EN LISANT LES ÉPIGRAPHES DE CLAUDE SIMON

L'épigraphe, nous enseigne le dictionnaire, est une courte citation qu'un auteur met en tête d'un livre ou d'un chapitre pour en indiquer l'esprit. Il s'agit donc, tout d'abord, d'un genre établi, d'une pratique d'auteur instaurée de longue date. Et c'est bien en tant que telle qu'elle signifie premièrement, c'est-à-dire : avant qu'on ne lise vraiment le contenu de l'épigraphe.
   Tournant les premières pages d'un ouvrage littéraire, passant la page de titre et les éventuels avertissements, la préface ou la dédicace, le lecteur découvre : soit le début du texte, sous forme d'une suite de paragraphes plus ou moins serrés qui se continue sur les pages suivantes, avec ou sans titre de chapitre ; soit un paragraphe isolé et de typographie remarquable qui précède le début du texte ; soit une page presque vide, précédant celle où le texte commence et qui ne contient que quelques lignes, souvent centrées ou sur la droite, parfois en caractères italiques, suivies ou non d'un nom d'auteur ou d'oeuvre.

   Nous nous proposons ici d'analyser les effets de lecture que cette situation épigraphique suscite chez le lecteur, en prenant exemple des épigraphes des premières oeuvres de Claude Simon. La pertinence de ce corpus est qu'on y voit se former une esthétique depuis sa marge, et naître, par la bande, la spécificité d'un auteur que la suite des ses oeuvres ne démentira point. De plus, l'étude de toutes les épigraphes déborderait largement du cadre imparti pour le présent article.
   On sait que les informations péritextuelles que l'on possède sur un texte, orientent assurément la lecture que l'on va en faire. Si l'auteur est connu, réputé, si l'oeuvre a déjà un passé critique ou historique, si elle a été honorée d'un prix littéraire, ou si, à l'inverse, il s'agit d'un livre inconnu d'un auteur dont on ne sait rien, la lecture est en quelque sorte déjà commencée avant la première ligne par les significations que prennent ces informations pour chaque lecteur : tel qui n'aime pas les prix littéraires fronce déjà les sourcils, tel autre qui est féru d'un auteur apporte avec lui un lourd bagage.
   "En indiquer l'esprit", comme dit le dictionnaire, est une expression pour le moins imprécise qui pose l'existence d'un lien vaguement analogique. Cette imprécision nous invite à imaginer plusieurs possibilités :

   Mais sauf exception, il faudra souvent attendre quelques dizaines ou centaines de pages, voire la fin de l'oeuvre, pour bien comprendre la signification et la portée de l'épigraphe (si on ne l'a pas oubliée...) – la re-lecture de cette exergue après la fin de l'oeuvre s'impose donc.
   Parce qu'"épigrapher est toujours un geste muet dont l'interprétation reste à la charge du lecteur"(Note 1), il n'est guère possible de fixer un code exact, ni une typologie à laquelle les lecteurs se référeraient, consciemment ou non. On peut d'ailleurs, comme G. Genette, soupçonner "certains auteurs d'en placer quelques-unes au petit bonheur, persuadés à juste titre que tout rapprochement fait sens, et que même l'absence de sens est un effet de sens."
   Comme le titre lorsqu'il est ambigu, mystérieux ou trop général, l'épigraphe ouvre une question qui n'aura de réponse, si elle en trouve une, qu'avec la connaissance de la totalité de l'oeuvre : le hors-texte, l'ex-ergon ou hors-d'oeuvre acquiert d'emblée le statut de mise en abyme proleptique... alors qu'il n'est pas écrit par le même auteur.
[...] les épigraphes, titres aussi à leur manière, ou sommaires denses et symboliques, proposent dans la plupart des cas, chez un Stendhal, un Giono, de véritables énigmes, que seule la relecture pourra élucider. (Note 2)
   Mais G. Genette nous signale également une fonction "oblique" de l'épigraphe, qui s'accorde précisément avec l'importance que nous donnons ici à l'aspect visuel, à la perception, dans la mesure où le nom de l'auteur ou de l'oeuvre que l'on cite est ostensiblement isolé dans le blanc d'une marge, c'est-à-dire parfois brandi :
[...] dans une épigraphe, l'essentiel bien souvent n'est pas ce qu'elle dit, mais l'identité de son auteur, et l'effet de caution indirecte que sa présence détermine à l'orée d'un texte – caution moins coûteuse en général que celle d'une préface, et même que d'une dédicace, puisqu'on peut l'obtenir sans en solliciter l'autorisation. (Note 3)
   L'habitude prise par les lecteurs depuis plusieurs siècles fait d'ailleurs que même l'absence de référence pour une épigraphe produit un effet de sens. Non seulement un mystère naît de ce manque, voire de ce manquement aux conventions, mais de plus on sent bien que ce qui nous est caché l'est pour une certaine raison, qui fait elle aussi mystère, et qui vient s'ajouter au travail herméneutique auquel le tout de la lecture va donner lieu.
   On comprend ainsi qu'à ce simple frontispice sont attachés des enjeux stratégiques dans lesquels l'auteur est fortement investi. S'il a passé beaucoup de temps à préparer plusieurs centaines de pages, il en passe également à aménager l'espace inaugural.    À moins qu'il ne l'aménage pas du tout, ce qui a aussi son effet sur le lecteur, plongé soudainement, sans ménagement, sans appui, dans le nouveau monde du texte.
   On a vu que ces enjeux sont de plusieurs ordres : sémantico-narratif, pour le rapport entre l'épigraphe et l'oeuvre ; littéraire, pour des questions de genre ou de filiation ; mais aussi sociologique, par un fait d'imitation des autres auteurs et de recherche d'une caution qui n'est peut-être pas seulement littéraire. Dans les années 1930, Claude Simon a nécessairement commencé par subir ce phénomène stratégique dans ses lectures personnelles ou dans ses travaux scolaires ; puis, écrivant à son tour, sa pratique de l'épigraphe vient s'inscrire dans le genre en même temps qu'elle vaut pour chaque texte affecté. Mais de quelle façon s'y inscrit-elle ?
   Claude Simon se prête plusieurs fois à cet exercice, soit avec une épigraphe pour l'ensemble d'un roman (dans 9 cas), soit avec une épigraphe pour chaque partie d'une oeuvre (dans 3 cas). Seuls 6 textes sont sans épigraphe : Le Tricheur, Femmes et sa réédition La Chevelure de Bérénice, Orion aveugle, Triptyque, Leçon de choses et l'Album d'un amateur. Cela nous permet déjà de supposer qu'il ne considère l'épigraphe ni comme une obligation, ni comme un texte à éviter, et donc que, ces préjugés écartés, la présence de chacune d'entre elles est librement consentie et déterminée par des raisons internes à l'oeuvre ou au chapitre qu'elle précède. Nous aborderons les oeuvres dans l'ordre chronologique afin d'observer les éventuelles transformations de l'esthétique simonienne.

1 - Épigraphe de La Corde raide

Cependant il me semblait que tout cela méritait une sérieuse attention, surtout pour celui qui n'est pas venu en simple spectateur, mais se range lui-même sincèrement et de bonne foi parmi cette racaille. Quant à mes convictions morales intimes, elles ne sauraient naturellement trouver place ici. Je tiens à le dire pour l'acquit de ma conscience. Je noterai toutefois que depuis un certain temps j'éprouve une vive répugnance à appliquer à mes actes et à mes pensées un critérium moral. Je subis une autre impulsion...
   L'absence de nom d'auteur ou d'oeuvre focalise l'attention du lecteur sur le texte de l'épigraphe. De ce fait, il n'a pas à situer sa lecture au sein de la culture littéraire qu'il est sensé posséder. Il s'occupe de comprendre ce petit texte qu'il sait isolé de son contexte, libéré de ses références. Et de s'en souvenir pour interpréter ensuite les ellipses, les métaphores, les prolepses de l'oeuvre, ou plus si cela est possible.
   Cette citation est sur le mode du discours, plus précisément d'un monologue intérieur tourné vers le passé. L'ici du narrateur pourrait bien être un lieu confessionnel (l'acquit de ma conscience), par exemple une autobiographie littéraire. L'opposition "simple spectateur" VS "racaille" le situerait dans une normalité, voire à un rang social inférieur, qui bousculerait quelque peu l'autobiographisme classique (de ceux dont le destin exceptionnel justifie l'écriture). La "sérieuse attention" devrait se tourner vers des événements, puisqu'on exclut l'examen des convictions. Mais la fermeté qui se dégage de ces lignes est soudain abandonnée, pour faire part d'un doute sur la capacité de jugement, qui semblait jusqu'alors infaillible.
   Quels événements, quelles pensées peuvent justifier un tel changement ? On ne le saura pas car, selon le code épigraphique, l'auteur qui écrit les mots et les phrases qui vont suivre n'est pas le même que celui de ce petit texte. Le but du présent auteur – un Claude Simon alors inconnu du public – est de nous dire brièvement le type de texte qu'il nous propose et les raisons qui le poussent à écrire, sans entrer dans le détail ici (puisque ce ne sont pas ses raisons à lui) ; et aussi de nous montrer qu'il n'est pas le seul à avoir été poussé par de semblables nécessités (voilà l'analogisme épigraphique). Cela le justifie et l'autorise.
   Bien sûr, il existe d'autres lecteurs. Outre celui qui ne lit jamais les épigraphes, par conviction ou par manque d'attention (et qui, pour le passer, doit bien voir quelque chose sur cette page), on peut s'intéresser à celui qui ne se résoud pas à l'absence de références. Son attention se fixe sur ce qui manque. Il met en oeuvre d'autres opérations que celles de la compréhension du texte.
   Ce sera par exemple l'effort de remémoration, pour tenter de savoir si ce texte a déjà été lu par lui – donc une opération hors-texte. Ce sera aussi un travail d'inférence, cherchant des présupposés, des horizons possibles et limitables, des indices. C'est-à-dire une opération focalisée sur le texte : quel type d'auteur peut employer le mot "racaille" ? L'expression "simple spectateur", avec son apparence figée, n'est-elle pas déjà une citation, ou un cliché ? Depuis quand, dans l'histoire littéraire, peut-on faire sa propre introspection et sa remise en cause sous forme de monologue intérieur ?
   Enfin, ce pourrait être aussi une opération oblique sur le texte : la recherche d'une astuce de l'auteur, et par exemple d'un rapport direct entre le titre et l'épigraphe, se demandant qui aurait employé l'expression "la corde raide"... L'interrogation informatique de la banque de données textuelles Frantext (qui contient intégralement 3000 oeuvres françaises – CNRS, INaLF) nous fournit 14 citations, mais aucune n'est la bonne. Le roman d'Arthur Koestler intitulé Arrow in the blue, traduit sous le titre La Corde raide, est postérieur au texte de Simon. Aux dernières nouvelles, selon un chercheur du Michigan qui a répondu à la question posée sur Internet, il s'agirait d'un extrait de Dostoïevski. Possible, car Claude Simon dit l'avoir beaucoup lu...
   Le lecteur curieux doit ainsi explorer des pistes de lecture qui le mèneront on ne sait où. Mais quel lecteur était souhaité par Claude Simon ? Celui qui s'applique à lier l'épigraphe avec son oeuvre à lui, ou celui qui en recherche l'origine chez d'autres ?

2 - Épigraphe de Gulliver 

Non cogitant, ergo sunt.
LICHTENBERG
   L'amateur dira tout de suite qu'il s'agit d'une variation aphoristique sur le célèbre "cogito, ergo sum" de Descartes, traduisible en "ils ne pensent pas, donc ils sont". Il omet cependant toutes les opérations mentales qui le mènent à cette conclusion et qui intéressent précisément notre propos. L'épigraphe opérant comme une sorte de balise intertextuelle, nous nous devons de décrire ce qui se passe dans l'ordre de la perception. Le texte est très bref et en latin ; un nom d'auteur est présent ; le nom de l'oeuvre dont il est tiré est absent. Or, le latin lapidaire – c'est un usage codé – a depuis très longtemps une valeur philosophique ou morale, dont la connotation est positive ou négative selon le type d'éducation reçue par le lecteur. Ce choix connotatif est fait avant le déchiffrement des mots. Il a pour effet d'isoler chronologiquement et narrativement les textes cité et citeur.
 La co-présence des mots cogitare, ergo et du verbe être, doit ensuite aiguiller le lecteur un tant soit peu cultivé sur la voie cartésienne. Se souvenant de la phrase célèbre, on constate une contradiction sémantique susceptible d'ouvrir un débat philosophique... que le roman se chargerait de démontrer ? – C'est en tout cas ce que l'on pourrait en déduire. "Ils ne pensent pas, donc ils sont", appliqué aux personnages du roman de Simon qui se déroule pendant l'Épuration, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, a d'ailleurs un sens ambigu :

3 - Épigraphes du Sacre du printemps 

   Malgré une structure temporelle plus complexe que dans l'ouvrage précedent, et une étude psychologique qui laisse plus de place à l'introspection, le Sacre du printemps est un roman de facture conventionnelle. De même, malgré un choix plus prestigieux des épigrapheurs, les citations en exergue respectent les principes énoncés pour La Corde raide et Gulliver :    La phrase "empruntée à Descartes conjointement résume l'antagonisme de surface qui s'est noué entre Bernard et son beau-père et désigne l'irréductible écart qui sépare le fait vécu de sa transcription"(Note 4) – c'est en tout cas ce que l'on peut en dire après lecture du roman. Mais celui qui commence à lire ne peut ni présager d'une telle adéquation narrative, ni penser à un éventuel objectif double. Au mieux peut-il affirmer qu'action et passion seront au programme et donneront lieu à des situations conflictuelles. On doit même avouer qu'une telle épigraphe conviendrait sans doute à la plupart des romans...
   Le lecteur doit s'interroger sur cette "chose" intrinsèque que le langage cerne mal. La phrase de Descartes recèle un principe capable autant de justifier l'écriture que d'en décourager quiconque : en effet, si un concept a deux noms, il pourrait aussi bien en avoir trois ou quatre, il n'en serait pas plus défini (pas plus que celui qui n'a qu'un nom, d'ailleurs, mais au moins fait-il illusion) ; le langage est inadéquat, ou toujours indirect, oblique. Claude Simon pose ainsi en préalable que s'il sera question d'action et de passion, l'important réside assurément dans les possibilités d'expression de diverses "choses" que le langage approche sans les épuiser ni les dire vraiment.
   Simon a d'ailleurs maintes fois souligné cette idée du langage inadéquat par essence, tant sous forme de métadiscours (Rendre la perception confuse, multiple et simultanée du monde, est le titre d'un entretien qu'il a accordé en 1967), que dans le texte même, par l'emploi permanent des figures dubitatives, hésitantes et progressives, ou par la réécriture obstinée de quelques scènes guerrières ou amoureuses.
   En allant plus loin sur la piste autotextuelle, avec l'assistance de l'ordinateur, on établit que les mots action et passion, singulier et pluriel confondus, sont positivement spécifiques de ce roman : leur fréquence partielle, c'est-à-dire dans ce roman, est très supérieure à la moyenne relative (établie à partir de la fréquence dans l'ensemble des oeuvres). Action(s) apparaît 11 fois sur 82 occurrences dans le corpus (moyenne = 7), tandis que passion(s) est utilisé 12 fois sur 75 (moyenne = 7). Même si les deux mots ne sont jamais en co-occurrence dans un contexte restreint (comme c'est le cas de la phrase de Descartes), leur emploi n'est pas innocent de la part de Claude Simon, comme dans la leçon finale du roman, délivrée par le beau-père enfin découvert et apprécié, révélant l'être sensible et l'ancien militant derrière le masque de brocanteur méprisable :
[...] jusqu'à ce que j'aie compris qu'une pensée, un tableau, une équation, pouvaient être en eux-mêmes une révolution mais que les grandes choses, les grands bouleversements, se font non avec les idées, les théories, les mots, mais avec les sentiments, les passions élémentaires, simples, toujours et partout les mêmes : l'espoir, la haine, l'amour, [...] et aussi la peur, la faim, [...] la colère, le désir... (p.265-266)

Seconde partie (p.137) 

"Combien la génération actuelle a distancé les habitudes et les états d'âme de 19..! Je comprenais fort bien, dès lors, qu'un point de vue de moraliste humanitaire sur le processus historique est tout ce qu'il y a de plus stérile. Mais je n'en étais pas aux explications, je vivais un sentiment. Mon âme était pénétrée directement, indiciblement, par le tragique de l'histoire : impuissance devant le destin, cuisante douleur pour ces buées de sauterelles que sont les hommes."
TROTSKY.
   Le choix d'une épigraphe constituée du couple texte/auteur induit à penser que l'homme et le propos importent plus que l'oeuvre dont les phrases sont tirées. Par conséquent, l'intertextualité se fonde sur la valeur et la visée intellectuelles des citations, bien plus que sur leur importance narrative – ce qui pourrait expliquer et motiver le recours à des auteurs non-littéraires.
   Sertie au milieu du roman, et sans présumer des épisodes à venir, la citation de Trotsky constitue une mise en abyme. La répulsion alors à son comble de l'adolescent du Sacre du printemps envers son beau-père manifeste ce même écart entre les générations. La signification de sentiment, opposé aux explications, vient conforter le couple cartésien action/passion. Cela crée d'ailleurs une continuité d'idée entre les épigraphes que leur genre discursif oppose pourtant : l'intemporalité lapidaire de Descartes n'a que peu à voir avec les mémoires plutôt pragmatiques de Trotsky. Cette continuité est une forme d'intertextualité libre : Claude Simon démontre ainsi que l'incongruité des genres et des auteurs n'est un obstacle ni à la circulation des significations, ni à la liberté associative des lecteurs.
   En fait, l'énonciation à la première personne de Trotsky, autant que le contenu générique de son texte (la révision de sa propre histoire) peuvent être reconnus par le lecteur : le beau-père de Bernard ne produit pas un autre discours que celui-ci, quoique d'une façon plus amère – et ce depuis le début du roman. Son avis sur la morale, par exemple, est une analepse de l'épigraphe de Trotsky, et encore autrement intertextuel puisqu'il fait allusion, très sévèrement, à La Peste de Camus – allusion voilée et générique qui pourrait bien concerner quelques autres "romans" :
[...] Ah oui la morale la vertu sans Dieu je suppose que tu as trouvé ça dans une de ces histoires finement transparentes de villes assiégées ou d'épidémies baptisées romans pour les commodités de la vente (p.57)
   La position centrale de cette épigraphe dans Le Sacre du printemps lui permet d'avoir au moins quatre dimensions intertextuelles distinctes : le ricochet de l'épigraphe incipitale, la condensation abymée de certains discours du beau-père, la reproduction de la structure narrative basée sur les relations entre deux époques distinctes, et l'ouverture de possibles échos dans les chapitres suivants, que le lecteur n'a pas encore lu. Cette "impuissance devant le destin" sera d'ailleurs illustrée par une autre occurrence du mot passion, quelque vingt pages au-delà de la citation de Trotsky, montrant ainsi la complexité de tout réseau intertextuel, pour peu qu'on y pénètre suffisamment : (Note 5)
[...] assassinés, témoins et meurtriers, [...], victimes, nom de leurs passions, de leurs instincts, mais de cette aveugle fatalité qui frappe et tue aussi stupidement, aussi inutilement que n'importe quel justicier avec ou sans raison. (p.158-159)

4 - Épigraphe du Vent 

Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l'ordre et le désordre.
P. VALERY
   La co-présence des références textuelle et titulaire est conforme aux précédentes épigraphes, tandis que le titre, contrairement à ceux des deux romans précédents, ne fait pas signe vers un autre texte. C'est un sous-titre cette fois (tentative de restitution d'un retable baroque), qui invoque une autre oeuvre. Mais elle n'est désignée que par son genre et fait d'emblée problème pour le lecteur du fait de la polysémie du mot restitution : rendre ce qui a été spolié (par qui et comment ? le texte l'établira-t-il ?), reconstituer à partir de fragments (sera-ce la quête d'un tout narratif ?) ou encore reproduire une oeuve plastique sur un autre support (ici le roman), c'est-à-dire la transposer. Au demeurant, tout cela ne sera qu'une tentative, soulignant la difficulté, voire la vanité de l'entreprise. Au vu de ces questions le titre du roman, dans sa brièveté élémentaire, devient une sorte de coq-à-l'âne, dégagé de toute préoccupation humaine, vague et fuyant.
   C'est à la suite de cette association oxymorique que le lecteur découvre l'épigraphe. Son auteur est connu, réputé : c'est un peu rassurant, encadrant, pourrait-on dire. Paul Valéry pose précisément un cadre, certes menacé mais bien défini : il faudrait savoir rester dans un entre-deux où se trouve "le monde". L'ordre et le désordre sont des dangers pour l'être humain, tout comme l'excès de froid ou de chaleur, de lumière ou d'obscurité. La formulation de Valéry indique que ces dangers sont étrangers au monde en tant que tel : ils ne sont pas constitutifs du monde.
   Or, il en va tout autrement de Claude Simon, bien qu'il ait choisi cette phrase dont la valeur provient assurément de la promiscuité séduisante et euphonique des deux mots. Du point de vue politique, tel qu'il l'expose dans d'autres textes, l'ordre représente le pouvoir établi et définit le monde tel qu'il est... même si cet ordre est injuste et donne lieu parfois à un bénéfique désordre, comme lors de la révolution espagnole, en 1936-37 :
[...] des employés, des dockers et des conducteurs de tramways, montés dans leurs apocalyptiques autos, essayèrent de faire éclater un ordre qui se fout pas mal du social et de l'économique, autrement plus implacable, autrement étouffant. Et si la seule chose important était pour eux de conduire ce hasardeux désordre qu'ils tentaient jusqu'à sa conclusion absurde, essayer de dépasser avec conséquence les limites de l'inconséquence, les limites de l'insupportable vie quotidienne et d'acclamer la mort (La Corde raide, p.34-35)
   On constate effectivement que les connotations simoniennes de ces deux mots inversent celles de l'étymologie, au point que le désordre peut devenir le nouvel ordre, à condition de savoir durer :
[ce qui arrivait...] était dans l'ordre, ou plutôt le désordre, de ce qui se passait là-bas à cette époque. Et si cet état de choses était un bien ou un mal, on pourra longtemps en discuter. (Le Sacre du printemps, p.141)
   On sait bien sûr ce qu'il en a été des révolutions et de la durée des idéaux au pouvoir. Au-delà du jeu de mots, les deux notions ne sont plus, chez Simon, les deux faces d'un même concept qui aurait son positif et son négatif (ce qui était le cas pour Valéry). Ce concept de l'ordre est à rapprocher du principe de la thermodynamique (conservation du mouvement) : il est ce qui dure parce qu'il est maintenu par des forces conservatrices et inertielles – indépendamment des notions de bien et de mal qui ne font pas partie des sciences. Son travail de bornage et de surveillance législatif et policier le garantit du désordre qui, même endémique, est toujours exorbitant. La solution de Valéry paraît alors plus proche d'un conte voltairien que des considérations de Claude Simon.
   L'effet composite de l'exergue (titre + sous-titre + épigraphe) est un cadrage préliminaire : prévention quant au genre du texte (restitution...), définition d'un monde et de ce qui le menace et désignation du vent, élément intempestif qui devra pourtant bien avoir une valeur centrale (Note 6). Et ce cadre est rempli dès les premières lignes par un narrateur-rapporteur, photographe de surcroît, avec un cliché qu'on n'aura de cesse de regarder pour essayer de le comprendre, point focal donc de la "tentative de restitution" :
Un idiot. Voilà tout. Et rien d'autre. Et tout ce qu'on a pu raconter ou inventer, ou essayer de déduire ou d'expliquer, ça ne fait encore que confirmer ce que n'importe qui pouvait voir du premier coup d'oeil. (p.9)
   Du coup, les notions d'ordre et de désordre deviennent pertinentes pour la structure narrative : tenter de restituer oblige à choisir "un" ordre des événements tandis que l'ordre privilégié, l'ordre chronologique, est déjà bousculé et mis de côté par le trop-plein d'informations. (note 7)

5 - Épigraphe de L'Herbe 

"Personne ne fait l'histoire, on ne la voit pas, pas plus qu'on ne voit l'herbe pousser."
Boris PASTERNAK.
   Pour une unique fois dans les oeuvres de Claude Simon, le texte de l'épigraphe contient le titre du roman. Le lecteur, friand d'indices lorsqu'il commence un ouvrage, est alors en possession d'une certitude thématique. Cette répétition permet d'associer au titre l'analogie proposée par Pasternak, celle de l'histoire :
Je vérifiai l'épigraphe, empruntée à Pasternak, comme épigraphe-manifeste. J'étais entraîné par une écriture, où je ne voyais pas plus l'histoire qu'on ne voit l'herbe pousser, mais qui, cependant, saisissait les frémissements de la végétation et qui, de frémissement en frémissement, formait le pré, l'oeuvre. Ce développement me libérait littéralement (en tant qu'écrivain possible) de l'obsession de la mesure du temps ou encore du chantage de la chronologie. (Note 8)
   L'effet intertextuel est direct : on conçoit que les aventures humaines qui vont être rapportées dans le roman ne sont pas sous le contrôle des personnages. Le règne végétal fait disparaître les notions de volonté et de libre-arbitre, chères aux philosophes, et qui régissent habituellement, dans les romans, la vie des personnages de façon visible. La psychologie est remplacée par des mécanismes biologiques et des tropismes que les hommes subissent au même titre que les autres corps vivants. Le lecteur découvrira ainsi que l'agonie paisible d'une vieille femme est aussi "l'agonie de l'été moribond" (p.124). L'herbe est étincelante (p.30), tiède (p.214), humide (p.250), ou fraîche (p.254), on s'y allonge ou on la piétine, bref, on y est plutôt bien. Rien à voir avec le vent inhumain du roman précédent, si ce n'est cette omniprésence d'un élément qui semble conditionner les destins.
En outre le commentaire de Pierre Caminade, remarquable par sa subjectivité, entraîne également le processus d'écriture dans le mouvement analogique. La phrase de Pasternak, comprise dès le début comme mise en abyme diégétique, se révèle être aussi une expression métaphorique de l'énonciation elle-même. L'écriture de Claude Simon ne structure pas une succession logique de micro-événements ; elle tente plutôt de saturer une situation complexe, non pas figée ou intemporelle, mais progressant sans mesure lexicale et, de façon aléatoire, vers le passé ou le futur indifféremment.
   À y regarder de plus près, le roman s'écrit par juxtaposition, ou concurrence, de deux instances narratives : une focalisation externe qui supervise la situation diégétique – tout en exprimant une réserve qui permet au narrateur de manifester sa présence –, et les monologues intérieurs du personnage principal, Louise. On doit cependant ménager une volumineuse zone discursive intermédiaire, faite de discours indirects libres de Louise assumés par un narrateur incertain. Or, tandis que le narrateur s'essaie à décrire les situations, très subjectivement, à grand renfort de participe présent pour essayer de n'omettre aucun des paramètres d'une illusoire synchronie, Louise, dans sa quête de vérité et de compréhension, se formule intérieurement un discours rétrograde, traquant les présupposés en amont de sa pensée pour essayer de la saisir pleinement. La première occurrence de cette dubitation permanente est symptomatique puisqu'elle est aussi l'incipit du roman :
"Mais elle n'a rien, personne, et personne ne la pleurera (et qu'est-ce que la mort sans les pleurs ?) sinon peut-être son frère, cet autre vieillard, et sans doute pas plus qu'elle ne se pleurerait elle-même, c'est-à-dire ne se permettrait de se pleurer, ne penserait qu'il est décent, qu'il est convenable de..." (p.9)
   Entre un narrateur pour lequel l'évolution est tangentielle au présent – tangente explicitement exprimée par le T que dessine répétitivement l'ombre des volets dans la chambre de l'agonisante – et Louise dont le monologue progresse par digression et régression permanentes de son contenu, le participe présent devient la forme verbale la plus pertinente. De fait, un comptage informatique des formes en -ant dans l'ensemble du corpus simonien fait apparaître une progression régulière qui culmine avec La Route des Flandres. Sur un échantillon de 20000 occurrences, et compte-tenu des volumes respectifs de chaque oeuvre(Note 9), la liste suivante indique les pourcentages de ces formes qui s'écartent de la moyenne théorique :    Si l'on considère, avec Claude Simon et de nombreux critiques, que ses premières oeuvres sont de facture classique, c'est-à-dire en particulier que le participe présent s'y trouve en quantité telle qu'il n'attire pas l'attention, la moyenne théorique dans l'ensemble du corpus simonien indique déjà une présence de cette forme verbale très supérieure à ce qu'elle peut être pour la majorité des autres écrivains. Or on constate une période de progression forte et régulière entre Le Sacre du printemps et La Route des Flandres, entre 1954 et 1960, tandis que les oeuvres suivantes, jusqu'à L'Acacia, restent très près de la moyenne.
   Dans ces conditions, il est certain qu'un lecteur passant du Sacre du printemps au Vent, puis à L'Herbe, subit un phénomène textuel puissant dont le participe présent n'est d'ailleurs qu'un élément : il s'agit de l'élaboration progressive d'une écriture nouvelle, même si elle a subi les influences (avouées par Simon) de Faulkner, de Joyce ou de Proust. L'auteur ralentit et altère la chronologie diégitique, il diversifie et relativise l'instance narrative tout en accentuant son travail descriptif et discursif. Ces subversions accumulées eurent sans doute pour résultat de dérouter bon nombre de lecteurs – on peut d'ailleurs se demander si La Route des Flandres ne fut pas un titre destiné à les guider...
   La croissance de l'herbe peut alors, en plus de ce que nous avons déjà établi, être la métaphore du travail d'écriture où chaque mot (brin) compte et entretient des relations intratextuelles (biologiques) avec la totalité supposée du roman (pré), indépendamment ou presque des pieds et des corps qui la foulent ou s'y allongent. Diverses forces agissent au sein de l'écriture, divers discours s'y croisent et y croissent tandis que des personnages, des actions, des intrigues essaient d'avoir lieu. Ce que Claude Simon exprimait ainsi dans un entretien au titre fort explicite :    En résumé, l'épigraphe concentre plusieurs mises en abyme que le lecteur attentif peut découvrir selon différentes instances de lecture. Le tableau suivant reprend les points essentiels de ces phénomènes successifs :
 
type spéculaire signification moment de compréhension du lecteur
analogie thématique la diégèse du roman évoluera comme la croissance de l'herbe (sans savoir précisément de quelle façon...) dès la lecture du couple titre/épigraphe
mise en abyme diégétique vérification de l'analogie : l'invisible tragédie de la vie pour chaque personnage, l'impossibilité du libre-arbitre de Louise, sa soumission à la force de l'herbe peut-être dès les premières pages (comme hypothèse), sinon pendant la lecture du roman (ou à la fin...)
mise en abyme énonciative dialogisme énonciatif (avec deux instances narratives et leur zones amphibologiques), mais aussi focalisations descriptives (sur l'herbe et sur d'autres détails)... qui font disparaître les conventions romanesques peut être perçu dès l'incipit, sinon pendant la lecture du roman
mise en abyme génétique radicalisation progressive de l'écriture : allongement asyntaxique de la phrase, par digression, parenthèse, retrait de ponctuation ; usage croissant du participe présent, etc. après lecture de 3 ou 4 oeuvres de Simon publiées dans les années 50

Conclusion 

   Si marginale que soit l'épigraphe, elle constitue un élément important de l'objet littéraire. Lorsque le lecteur s'empare d'un volume, il franchit parfois d'incommensurables distances d'espace et de temps – que l'on pense à une édition de l'Odyssée d'Homère ou du Dit de Genji. Bien souvent les premières lignes le jettent dans un trouble qui n'aura de cesse qu'après plusieurs pages d'acclimatation et d'éventuels recours à des encyclopédies, des histoires de la littérature ou des études sur l'oeuvre. Mais il arrive aussi que l'auteur le ménage par une attention introductive, ou qu'il précède son trouble et l'amplifie par l'inscription d'un message volontairement déroutant.
   L'épigraphe joue ainsi un rôle de tampon, ou d'interface, entre le titre et le texte qui le porte. Ce corps étranger, cette pièce rapportée et insérée là devient un élément aux vertus imprévisibles – et l'on peut saluer, sans la partager, la sagesse de ceux qui ne lisent jamais les épigraphes.
   L'exemple de Claude Simon a permis de dégager quelques principes essentiels de cette entrée en lecture. Le titre et l'épigraphe se combinent sémantiquement pour former un horizon d'attente. Mais selon le sens de chacun de ces deux éléments, et selon la réceptivité du lecteur, cet horizon est tantôt un programme clairement introductif qui facilite la lecture, tantôt un casse-tête que l'oeuvre entièrement lue ne permettra pas toujours de résoudre.
   Par ailleurs, l'étude de la réception épigraphique nous permet d'entrevoir l'évolution de la stratégie de Claude Simon. D'oeuvre en oeuvre, l'exergue semble devenir un noeud chaque fois plus serré d'indices qui trouveront leur corrélat dans le texte. Loin de souhaiter des lecteurs qui ne voudraient que saluer son érudition par la leur, Claude Simon propose un jeu d'intelligence qui suscite ou qui attend leur lecture de plus en plus attentive, de plus en plus bricoleuse aussi.


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Note 1 : G. Genette, Seuils, Paris : Seuil, 1987, p.145 puis 147.
Note 2 : Michel Picard, Lire le Temps, Paris : Minuit, 1989, p.41. Voir aussi Michel Charles, L'Arbre et la source, Paris : Seuil, 1985, p.185 : "La fonction de l'exergue est largement de donner à penser, sans qu'on sache quoi".
Note 3 : G. Genette, op. cit., p.147.
Note 4 : M. Bertrand, op. cit., p.29.
Note 5 : Tandis que le "tragique de l'histoire" ricochera encore dans la phrase de Pasternak qui constitue l'épigraphe de L'Herbe.
Note 6 : Le mot "vent" a 75 occurrences dans le roman (sur 384 dans l'ensemble des oeuvres de Claude Simon), ce qui (représente 22% des emplois, soit 15% de plus que la moyenne théorique. Ce "bon Dieu de vent" (p.41) est presque toujours encadré de mots qui lui donnent une valeur négative et violente, exaspérante (sauf un "vent familier", p.37). Plus explicite encore est la co-occurrence dans une même phrase des mots "lumière" et "vent" : elle a lieu 9 fois dans le roman et souligne la valeur inhumaine de ces éléments lorsque leur présence est excessive – ce qui s'accorde à ce que l'on vient de dire de la conception valérienne du "monde". La région est inhospitalière et "le long chuintement du vent dans les pins [est] comme le bruit même du temps épuisé, harassé" (p.35), ce qui n'aide pas les personnages à vivre sereinement.
Note 7 : Cette pulsion de reconstitution, minutieuse et foisonnante, n'est pas sans faire penser à L'Emploi du temps de Michel Butor qui paraît en 1956 (quelques mois avant Le Vent).
Note 8 : Pierre Caminade, "Déjeuner avec l'herbe", Entretiens, 1964, p.118.
Note 9 : Cet échantillon représente environ la moitié du total des occurrences de formes lexicales finissant par -ant. Pour ce rapide calcul effectué à l'aide d'un programme informatique de lexicométrie, les formes n'ont pas été désambiguïsées: par exemple les formes enfant, galant ou important n'ont pas été écartées – néanmoins, l'ensemble de ces mots qui ne sont pas des participes présents représente moins de 5% du corpus et ne saurait au demeurant fausser les résultat (sauf à admettre qu'elles puissent se trouver toutes concentrées dans une ou deux oeuvres, ce qui est absurde).


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