérant qui est son ami… et où nous apprenons, médusés, le suicide, ici même, d’une fenêtre du huitième étage, à cause de la crise et des dettes, la semaine dernière, de la mère du patron de la boutique, une vieille dame qui trouvait indécente cette époque.
« Bon, ils s’amusent comme ils veulent. Ça a toujours été le monde clos des puissants, des possédants, des riches que Sarkozy rendra toujours encore plus riche. Ils peuvent se permettre d’aller dîner à 900 euros : c’est défalqué de leurs impôts, le formulaire pour défalquer est joint à l’invitation : défiscalisation des dons.
Simplement, ce qui m’énerve, à voir leurs têtes en imagination, c’est pas qu’ils s’empiffrent et jouent du rince-doigts, ni leur déluge de fric – on pourra toujours se relire le Dîner de têtes de Prévert à leur santé. C’est qu’ils fassent ça là, en plein musée. Sous les toiles, les sculptures.
Qu’il y aura tout près d’eux un Dubuffet qui les avalerait tous, et en riant. Et les affiches décollées lacérées de Villeglé, et les harengs que Hélion, alors qu’il commençait de perdre la vue, peignait directement sur ce marché de Bretagne, à l’intérieur d’une Estafette Renault prêtée par le légumier. Ou les actions de Gina Pane, qui trempait ses bras dans du chocolat porté à ébullition dans son Hommage à un jeune drogué.
Voyez-vous, même en les habillant, comme demandé, de Costume sombre, robe de cocktail, et même en présence d’Albanel, ça fait sale. Ça dit bien cette vieille société condamnée mais qui, en attendant, se repaît de ses avantages.» (François Bon, « Mangez chez Albanel » dans son Tiers Livre du 10 février 2009)
Eh oui, je suis bien d’accord avec toi, François (et pardon du retard de lecture, j’ai du mal à recoller au peloton de tête). En effet, ce n’est pas qu’ils se repaissent qui nous dégoûte, c’est qu’ils le fassent en insultant les artistes et les œuvres, en se vautrant dans leur pouvoir de posséder, au beau milieu de leurs possessions, de se le montrer à l’envi les uns aux autres, matérialisant ainsi le fossé entre eux et la quasi-totalité du peuple exclu — condamné aux chiottes qui puent, comme je l’ai vécu en visitant Versailles du temps d’Albanel.
Mais, François, c’est quoi cette info sur le blog Tina ?
Tags : Albanel Christine, Bon François, Dubuffet Jean, Hélion Jean, Le Clézio Jean-Marie Gustave, Pane Gina, Prévert Jacques, Sarkozy Nicolas, Villeglé Jacques
Publié dans le JLR
un rapport ? http://www.livreshebdo.fr/weblog/l-eco%28nomie%29-des-livres-24/388.aspx
C’est bien probable ! Merci, Karl.
il me manquait cette partie (le commentaire) mais j’ai déjà ressenti cette petite rage intérieure en lisant le tiers-livre.
Qu’on ait offert la possibilité de disposer de tout à ces gens, et le fait de les mépriser ne console pas
Cette info ? c’est une mauvaise nouvelle. Mais on aimerait en effet quand même en savoir plus.
François Bon en parle aussi comme le dit Bridgetoon (être connecteur 😉
http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1346
Ah oui, en plus je l’avais lu, mais j’étais allé direct aux extraits d’Emaz…
c’est quand même une très mauvaise nouvelle, même si elle était annoncée … en plus François est en mode pause cette semaine : cela fait un grand trou noir dans le réticule littéraire
Certes. Mais comme il le disait, ce n’est qu’une preuve supplémentaire de la décrépitude du milieu éditorial, toujours incapable de concevoir (pour) l’internet. À rapprocher, encore une fois, du « syndrome du chapelier » :
http://www.berlol.net/dotclear/index.php/2007/01/26/527-certes-il-y-a-encore-des-chapeliers
Deux ans pour une collection, c’est quand même un peu court. Les éditeurs se discréditent à ne pas croire davantage en la durée.
Ce qui est dommage n’est pas tant qu’une collection disparaisse mais que des mécanismes de relais ne soit pas mis en place. Je comprends tout à fait qu’une entreprise coupe une activité qu’elle ne considère pas rentable, mais au moins elle pourraît permettre la continuité d’un projet sous une license permissive. Si il y a volonté des écrivains ou des parties prenantes, le projet pourraît continuer.
C’est le drame de « l’industrie » culturelle. Un projet non rentable est discontinué mais en plus bloqué par les droits de copie. Il y a de nombreux films dans les studios d’Hollywood qui ne sont pas exploités mais interdits à la diffusion. De nombreux livres épuisés en impression, mais bloqués aussi. Le numérique pourrait offrir une seconde chance à tout ce qui est « épuisé. »
du coq à l’âne ou pas tout à fait, je me révolte de la mise sous scellés de livres dont les textes sont dans le domaine publique par Google Books. Encore une fois, puisque le travail de numérisation est fait autant le rendre vraiment disponible. 🙂 j’arrête là.
moi aussi j’ai du mal à « recoller le peloton de tête » – pas mal à répondre (sur « déplacements » voir http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1346 mais le reste c’est par mail privé et pas sur le grand tambour ! pour ma part, aucun regret à la bascule numérique radicalisée
Je n’en doutais pas. C’est même, en quelque sorte, la preuve par l’absurde, que le projet de petit livre rentable dont tu parlais récemment vient renforcer.
J’attends ton mail. Bonne chance pour l’écopage courriel. (C’est toujours comme ça quand on part loin…)