Regarde dans de grandes boules de verre
Du rangement dans mes disques durs. Puis dans mes affaires pour un aller-retour à Nagoya. Je mets ma petite valise dans une grande que T. veut remiser là-bas. On range également les provisions de secours en cas de tremblement de terre dans la grande Rimowa — le cas échéant, ce sera facilement accessible, transportable et résistant.
Comme c’est un peu la fin des vacances, on va déjeuner au Loisir, dans la montée de Kagurazaka. Il y a maintenant un menu de déjeuner à 1050 yens, avec entrée, plat et café, le tout servi généreusement, sauf le café qui est plutôt serré dans le fond de la tasse — à l’italienne.
Nous nous quittons à la gare d’Iidabashi et je vais prendre le shinkansen de 14 heures. C’est un horaire auquel voyagent pas mal d’enfants avec leur mère. Il y a des tranches comme ça, avec des populations ciblées. Ça ne m’empêche ni de lire ni de dormir.
« O s’avança près de la console, Monique et Jeanne restèrent debout de chaque côté de la cheminée. À ce moment-là deux hommes entrèrent, et le premier valet sortit à son tour. O crut reconnaître, à sa voix, l’un de ceux qui l’avait forcée la veille, et qui avait demandé qu’on rendît plus facile l’accès de ses reins. Elle le regardait à la dérobée, tout en versant le café dans les petites tasses noir et or, que Monique offrit, avec du sucre. Ce serait donc ce garçon mince, si jeune, blond, qui avait l’air d’un Anglais. Il parla encore, elle n’eut plus de doute. L’autre était blond aussi, trapu, avec une figure épaisse. Tous deux assis dans les grands fauteuils de cuir, les pieds au feu, fumèrent tranquillement, en lisant leurs journaux, sans plus s’inquiéter des femmes que si elles n’avaient pas été là.» (Pauline Réage, Histoire d’O, p. 60)
Même dans la scène de pénétration qui suit, ainsi que dans les autres scènes proposant des ébats sexuels, l’activité sexuelle, le mouvement coïtal ou les détails gymnastiques ne sont jamais le centre ni la visée de l’écriture. C’est souvent expédié en trois mots. Est-ce par gêne ? Par décence, comme le dit Jean Paulhan dans sa célèbre préface intitulée Le Bonheur dans l’esclavage ? Non, je crois plutôt que, contrairement à la pornographie qui a effectivement cela pour objet, et pour objet unique, l’érotisme réagien, qui n’est en effet ni sadique ni masochiste, conçoit le sexe, les scènes de sexe, comme une péripétie certes nécessaire mais qui n’est qu’un accident dans une marche vers autre chose. La veille n’est ici remémorée que pour répéter la demande de rendre « plus facile l’accès de ses reins » et la scène qui suit, sexuelle, sera expédiée en dix lignes pour rouvrir le sujet par un : « Jacques a raison […] elle est trop étroite, il faut l’élargir » (p. 61), que suivront plusieurs pages sur l’élargisseur — « une tige d’ébonite faite à l’imitation d’un sexe dressé » (p. 62) — et l’élargissement d’O pendant « huit jours » (p. 63). Enfin, O — élargie, c’est-à-dire libérée — ressent que « les parties de son corps les plus constamment offensées, devenues plus sensibles, lui paraissaient en même temps devenues plus belles, et comme ennoblies » (p. 64), c’est-à-dire « qu’à être prostituée elle dût gagner en dignité » (id.)…
Ce ne sont que les fantasmes d’Anne Desclos mais ils recèlent l’essence d’O, et une motivation d’écriture qui n’est à chercher ni chez Sade, ni chez Sacher-Masoch, ni chez Bataille.
L’appartement n’a pas souffert de mon absence. Peu de choses au courrier, sinon les superbes calendriers réalisés par notre ami Bikun, alias Olivier Gascoin, avec une sélection ses propres photos, et dont je dois donner un exemplaire à Manu et à Katsunori.
Dans l’après-midi, France Info annonçait qu’hier « [le journal ] Le Monde avait prévu cette annonce ». Il s’agit de Sarkozy voulant supprimer les juges d’instruction. Il faut imaginer des journalistes du Monde, l’un regarde dans de grandes boules de verre, un autre ausculte des marcs de café, des vols d’oiseaux, les entrailles des tortues sacrifiées, puis ils font une conférence de rédaction pour prévoir ce que Sarkozy va dire.
Si personne ne croit plus à la fable du secret de l’instruction, en revanche on croit encore tous à celle du professionnalisme des journalistes…
Tags : Bataille Georges, Desclos Anne, Gascoin Olivier, Paulhan Jean, Réage Pauline, Sacher-Masoch Leopold von, Sade Donatien Alphonse François marquis de, Sarkozy Nicolas
Publié dans le JLR
Au fait, est-ce que tu as la bio de Dominique Aury qu’a écrit Angie David ?
En lisant les distinctions que tu fais, à juste titre mais qu’il faudrait sans doute nuancer et préciser (notamment sous l’angle des « motivations d’écriture » auxquelles tu fais allusion…), entre « Histoire d’O » et Sade ou Bataille, on pourrait avoir l’impression (?) que tu considères « la pornographie » et le sexe comme « le centre », « la visée » ou « l’objet unique » de l’écriture de ces derniers !? ce qui est très loin d’être le cas et serait même un contre-sens. Même dans le récit le plus « extrême » de Sade, « Les 120 journées », où les idées sont pourtant moins philosophiquement développées que dans d’autres romans, les choses sont malgré tout assez évidentes… et ce qui sous-tend toute l’écriture et la pensée de Sade, où bien sûr l’érotisme est représenté dans tout l’éventail de ses possibles, a trait à bien autre chose que le seul sexe, puisqu’il s’agit de l’homme en général et de ce que Sade nomme « le coeur humain » : désirs, imagination, nature humaine et nature tout court, politique, liberté, lois, droit, justice, morale, société, famille, Dieu, religion, etc. etc. : on a affaire à toute une philosophie, unique, et qui reprend et approfondit toute la philosophie des Lumières, bien au-delà de la seule « gymnastique »… Il s’agit bien AVANT TOUT de « philosophie »… « dans le boudoir »… et de philosophie qui englobe tout ; Sade s’en est d’ailleurs lui-même expliqué, que ce soit dans ses « Idées sur le roman » ou sous un angle plus politique dans « Français, encore un effort »…
comme chez Bataille d’ailleurs, d’une tout autre manière, que je n’approfondis pas ici, mais tous les écrits réunis sous le titre de « Somme athéologique » sont assez clairs là-dessus…
D’accord avec toi, pas de problème. Si tu me lis bien, il n’y a pas d’assimilation porno, Sade, Bataille. Le porno est centré sur l’activité sexuelle : excitation, sport, jouissance. En revanche, Sade est toujours dans la philosophie et Bataille presque toujours dans la religion — pardon pour les raccourcis. Réage, non, ni philo, ni religion (dont Anne Desclos était pourtant spécialiste), ni porno ; ce serait plutôt un questionnement sur l’amour, à la fois libération et esclavage, et les méandres psychologiques produits par cette antinomie.
Ceci dit, je suis preneur des critiques et recommandations, ne te gêne donc pas si tu en as le loisir.
Pas trop le loisir de développer, désolé (convalescence oblige… mais mon opération s’est bien passée. Merci d’ailleurs à Christine pour son mot de l’autre jour.)
Juste au passage, malgré le « pardon des raccourcis » : « Bataille presque toujours dans la religion »… hum, ça se discute… plutôt « athéologie »… très nettement post-mort de Dieu, dans le sillage de Nietzsche, sans Dieu, sans transcendance et sans aucun absolu (tous termes malgré tout nécessaires à un discours qui serait « dans la religion »)… certes, hanté par le « sacré », qui ne se confond pas avec la religion. Quant à moi, je parlerai plutôt de pensée mythique plutôt que de religion ou de mysticisme… ou encore de philosophe-artiste, encore au sens nietzschéen.
Mais bon…
Au passage, pour faire le lien avec « Histoire d’O », tu n’es pas sans ignorer les multiples clins d’oeil faits à « Histoire de l’oeil » justement… ne serait-ce que le titre, l’ouverture aveugle de cette O ou encore Sir Stephen en clin d’oeil à Sir Edmond… et selon l’expression de Mandiargues, l’impression commune, à travers des écritures certes très différentes, de pénétrer dans « le feu, la nuit de l’âme ».
Amicalement