L’axe accidenté de l’érotisme
De 5 à 8 heures, choix de notes pour présenter Françoise Sagan et Bonjour tristesse, écarter les touffes de clichés et de médisances, se figurer un peu l’ambiance de 1954 et entamer le texte. Il y a aussi le poème de Paul Éluard, mis en exergue sans son titre, À peine défigurée (lui aussi), qui renvoie massivement au visage, à l’amour « des corps aimables », qui relie l’impression et le vécu à une présence allégorique du sentiment salué et tutoyé (« Adieu tristesse / Bonjour tristesse / Tu es inscrite […] »), c’est-à-dire au souhait d’une Vie immédiate (titre du recueil d’Éluard en 1935), en accord avec la libération dadaïste et surréaliste, pour le rejet des carcans sociaux qui nient le désir, préfigurant l’existentialisme et son primat de l’expérience directe sur l’acceptation aveugle des héritages.
Or c’est précisément dans cette direction philosophique que va tout de suite le premier paragraphe, définissant le cadre dans lequel viendra s’inscrire juste après l’histoire de Cécile : l’écart entre le ressenti vécu et le mot appris, entre la monade interne (égoïste) et les codes sociaux (honorable), l’enfermement entre « moi » et « soie », c’est-à-dire moi, celle d’avant, projetée, évoquée et reconstruite par le soi qui tient la plume.
« Sur ce sentiment inconnu dont l’ennui, la douceur m’obsèdent, j’hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C’est un sentiment si complet, si égoïste que j’en ai presque honte alors que la tristesse m’a toujours paru honorable. Je ne la connaissais pas, elle, mais l’ennui, le regret, plus rarement le remords. Aujourd’hui, quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres.» (Françoise Sagan, Bonjour tristesse, p. 11)
La première heure du cours a été consacrée à des extraits de dévédés. L’un apporté par notre ami de Koikeland, Erotica, a journey into female sexuality (Maya Gallus, 1997), dont il était question ici-même le 31 janvier, ensemble de témoignages féminins sur la sexualité (dont Pauline Réage, Jeanne de Berg — derrière une voilette, Catherine Robbe-Grillet explique comment une épingle à chapeau peut faire délicieusement souffrir —, Alina Reyes et quelques autres, pour ce qui est du domaine francophone). Un autre, le Writer of O de Pola Rapaport, reçu il y a quelques jours, dont je passe quelques moments-clés avec Dominique Aury, Jean-Jacques Pauvert, Régine Deforges. Ceci pour finir la partie du cours consacrée à Histoire d’O. Enfin, le premier quart d’heure du film d’Otto Preminger, pour y voir l’emploi paradoxal de la couleur et du noir et blanc, la mise en scène de l’isolement de Cécile (alias Jean Seberg) pendant qu’elle danse sur la chanson de Juliette Greco. Mais aussi pour commenter les américanismes introduits dans le décor et jusque dans la trame narrative, comme l’apparat mondain new-yorkais du père et de la fille, ou leur façon de traiter les bonnes de la villa de location. Et une question qui (me) reste sans réponse : Juliette Greco a-t-elle réellement chanté chez Maxim’s vers 1956-1957 ? (à voir ici, deux superbes photos de Claude Azoulay lors du tournage du film, l’une chez Maxim’s, l’autre au Lavandou).
Mais en finit-on jamais avec Histoire d’O ? Lisez attentivement ce qui suit…
Quelqu’un(e), on ne sait pas qui, a déposé sur chaque table de la classe, avant le cours, un document agrafé de sept pages en japonais, avec des passages en gras, en couleur, soulignés (sortant donc d’une imprimante personnelle), dans lequel l’auteur anonyme exprime et revendique sa profonde compréhension du sado-masochisme, pratique réservée selon lui (ou elle) à des personnes très raffinées, la nécessité d’un vécu personnel — et forcément secret — pour comprendre ce que le livre veut dire (traitant Paulhan d’imbécile qui n’a rien compris), le refus définitif qu’il soit question d’associer Histoire d’O et Bonjour tristesse, surtout pour parler du mouvement féministe. Pas une franche opposition mais « un doute énorme », comme le mentionne un sous-titre en français (le reste, je me le suis fait traduire), quant à la validité du cours.
Moi qui rêve depuis plus de quinze ans d’avoir des interlocuteurs à qui parler, alors qu’étudiants, chercheurs et même collègues répondent peu ou pas du tout aux sollicitations, je ne suis pas fâché que quelqu’un produise un tel travail. Et je lui répondrai la semaine prochaine. Tant pis s’il s’agit de la personne qui n’est venue qu’à un seul cours, en auditeur libre.
Je répondrai principalement que l’association des deux œuvres s’est faite par l’année de leur parution, 1954, qui m’a moi-même étonné, et qui était aussi l’année du Goncourt aux Mandarins de Simone de Beauvoir. Alors que la France éternelle perd l’Indochine et se lance dans la Guerre d’Algérie, ça remue fortement du côté des mœurs et du côté des femmes. Et quand ça remue, c’est de bien des façons différentes, comparables ; les émois devant les déhanchements et les susurrements d’Elvis Presley sont à mettre sur la même table d’analyse que Pauline Réage, Françoise Sagan et Simone de Beauvoir. Les féministes ne s’entendent pas entre elles (et eux) sur le point de savoir si Histoire d’O libère ou ne libère pas la femme ; je pense notamment que Gisèle Halimi et Régine Deforges ne doivent pas avoir le même avis.
Plus grave est l’assimilation de ce conte à une sorte de document ou de manifeste SM. Il s’agit là d’une dérive de la réception. Et en refuser la compréhension à qui n’aurait pas soi-même connu le fouet est une forme d’intolérance fondamentaliste hélas de plus en plus courante : seules les femmes battues peuvent parler des femmes battues, seuls ceux qui reviennent d’Irak peuvent parler des traumatismes de ceux qui reviennent d’Irak, seuls les enfants malheureux peuvent parler de l’enfance malheureuse, et ainsi de suite. D’une part ça ne tient pas debout. D’autre part, ça n’a rien à voir avec la littérature.
Et c’est là le plus grave, dans ce que j’aurai à répondre à cette personne qui considère Histoire d’O comme un chef-d’œuvre et Bonjour tristesse comme une production mineure. C’est cette considération elle-même, assénée en une ligne, qui n’est qu’une opinion toute faite et appuyée sur aucune preuve ni aucune étude. Ni la construction narrative, ni le style, ni la profondeur des personnages ni la symbolique des actions ne sont évoqués. Et c’est donc hors-sujet puisque mon cours est un cours de littérature et, précisément, d’explications de textes.
N’ayez crainte, je n’ai pas écrit tout ça le ventre vide. T. et moi sommes allés normalement au Saint-Martin où l’incroyable tiédeur printanière a fait ouvrir la terrasse et venir le monde. On attend qu’une amie de l’Institut finisse son déjeuner pour prendre sa place, on commande une friture de petits poissons de saison, une salade niçoise et on partage un poulet-frites.
Le soir, on regarde Belle toujours (Manoel de Oliveira, 2007), lointaine et mystérieuse et ironique (sadique ?) suite (ou achèvement ?) de Belle de jour (Luis Buñuel, 1967) — pour rester dans l’axe accidenté de l’érotisme et de la libération de la femme…
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Publié dans le JLR
Une parenthèse manquante au niveau de la description d’Erotica ?
Arigato ! C’est rectifié…
Mais qu’est-ce que c’est que le but de ce document-là…Je l’ai lu plusieurs fois, pourtant je n’ai pas compris pourquoi cet auteur l’a écrit. Il a voulu exposer sa riche experience de SM ?
Demain je vais apporter le DVD d’Erotica.
Eh oui, c’est la question — double — de la visée et de la motivation… Mais seule une analyse littéraire du texte japonais pourrait y répondre. Moi, je n’ai que des hypothèses, et elles ne sont pas favorables à l’auteur de ce pamphlet anonyme…