Roulant le diable devant nous
À l’instant, je viens de voir, par hasard, à la télévision japonaise, la finale du 200 mètres hommes. C’est très impressionnant. Ah ! s’il n’y avait que l’esprit olympique, dans ces Jeux, j’aimerais et je regarderais plus souvent.
Mais… au fait, — je ne m’étais jamais penché sur la question — comment peut-on courir plus vite sur 200 mètres que sur 100 ? Je ne me trompe pas : 9,69 s aux 100 mètres et 19,30 aux 200 mètres. C’est bien ça ? Or, 9,69 × 2 = 19,38 ! Sans doute la lancée des cent premiers mètres permet-elle à Usain Bolt de courir plus vite les cent suivants, quelque relâchement qu’il puisse y avoir dans les dernières foulées.
J’en aurais bien besoin, moi aussi, d’une telle lancée ! Sans parler de T. qui me dit, au téléphone, ce soir, qu’elle a été encore moins productive qu’hier. Je la rassure : on n’emporte pas tous les livres vendredi et si on les pose en piles quelque part, il sera encore temps que je m’y mette à partir de samedi… J’imagine son air un peu rassuré, tandis qu’elle se frotte doucement les doigts avec une crème de massage musculaire.
Notre propriétaire (de l’appartement que nous quittons) me disait cet après-midi au téléphone qu’elle serait bien incapable de refaire aujourd’hui un déménagement comme le dernier qu’elle a effectué il y a seize ans. Elle est septuagénaire, maintenant, et tout effort de ce type fatigue et énerve, même quand on se raisonne.
Après, c’est l’ami Alex que nous avons eu en vidéo par Skype, et qui est lui aussi dans les cartons d’un proche déménagement. David m’a appelé dans son bureau pour discuter à trois. Qu’est-ce que nous sommes heureux pour lui ! Je ne peux pas en dire plus…
Ici, on s’est bien débrouillé, David et moi, pour la première partie de nos olympiades. Après ma matinée seul à jeter et nettoyer dans les pièces qui vont accueillir des meubles, puis le déjeuner ensemble au Downey, nous avons procédé au déplacement de 650 mètres d’un canapé trois places. On a attendu 17h30, qu’il fasse moins chaud. On avait monté dans mon bureau un petit diable du sous-sol, pour que personne ne nous le pique (précaution sans doute inutile puisqu’il n’y a quasiment personne dans les bâtiments et les bureaux de la fac). À l’heure dite, roulant le diable devant nous, nous avons franchi les deux cents mètres pour sortir de la fac, les trois cents mètres de descente jusqu’à la rue passante, puis toujours tout droit les cent mètres avant l’entrée de ma résidence, enfin les cinquante mètres de dure montée jusqu’à l’immeuble. La descente des escaliers avec le canapé, moi devant, sous le poids, David derrière, soutenant, s’est rudement bien passée. C’est que ça fait au moins soixante kilos, cette bestiole en cuir ! (Maintenant, je vois des perchistes qui passent les leurs à 5,55 mètres…) On l’a posé debout sur le diable et nous voilà partis pour le chemin inverse, d’abord dans la descente en marche arrière, précautionneusement, puis tout le reste en marche avant, poussant tous les deux dans la montée en regardant sur le côté pour les voitures — ceci dit, je n’imagine pas qu’avec un tel engin jaune d’un mètre quatre-vingts une voiture pourrait ne pas nous voir…
Dans mon bureau, j’avais justement passé deux heures à tout déplacer, y compris débranchement et rebranchement de tous les fils de l’ordinateur, pour faire la place du canapé. Il a quand même fallu pousser encore un peu le bureau pour qu’il rentre, ce bazar moutarde !
« Le corps est un espace avec des portes d’entrée les yeux les oreilles et une porte de sortie la bouche. Le corps est un espace dans lequel on se tient. Par la bouche, on crie. Le corps est le premier lieu et le corps est changeant. Il a des fissures des brisures qui apparaissent, à l’intérieur et à l’extérieur. Il se laisse envahir effriter racornir il fait signe il se tait il obéit ou pas. On le lave on l’habille on l’entretient on s’en occupe mais quoi qu’on fasse il nous fait la grâce de vieillir en même temps que nous.
Le notaire a téléphoné. C’est Jean qui le dit : La maison vient d’être vendue.
Le plus étrange est ce lieu qui m’entoure. le parquet sombre figure la terre, les lattes brunes les racines des grands pins. Le bleu du plafond représente bien évidemment le ciel.
Par l’art de la métaphore, je pourrais tout aussi bien n’être qu’un arbre. Les pieds ancrés dans la boue, les bras tendus mains écartées s’agitant sous la houle. J’imagine, sous l’eau comme bulle soulevée, frottement du silence contre les oreilles, un bruissement régulier tout atténué compter jusqu’à vingt, trente, quarante bulles d’air remontent à la surface, surnagent au milieu des lys.
J’ai regardé le jaune des jonquilles en bouquet posées à côté du lit.
J’ai dit : C’est bien que la maison soit vendue. Il y aura des enfants pour dessiner sur les murs de la chambre des bonhommes avec un gros ventre et une bouche qui sourit.
Puis le calme m’est revenu.» (Lise Benincà, Balayer fermer partir, p. 88-89)
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Publié dans le JLR
Écho ? plus de déménagement pour moi (le dernier avec ma maigreur emballant ma vie dans des cartons accumulés dans 20m2 m’a suffi – pleine sympathie) mais peut-être penser à commander « balayer, fermer, partir »
Effectivement, c’est surtout le départ qui fait baisser la vitesse moyenne. Il faudrait faire un 100m lancé pour comparer.
Le déplacement du canapé en 9,69×6,5 ?
Si 9,69 est en minutes, oui, c’est à peu près ça ! Merci d’avoir souligné la prouesse !
À moins que ce ne soit de la poésie, c’est la partie de l’accélération du début de la course. Sur un 100m ou un 200m il ne faut toujours que 20m pour accélérer. 😉
Les livres… À chaque déménagement cela représente 70% de mon volume et surement 95% du poids et le volume augmente à chaque fois
Oui, la poésie de l’accélération !
Sur 400 m on voit bien que c’est différent, il faut prendre un rythme de croisière, déjà…