Ne pas alourdir la volute textuelle

mardi 3 février 2009, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Depuis des semaines, T. rêvait (après le cassoulet) de déjeuner de sandwiches chez Kayser, dans le coin café qui jouxte la boulangerie. Au pain frais, sur commande. Pas des sandwiches préparés à l’avance. Ici, c’est un luxe et la baguette Monge est sublime.
Après le café et une comme toujours déchirante séparation, je continue Traques dans le shinkansen. J’avance vite dans ce livre, c’est étonnant comme j’avance vite. C’est lui qui avance vite. C’est son écriture, son rythme. Ça se déroule malgré moi, dans une superbe clarté qu’ombre pourtant l’implacable fatalité des quatre destins entrelacés par l’alternance des chapitres. Deux se parlent de leur passé, tellement différents, et pourtant proches par la fuite de ce qui les opprime. Deux vivent leur présent sans rien se dire tant ils savent courir à leur perte sans y rien pouvoir. Mais qui les tient et les tisse ? Et pourquoi ?
En février 2005, je notais quelques phrases de Frédérique Clémençon tirées d’une émission de 2003. Elle déclarait vouloir, dans son troisième livre, s’il venait à exister, parler du monde de l’entreprise d’une façon qui ne serait pas caricaturale. Est-ce de cette intention qu’hérite le Vincent de Traques ? Nous le saurons peut-être dans le Du jour au lendemain prévu pour le 24

« Depuis quelques mois, sans qu’il me soit possible de relier ce nouvel état à quelque événement que ce soit, j’entends par là un événement probant dont l’évidence remettrait chaque chose à sa place et chasserait en un rien de temps mes vertiges, mes sueurs froides, ma présence ici m’apparaît soudain d’une totale incongruité et tient en quelques mots : qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je fais dans cette tour semblable à toutes celles que j’aperçois de mon bureau et que j’ai vues sortir de terre ces deux dernières années, pousser comme des champignons, un immeuble tout de verre fumé dont la plupart des occupants réguliers me sont inconnus, situation qui, en dépit de sa banalité ou plutôt en raison de sa banalité même, n’en relève pas moins pour moi, à certaines heures de la journée, de la plus parfaite absurdité quand je ne vois pas dans ce fourre-tout studieux et anonyme la manifestation supérieure de quelque cruauté, de quelque intention malfaisante ? Mais il peut tout aussi bien se faire, à d’autres moments de la journée, que mon statut de rouage minuscule, de composant insignifiant égaré dans l’organigramme complexe de l’entreprise me procure un soulagement égal en intensité à celui que je ressens lorsque je me retrouve seul à l’étage et que je contemple, rasséréné, les fauteuils et les couloirs vides : l’anonymat comme la solitude constituent quelquefois autant de trésors qu’il n’est pas inutile de préserver quand l’hostilité gagne tout autour de moi, me dis-je alors, profitons-en.» (Frédérique Clémençon, Traques, p. 62-63)

Au bureau, une étudiante passe emprunter le dévédé de Lady Oscar. À une semaine de la date limite, il est grand temps de se mettre à son rapport de fin d’année…

Après le dîner, j’essaie de regarder le film Bonjour tristesse (Otto Preminger, 1958) mais je trouve ça tellement kitsch que j’arrête au premier quart. Un autre jour peut-être…
Le texte est-il  kitsch, lui aussi ? Et est-ce que ce mot a un sens en littérature ?
Oui, c’est bien possible. Mais comme tout texte il m’autorise, pendant que je le lis, à ne mettre ni visages aux personnages, ni couleurs, ni formes aux lieux et aux objets — ou d’une façon telle que leur construction mentale ne les constitue pas vraiment en une succession d’images. Pour moi, il y a une légèreté d’épure dans la lecture, quelque chose qui me permet de ne pas visualiser, de ne pas alourdir la volute textuelle avec le concret de la vision. Ce caractère général qui différencie (chez moi ?) littérature et cinéma peut se trouver amplifié dans ce cas par, d’un côté, l’écriture insolente de Sagan, de l’autre, par la lourdeur caricaturale, pataude, j’allais dire américaine, des images de Preminger.
Heureusement qu’il y a eu Tuxedomoon — morceau que j’ai connu dans les années 80, bien avant de lire Sagan.

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Publié dans le JLR

Une réponse à “Ne pas alourdir la volute textuelle”

  1. brigetoun dit :

    bonjour tristesse gardera pour moi le parfum d’avoir été lu en cachette dans la fraîcheur d’une pièce au coeur de l’été, pas si loin de son cadre – à peu près tout ce qui m’en reste, avec le fait que c’est à peu près l’époque où Saint Tropez a entamé sa descente, jusqu’à devenir, il y a fort longtemps déjà, un endroit impossible