Des tribus de bouseux arriérés

vendredi 2 janvier 2009, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Au travail, dès 7 heures. Il y a tellement de retard que je me demande comment je vais faire. Je ne sais pas par quoi commencer. Commençons — ou continuons — par les vœux électroniques : écrire, répondre… D’ailleurs, il faut aussi qu’on rachète des cartes vierges et que j’en calligraphie à nouveau une vingtaine.
Déjeunons avec un téléfilm de pandémie, Virus au paradis (Olivier Langlois, 2003). Pas du grand cinéma, d’ailleurs pas beaucoup d’échos dans la presse ou le web, mais plutôt bien fait, mi-poétique mi-pédagogique, ce qui change du traitement du même thème dans le cinéma américain (déploiements policiers, déballages technoïdes, surcharges musicales, etc.). Ici, l’imaginaire et vraisemblable « grippe de Dakar » révèle l’attitude frileuse des politiques, le carriérisme des scientifiques, les aléas de l’épidémie, puis la douleur de perdre des collaborateurs devenus proches, l’élargissement des recherches de l’espace au temps, enfin la nécessité des actions internationales concertées.
Amusant que l’on voie cela le jour même du départ du Dakar, ce rallye insupportable qui, après avoir pourri l’Afrique s’en va pourrir l’Amérique du Sud… Avec toujours, à la télé comme à la radio, le même discours enthousiaste (et Ô combien intéressé) des organisateurs — dans lequel j’entends toujours celui des colonisateurs qui apportèrent la civilisation et la richesse à des tribus de bouseux arriérés.

« René qui s’était approché des deux femmes dit à O : « Regarde.» Et à Jeanne : « Relève ta robe.» À deux mains elle releva la soie craquante et le linon qui la doublait découvrant un ventre doré, des cuisses et des genoux polis, et un noir triangle clos. René y porta la main et le fouilla lentement, de l’autre main faisant saillir la pointe d’un sein. « C’est pour que tu voies », dit-il à O. O voyait. Elle voyait son visage ironique mais attentif, ses yeux qui guettaient la bouche entrouverte de Jeanne et le cou renversé que serrait le collier de cuir. Quel plaisir lui donnait-elle, elle, que celle-ci, ou une autre, ne lui donnât aussi ? « Tu n’y avais pas pensé ? » dit-il encore. Non, elle n’y avait pas pensé. Elle s’était affaissée contre le mur entre les deux portes, toute droite, les bras abandonnés. Il n’y avait plus besoin de lui ordonner de se taire. Comment aurait-elle parlé ? Peut-être fut-il touché de son désespoir. Il quitta Jeanne pour la prendre dans ses bras, l’appelant son amour et sa vie, répétant qu’il l’aimait. La main dont il lui caressait la gorge et le cou était moite de l’odeur de Jeanne. Et après ? Le désespoir qui l’avait noyée reflua : il l’aimait, ah ! il l’aimait. Il était bien maître de prendre plaisir à Jeanne, ou à d’autres, il l’aimait. « Je t’aime, disait-elle à son oreille, je t’aime », si bas qu’il entendait à peine. « Je t’aime.» Il ne partit que lorsqu’il la vit douce et les yeux clairs, heureuse.» (Pauline Réage, Histoire d’O, p. 55 — livre dont il ne vaut mieux pas voir le film qui en a été tiré, si je puis dire…)

Le problème — d’une tentative de critique littéraire — avec le texte à contenu érotique (qu’il s’agisse d’action réaliste à tendance pornographique ou de fantasme où le flou et l’indécis dominent, ceci dit pour ratisser large), c’est qu’une partie du sens textuel s’adresse directement, par la façon de ressentir ce que le texte nomme, montre ou décrit, à l’inconscient et au désir de jouissance du lecteur (ou de la lectrice), par dessus l’épaule du (ou de la) critique tandis que ce dernier (ou cette dernière) prétend le plus souvent rester objectif et ne traiter que de la littérarité du texte. Cette sorte de méprise, ou d’hypocrisie, volontaire ou non, consciente ou non, entraîne le (ou la) critique à tresser des couronnes de laurier aux auteurs dont les goûts et les fantasmes s’accordent aux siens, valorisant le cas échéant des procédés littéraires qui sont en effet pertinents, efficaces et parfois beaux, tandis qu’elle le poussera vers l’éreintement et le mépris, vouant derechef les mêmes procédés aux gémonies du style.
Deux critiques dont les tempéraments divergent, s’invectivant d’une tribune ou d’un micro à l’autre, semblent ainsi jouer une pièce pour onanistes sourds…
Si l’on a bien suivi mon raisonnement, on ne s’étonnera pas que je veuille l’étendre à tout le champ littéraire — et non au seul champ de l’érotisme qui s’offrait ici tendrement en exemple.
Cependant il faut, même si ma conception de l’amour ou du sexe n’est pas celle d’O. ou de René (ce qui est en effet le cas), que je puisse observer objectivement ce texte en tant qu’ensemble de relations entre des mots, des sons et des effets de sens (dont certains ne rencontrent pas mes goûts, donc) pour éventuellement pouvoir en jouir littérairement.

Bien sûr, avec tout texte dont on se croit le critique détaché, on est à la fois objet et sujet. On objecte, on fait le fier et le malin avec sa science et son expérience pendant que le texte nous assujettit aux règles secrètes que l’auteur a élaborées et dont il n’était d’ailleurs pas toujours bien conscient. Et plus on le suit en croyant le mener, moins on est objectif en croyant sincèrement le dominer. La critique littéraire, qui peut être si belle et éclairante, dans certains cas, peut aussi se transformer en clownerie publique et triste, ou en auto-analyse d’un puissant comique involontaire.

On ne sort qu’à la nuit tombée, pour quelques courses et emprunter un dévédé. Ce sera le moyen Suspect Zero (E. Elias Mehrige, 2004).

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6 réponses à “Des tribus de bouseux arriérés”

  1. vinteix dit :

    Personnellement, je ne crois pas en une « objectivité » de la critique littéraire, d’abord parce qu’on ne peut séparer foncièrement sujet et objet, sauf arbitrairement, qu’on ne peut séparer de manière générale les problèmes du corps et de l’esprit (sauf à séparer aussi, de manière toute artificielle, cerveau et esprit), et qu’il y a toujours cette interdépendance et non-séparation que je revendique et qui rejoint un peu notre ancienne discussion sur « recherche » et « critique »…
    et parce qu’un grand texte, pour moi en tout cas, ne renvoie pas qu’à des mots, au dictionnaire, mais à l’homme, à la vie, au monde… il me touche au-delà de sa seule « littérarité » (sinon on est peu ou prou dans une position esthétisante de « l’art pour l’art », séparé du reste) ; parmi d’autres choses, c’est une des grandes leçons de Blanchot d’avoir montré comment la littérature ne vaut que si elle est plus que la littérature. Deleuze, quand il fait de la critique littéraire, n’a pas dit autre chose, montrant comment un texte, au-delà des seuls mots, mais avec les mots, par les mots, renvoie au monde, au réel, à des problèmes philosophiques, esthétiques, éthiques, politiques…
    Ainsi la présentation que tu fais d’une critique littéraire qui prétendrait rester « le plus souvent » (?) « objective » me semble très réductrice. Quant à moi, je préfère une critique consciemment subjective et affirmée comme telle.

    S’agissant du texte érotique en général, on ne parlerait que de « mots », de manière formelle, à la manière d’un linguiste auscultant l’anatomie d’un texte mort, que ce serait précisément une mort de ce texte. Il n’y a pas « méprise » ou « hypocrisie » à ne pas séparer, mais au contraire volonté, consciente et revendiquée, de ne pas séparer dans telle critique, comme c’est précisément le cas d’Annie Le Brun (que je citais encore l’autre jour) au sujet de Sade. Replongé dans Sade en ce moment, je viens de relire son « Bloc d’abîme » – et ce qui caractérise le texte critique d’Annie Le Brun (qui aime les sucettes) est qu’elle ne sépare pas sa lecture de Sade de sa pensée personnelle du corps, du désir, des phantasmes, de l’érotisme, de son expérience, etc. et qu’elle lie/lit intimement sa vie, son être, sa pensée, son « expérience intérieure » au texte qui la secoue et l’ébranle.
    Bref, sa lecture elle-même est érotique, amoureuse ou passionnée, comme toute lecture devrait l’être à mes yeux.

    Un passage, que j’ai fait mien depuis longtemps, résume tout pour moi :
    « Très inquiétante négligence d’être devenue la négligence majeure de notre modernité finissante : A SAVOIR LA CRIMINELLE LEGERETE DE CROIRE QUE LES MOTS VIVENT INDEPENDAMMENT DES CHOSES ET QUE LES CHOSES VIVENT INDEPENDAMMENT DES MOTS. La vie et la pensée de Sade viennent nous convaincre du contraire (…) »

    Amicalement
    V

  2. Berlol dit :

    Je t’attendais. Il est des sujets où je sais que tu viendras… Et je suis d’accord avec toi. Sauf que… je ne revendique pas ma subjectivité : comme ci-dessus, je la mets en scène comme quête d’une objectivité quasi-impossible mais vers laquelle il me semble qu’il faut (pré)tendre. Sinon, c’est la foire des subjectivités débridées et l’on retombe direct dans la guerre du goût, et rien n’est « analysable » ou même seulement « étudiable ».

    Si Ambroise Paré n’ouvrait pas le mort, il ne comprendrait pas le vivant. (C’est qu’il n’ouvre pas le mort en tant qu’il est mort, je veux dire pour le comprendre en tant que mort, mais en jouant au mort-vivant, au mort comme si c’était un vivant… De même pour le texte…)

  3. vinteix dit :

    Je savais aussi que tu m’attendais un peu… hi ! hi ! comme un jeu d’aimant en quelque sorte !
    Oui, je suis peu ou prou d’accord avec toi… Finalement, on est toujours plus ou moins entre subjectivité et objectivité…
    Pardon de ne pas développer davantage… pour l’instant et pour quelque temps encore… mais préparatifs en vue de mon hospitalisation demain matin.
    A+
    Amicalement

  4. Berlol dit :

    Dans ce cas, je te double et te triple mes vœux de santé ! Tiens-moi au courant.

  5. vinteix dit :

    Merci pour tous tes MEUHS, que je te renouvelle.
    Douce nuit.
    A+ (ce n’est pas mon groupe sanguin).

  6. christine dit :

    Vinteix, je ne vous connais que par nos échanges de commentaires, mais je vous souhaite aussi de tout coeur une très bonne année 2009, même si elle commence mal.