Fait froid dans le dos
« L’horizon polémologique » : « […] Quel que soit le jugement qu’on puisse porter sur la virtuosité artistique de l’auteur, et éventuellement d’ailleurs sur son habileté à susciter le scandale pour exciter l’appât des acheteurs. […] la réalité c’est le texte, la réalité d’ailleurs beaucoup plus intéressante, c’est le texte qu’on a sous les yeux, et pas les pensées fascistes ou pas fascistes de son auteur. […] il y a deux sortes d’hommes et deux sortes d’écrivains, il y a ceux pour qui l’intrigue fondamentale de l’existence, donc l’intrigue de la création, c’est la rencontre de l’autre, c’est la rencontre du visage, aurait dit Emmanuel Levinas, et il y a ceux pour qui c’est la guerre contre l’autre, c’est l’affrontement, c’est le principe ami / ennemi qui a été théorisé par Carl Schmitt. Évidemment, Richard Millet relève de la seconde catégorie, et cette seconde catégorie, j’allais dire, c’est là que vous avez évidemment raison [pour Ferney], il l’assume jusqu’au bout, il l’assume sans fard et, d’une certaine manière, sans tricher. Mais ça donne quelque chose qui est, à mon avis, si vous voulez, si on lit parfois la littérature d’un point de vue moral, et on le droit, je ne vois pas pourquoi on n’aurait pas le droit, ça donne quelque chose qui est absolument terrible. Et qui n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’on lit parfois dans les journaux ces jours-ci sur Richard Millet, qui serait simplement une taquinerie excessive contre l’État, ou du néo-progressisme européen et de l’aveuglement face à l’islamisme. Non, on n’est pas du tout dans un horizon qui serait un horizon néo-huntingtonien à la française tel que par exemple l’excellent Marc Weitzmann avait pu avec, disons le… le… la plume sardonique qui est la sienne, le développer dans Fraternité. C’est pas du tout le même registre, on n’est pas dans un registre, si vous voulez, néo-conservateur, pour aller vite, pas du tout ; on est dans un registre anti-démocratique, on est dans un registre qui, je crois, enfin si on sait lire, si on sait lire, fait froid dans le dos.» (dixit Alexis Lacroix dans Jeux d’épreuves du 14.)
L’émission porte sur les derniers ouvrages de Stéphane Audeguy, Pierre Bayard et Frédérique Clémençon (excellents auteurs qui seront pas ou peu contredits), mais aussi sur celui de Richard Millet, à propos de qui ce que je viens d’entendre dans la bouche d’Alexis Lacroix correspond à ce que je pense depuis longtemps — après en avoir lu quelques pages, l’avoir entendu dans quelques émissions et avoir écouté quelques autres parler de lui, ce qui me suffira pour longtemps. Ceci dit, comme je suis curieux…
Le plus étonnant, c’est qu’après Millet il soit question, dans la même émission, de Frédérique Clémençon dont Traques, par les relations discursives établies entre ses personnages, correspond très bien à la première catégorie d’écrivains dont parlait Alexis Lacroix, celle, lévinassienne, de la rencontre, de l’épiphanie, que ce soit négativement, ajouterai-je, preuve par l’absurde, quand deux personnages n’ont plus ni souci de l’autre ni regard sur le monde (disqualifiés de leur dignité humaine), ou positivement bien sûr, même avec des amochés graves, quand ils ont encore un visage pour dire et regarder — et la chance d’une rencontre.
Dans les Mardis littéraires du 10, quelques propos pas très nouveaux sur Barthes. Ça me fatigue un peu, Barthes, ces temps-ci. Où était-ce ?… Ah oui, chez Sollers le 6, qui disait un peu méchamment, à propos du voyage de 1974 en Chine, qu’au fond Barthes était un individu avant tout fragile. Limite ridicule, me semble-t-il lire entre les lignes, non ?
« Que lisait-il dans le train sans regarder le paysage souvent admirable ? Bouvard et Pécuchet. Moi, c’était les classiques taoïstes. À aucun moment, sauf pour les calligraphies, il ne semble préoccupé par une langue et une culture millénaires en péril. La propagande l’assomme, il trouve le peuple « adorable », mais l’absence de tout contact personnel le jette en plein désarroi. Des contacts ? Impossible, face à des foules qui vous regardent comme des animaux exotiques, des « longs nez » tombés d’une autre planète (au moins 800 personnes nous suivaient le soir, sur les quais de Shanghaï). Ces Carnets le montrent : la Chine est pour Barthes « un désert sexuel ». […]
En réalité, l’auteur de Mythologies qui a été très longtemps considéré par l’Université comme un penseur terroriste était avant tout fragile, comme le dévoile son émouvant Journal de deuil, consacré à la mort de sa mère.» (Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 29 janvier 2009)
Plus intéressants m’ont paru, dans la même émission, les propos de Lionel Ruffel sur les deux nouveaux textes de Claude Simon chez Minuit. Que j’attends. Peut-être dans un colis déjà arrivé au bureau…
Y a-t-il quelqu’un de Nevers dans mon lectorat ? Si oui, il devrait aller entre hier et dans trois jours voir We are la France de Jean-Charles Masséra à la Maison de la Culture ! En tout cas, si j’y étais, c’est ce que je ferais. Oh oui, comme je le ferais (parfois, ça me pèse d’être si loin…).
Malheureusement, ça ne fera pas oublier la cessation, l’arrêt, la fermeture (définitive ?) d’Inventaire / Invention. Un vrai coup de poignard dans notre cœur historique de l’Internet littéraire francophone.
À côté de ça, ma journée, elle, est bien peu intéressante, sauf à dire que j’ai vu Esther Kahn, le film d’Arnaud Desplechin (2000). Outre l’aspect reconstitution et quelques beaux plans, j’ai trouvé l’ensemble fort long et assez peu convaincant. Tout converge à ce moment terrible de la première première et c’est à ce moment que le film s’interrompt. Frustration. Il eut mieux valu sabrer dans les prolégomènes et nous faire partager un peu plus le succès d’Esther actrice.
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Publié dans le JLR
je vais finir par croire que je suis seule à avoir aimé Esther Kahn (même si, c’est vrai, c’est long)
Pauvre Barthes qui n’avait pas la chance d »être Sollers