Avec ou sans déguisement
« Puis, comme il basculait dans le vide sous l’effet d’une violente poussée, son interjection se transforma en un cri étranglé, gémissement horrifié qui se prolongea pendant que ressuscitaient, à l’accéléré, les sensations de son dernier rêve. Pendant sa chute il eut à peine le temps de souhaiter s’éveiller encore avant de toucher le sol mais, cette fois, non. Cette fois son corps se disloquerait vraiment sur les rochers. De l’homme nommé Kastner ne resteraient plus assemblés que ses vêtements, changés en sacs d’ossements brisés. Deux heures plus tard la marée monterait se charger d’eux, puis son coefficient record les emporterait très loin des côtes et six semaines après, méconnaissables, la mer les restituerait. » (Jean Échenoz, Les grandes blondes, Minuit, coll. Double, p. 24)
Quelques lecteurs se souviennent certainement de mes voisins d’en face, de leur merveilleuse intimité sans rideaux,1 des soirées bruyantes sur leur balcon jusqu’à pas d’heure, du récent paroxysme après la Bohême d’Aznavour… C’était fin juin, il y a un mois. Eh bien, ils sont partis. Et pas pour les vacances : ils sont partis pour de bon. Et leurs voisins du dessus, et d’autres sur leur gauche aussi. En face de nous, il y a maintenant quatre appartement de plus de deux cents mètres-carrés qui nous offrent leur vide reposant. À l’échelle de Tokyo, il paraît que c’est une hécatombe. Un grand nombre d’expatriés ont ainsi choisi d’interrompre prématurément leur juteuse carrière nipponne pour aller, avec femme et enfants, voir ailleurs si c’était pas moins irradié qu’ici. Pour préserver les apparences, la dignité et le prestige de leur rang social, ou pour ne pas perdre les avantages stipulés dans leur contrat, ils n’ont pas vidé les lieux fin mars ou début avril. Je ne les blâme pas ; il est probable qu’à leur place j’aurais fait de même. Banques et grandes entreprises vont envoyer en septembre des cadres célibataires, plus jeunes et sans doute moins coûteux, et qui n’habiteront pas d’aussi grands appartements…
À propos de départs, et de ce qui viendra après, France Culture n’a jamais été aussi… sinistrée. Au moins trois animateurs que j’ai entendu annoncer leur départ définitif (ce qui doit vouloir dire qu’il y en a d’autres), sans rien révéler de ce qui viendra après eux à la rentrée. Raphaël Enthoven (Nouveaux chemins de la connaissance), Tewfik Hakem (À plus d’un titre), Joseph Macé-Scarron (Jeux d’épreuves) étaient pour moi trois voix de qualité, trois lieux de prescription littéraire. Donc pas de liens, qui seraient morts-nés.
Arrivant à la cinquantaine, nous nous demandons ce que nous allons avoir : Parkinson, Alzheimer, cancer de la thyroïde, accident de vélo ou crash d’avion. Aucun apitoiement sur nous-mêmes, juste la recherche du plus économique, de la plus simple solution. Et de loin, c’est l’avion qui a nos faveurs. Quand je dis « nous », je pense à T. et moi, ensemble, ici comme ailleurs.
L’ami qui est à l’hôpital à Shinjuku depuis deux mois et demi après un accident de scooter va en sortir demain. Je l’ai gratifié la semaine dernière d’un exemplaire de Bardo or not bardo ramené de Paris (nulle librairie de Tokyo n’en possédant). Comme il avait frôlé la mort, selon moi, il devait être informé de ses droits post-mortem.
À cet égard et quand la chaleur est grande, comme en ce juillet de 2011 au Japon irradié, je trouve que les sonorités de l’anglais, au moins celles trouvées par Brian Evenson, sont d’un excellent effet :
« Switching off the air conditioning had brought about a rise in temperature. With the exception of a pinkish night lamp which was dying in agony at the entrance to the neighboring compartment, no lamp in the train car was working. Around us was the odor of sleep and mold. In the living space – I mean by this that in which we lived – the trend was toward steam, toward humid condensation, miasma. My brownish rags, my indigo scarves and my feet started to give off the stale smells of a locker room. Beneath my clothing, my underthings were wringing wet. I remained stoically inert for an hour, then I started to think that action on my part was legitimate and even desirable. Taking advantage of a moment of inattention on Schlumm’s part, I manipulated, making use of an able-bodied toe that I had, the control for the air conditioning. » (Antoine Volodine, traduit par Brian Evenson, Schlumm (from Bardo or not bardo), revue Puerto del sol, 2010)
Pendant ce temps, Antoine Volodine nous envoie par le numéro 2 de la revue Fixxion2 un Récapitulatif pour d’autres nous autres ainsi que pour nous-mêmes et nos semblables ou dits semblables que je reproduis dans le PPE et qui aura de nouveau valeur de séditieux manifeste, au moins pour continuer à « Aimer nier obscurément ou brillamment l’indéniable ».
Notes ________________- Une majorité de Japonais, je pense, souhaitent avoir des rideaux, des panneaux mobiles, des éventails, pour leur tranquillité mais aussi du fait de leur retenue. La vitalité colorée et bruyante dont ils peuvent faire preuve pour certaines occasions publiques, avec ou sans déguisement, fait partie d’un folklore et d’une socialité codée, d’ailleurs rarement immodeste et qui, de toute façon, ne se continue pas dans l’espace privé. [↩]
- Numéro dirigé par Dominique Viart et Wolfgang Asholt. [↩]
Tags : Asholt Wolfgang, Aznavour Charles, Échenoz Jean, Enthoven Raphaël, Evenson Brian, Hakem Tewfik, Macé-Scarron Joseph, Viart Dominique, Volodine Antoine
Publié dans le JLR
Si au moins les départs créaient de nouveaux emplois pour les autres… mon cynisme ? 🙂
Non, sans doute… Oui, je suis d’accord avec l’idée. Sauf qu’à France Culture, depuis quelques années, ça semble toujours aller dans le même sens, vers le pire…
Si l’on excepte le site internet, bien sûr.
Ajoute la fin des « Passagers de la nuit » et continent plus silencieux : la liquidation en quelques années d’une bonne part des commandes fiction qui irriguaient la création. Ça fait probablement partie de la mutation globale vers le web?