Laurent Roux, « Voyages en Volodinie », La Femelle du Requin, n° 17, hiver 2002, p. 76-80.
Pour mémoire :
A l’heure où l’univers médiatique se concentre sur un seul écrivain (réduire aide à comprendre, prendre rien avec rien), à l’heure où seul M. Houle-bec, fait s’épancher les plumes journalistiques, dans l’ombre, un écrivain non-officiel poursuit son travail d’observation active de la société telle qu’elle pourrit. L’encre de Houle-bec, nous dit-on « est trempée dans le cyanure, sa littérature est dangereuse, parce qu’elle dit le pays dans lequel nous vivons. (…) Tout ce que l’on peut souhaiter, c’est que d’autres écrivains, issus d’horizons différents, ou porteurs d’une autre vision, soient à même de produire, avec aussi peu d’égards, des livres d’une telle force.» (Le Monde, vendredi 7 septembre 2001). Et bien, Hosanna !, Marc Weitzmann, du Monde (journal qui « dit le monde dans lequel nous vivons »)… Hosanna !, cet écrivain existe, et ce n’est pas Houle-bec, qui ne fait, le bon tâcheron, que « dire », mais un écrivain qui, sans « égards » pour les médias, « sans égards » pour les attentes du lectorat, poursuit depuis 1985 (oui, 1985) la défenestration de notre monde, notre monde moribond où les révolutions sont mortes, où l’engagement est spectacle ; et sa littérature non officielle a la force d’abriter tout le post-exotisme du monde, avec ses insanes et schizophrènes comme échappés de l’invention de Morel qui tournent en boucle le film de leur mort certifiée, avec ses zones tropicales, ses déserts, ses saisons des pluies, toute cette pourriture et ce blanchissement des os, la fin des choses qui s’enfoncent sans fin.
Chronologiques, ci-joint quelques étapes en Volodinie, pays de littérature non officielle, où les narrateurs poursuivent la romånce au-delà de l’ossuaire des mots.
Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985)
Mort le Murgrave. Mortes les brigadistes Dojna et Hakatia qui traquaient le Murgrave. Seule subsiste la quête du monastère, lieu clos comme toute utopie où l’on tourne le dos aux mesquineries de la réalité… Et le lecteur erre du non-rire (l’enfance de Murgrave ?) (p.16) à l’emprisonnement et aux séances de torture du Murgrave, Celui-qui-attend, Celui-qui- ; Volodine nous entraîne …
Un navire de nulle part (1986)
Un monde tropical rongé par les fièvres et les inondations est dirigé par les tchékistes dont l’idéologie est pervertie par le pouvoir. Les oppositionnels sont réunis dans un monde parallèle, monde de magie, « vortex de tropicalité » en plein désert, mais ce monde de « magie » existe-t-il vraiment ? :
« Sans plus de conscience, comme punis, les voilà qui pendaient par le cou dans un de ces lieux de transition entre réel et irréel, on ne sait où, les voilà qui se balançaient dans un placard, ou un couloir, ou une armoire délirante de moisissure.» (p.86)
« Il n’y a pas besoin d’être un expert de la commission ouvrière et paysanne pour savoir que le désert est une invention de la petite bourgeoisie anarchiste et contre-revolutionnaire.» (p.175)
Dans ce monde tropical, les narrateurs prolifèrent :
Une tortue bohémienne raconte à Bloom qu’il a tué Mullow, chef des rebelles, et fils du dictateur tchékiste Wassko. Ce dictateur oscille entre le coma et la veille transmigratoire : est-ce lui qui rêve toute cette histoire ? “Il est midi, Bloom a commencé à inspecter ses domaines. Du point de vue des insectes, il ne fait pas bon galoper dans les scories du trottoir.“ (p.182, et dernières lignes).
Kokoï, flic tchékiste mais sympa, « personnage » principal mène l’enquête.
Quand vivre « est aussi s’imposer dans la mémoire des autres, jusqu’à la briser » (p.156)
Rituel du mépris (1986)
Un homme questionné par la police raconte ses souvenirs d’enfance : dans un monde brûlé par le soleil et les radiations, les tribus de mutants se livrent bataille pour se partager le territoire où survivre. Différents “ oncles “ du narrateur, de tribus opposées, traversent ce récit :
L’oncle Pobosh, le buveur d’âme ; L’oncle Wolguelam, le suicideur ; L’oncle Gochkoïl, violent, télépathe qui guide ses enfants aveugles.
Le narrateur, de la tribu Feuhl, aidé par l’oncle Pobosh, apprend qu’il doit infiltrer les fonctionnements de chaque tribu pour poursuivre le combat au-delà de toute uniformisation en s’inspirant des forces de chacune : un peu comme l’artiste qui, en solo, doit mener le combat c’est-à-dire fixer l’exotisme humain en s’imprégnant de tout type d’expériences, avant l’uniformisation des pensées, un seul peuple, plus de pensée :
“ L’oncle disait : Tu comprends, petit, nous ne sommes pas seuls sur cette planète. Il y en a d’autres, et crois-moi, plus que ce que nous pouvons imaginer. Beaucoup d’autres. Et il faut commencer maintenant, si tu veux un jour les identifier : bientôt les tribus vont se cacher, tout le monde va s’habiller pareil, en ouvrier, en soldat. Un seul peuple uniforme sur les cinq continents. “ (p.86)
Lisbonne dernière marge (1990)
Quand un super flic, Kurt, tombe amoureux d’une super terroriste (désirant écrire le roman codé de son engagement), Ingrid,…c’est pas de l’Arlequin ou du Lelouch. Le flic doit organiser la fuite et la disparition sous hétéronyme de la terroriste à l’autre bout du monde…mais pas du récit. En effet, à partir du chapitre 2, on peut supposer que le lecteur lit le roman d’Ingrid, roman codé pour ne pas se faire retrouver pas les flics du contre espionnage, avec chapitres (ou entrevoûtes ?) tissant par de subtiles échos, sous la diversité des histoires et des narrateurs, son propre roman. « Une sorte d’anthologie commentée de textes se rapportant à une époque imaginaire, la Renaissance. Une espèce de mise en relation de ces textes avec des personnages vivants, à un moment où la renaissance traverse une crise aiguë d’identité. La société que l’on peut deviner là-derrière est fond ée sur une manipulation à grande échelle des souvenirs collectifs, sur un écrasement mutilant de la mémoire.» (p.126).
Que trouve-t-on dans la marge de Lisbonne ?
Une œuvre baroque, comme une perle irrégulière et qui roule puis s’arrête sur une aspérité, un os, une montagne de cochon : « Je suis le valet de Morog-Ahn, le montreur de cochons. Vieille truie lui-même, que le barâtre l’emporte et le fasse griller deux cent huit ans dans un mélange de lait bouillant et d’huile rance ! » (p.148)
Un récit exemplaire du post-exotisme « pour faire connaissance avec la littérature des filières (alias littérature des réseaux, alias littérature des poubelles) » (p.147). Cette littérature s’oppose à la littérature recommandée, la littérature exposée : la littérature « humaniste » :
« Durant des centaines d’années, à côté de la littérature officielle, humaniste, autre chose avait existé, avait utilisé des mots, écrit et diffusé des livres, autre chose avait survécu dans les souterrains de la culture. Cet autre chose s’illustrait au fond d’insaisissables réseaux et filières, véritables poubelles de la Renaissance, hors du contrôle intellectuel de la société. Et hors de son contrôle moral.» (p.147)
Un roman où le lecteur emprunte les entrevoûtes pour passer du récit qui met en scène le flic Kurt et la terroriste Ingrid à notre époque, au récit d’un montreur de cochon, Gueule de lune, grognant depuis le Moyen Âge… Ces entrevoûtes sont invisibles : il s’agit d’échos qui tissent des réseaux entre les différents récits de ce roman, échos soulignés par les « communes » de critiques se penchant sur les contes du Moyen Âge :
« Et si la critique se plongeait sur le texte, c’était beaucoup plus à cause de sa provenance ambiguë qu’à cause de son contenu : apparu dans les réseaux, mais composé et imaginé depuis la forteresse intellectuelle de la Renaissance. Diffusé parmi les hommes des poubelles, mais ne s’adressant pas à eux ; interpellant l’homme de la Renaissance.» (p.161)
Et le lecteur doit accepter de passer d’un chapitre consacré aux recherches et rapports des critiques, à un chapitre mettant en scène Ingrid et Kurt, ou à un chapitre où se dessine le sombre profil de Gueule de Lune : c’est ça, fouiller dans les poubelles.
Ainsi, c’est au lecteur de trouver les échos, comme dans « Une rencontre magique des parallèles » (p.58-65), où l’histoire du narrateur enfant qui suit son père flic-chasseur (« stalker, hunter, beater », p.121), rejoint l’histoire de gueule de lune quand le flic-chasseur, Konrad Etzelkind, qui chasse la révolutionnaire Katalina Raspe, se fait la réflexion : « Me voilà, pensa-t-il, comme le valet de Morog-Ahn à la fin du jour.» (p.232). Au troisième niveau de cette mise en abyme, une entrevoûte relie les histoires précédentes à celle d’Ingrid, c’est-à-dire Ingrid à Katalina Raspe (p.234)… donc Konrad à Kurt ?
Alto solo (1991)
À Chamrouche, il ne fait pas bon être un oiseau ou un « nègue » depuis que les frondistes musellent la vie. Dans ce récit linéaire, une kyrielle de personnages vont se trouver unis par leur amour de la musique et de la liberté au cœur d’une manifestation frondiste de fête populaire qui dégénère en attentat contre les musiciens, mélomanes, hommes-oiseaux…bref, tout ce qui est léger et délié, aérien et subtile…
Ce récit repose, non sur l’idée de la mise en abyme, mais sur l’image du trou : trou comme la fosse de l’orchestre, piste, improvisée en pleine rue, de cirque (où les saltimbanques sont forcés de distraire la foule haineuse et de tendre le câble d’où seront poussés les oiseaux), trou comme le cratère de la grenade finale qui vient disperser, pulvériser, les intellectuels et étrangers honnis. Trou comme les yeux morts de l’écrivain, Iakoub Khadjbakiro, (ombre ou reflet du narrateur que l’on croise dans les romans de Volodine). Trou comme l’abîme de la violence, de la foule, de la haine du silence (hurlements et invectives de tout discours ou fête, politiques, populaires…).
Ce que j’aime ici chez Volodine : le récit purifié, dressé comme un poing, comme le poing de l’irréductible lutteur Aram Bouderbichvili, face à ce que peut contenir de violence et de mépris, de trivialité, tout groupement d’humains, tout rassemblement populaire. Tout le monde peut lire Alto solo, récit à la narration simplifiée ; tout le monde peut entrer dans cette sombre histoire. Ici : nul hermétisme, nulle simplification triviale ou grossière… Encore une fois : l’image qui ressort de ce roman est celle du trou, pas du cercle (comme cercle d’initiés). Il suffit d’être initié à la violence, d’avoir affronté le mépris de toute chose un tantinet difficile, le rejet de ce qui n’est pas « distrayant, agréable », pour se sentir concernés, pour souffrir avec ces personnages humiliés par la force de ceux qui savent s’amuser. (pp.108-109)
« L’histoire se complique, parce qu’il s’y mêle un écrivain, Iakoub Khadjbakiro, et que, lorsque le monde lui déplaît sous tous ses angles, l’écrivain, sur le papier métamorphose le tissu de la vérité.(…) Il choisit, de la vie réelle, les brins les plus tenus, ombres et harmoniques, et à ses souvenirs il les entremêle, à des visions qu’il a eues pendant son sommeil et qu’il chérit, à son passé il les entrelace, aux impatiences, aux erreurs, aux croyances déçues de son enfance.» (p.31)
« Il aurait voulu bâtir un livre plus efficace, où la poésie ne s’interposerait pas entre lui et sa dénonciation de l’idéologie ambiante, une œuvre sans décalages, sans chimères, sans emboîtures(…) Mais il ne réussissait pas à mettre en pages, sans métaphores, sa répugnance, la nausée qui le saisissait en face du présent et des habitants de ce présent.» (p.33)
« Avec Iakoub Khadjbakiro on aborde donc l’histoire d’un homme qui vit dans l’angoisse de ne pas être limpide, un homme que le réel obsède vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qui pourtant s’exprime de manière ésotérique, sibylline, en logeant ses héros dans des sociétés nébuleuses, à des époques irreconnaissables.» (p.34)
Art poétique de Volodine ?
Récit qui s’achève sur le silence, le détour, le rêve : « c’est l’histoire d’un violoncelliste qui se détourne », c’est l’histoire d’une haute solitude dont aucun lecteur ne devrait se détourner…
Nuit blanche en Balkhyrie (1997)
« Quant à définir l’au-delà des murs, je vais te répondre. Il y a trois mondes. Le monde crânien, puis le monde concentrationnaire, avec ses gardiens en blouse blanche (…) et enfin le monde proprement dit, immense, auquel nous avions donné le nom de Balkhyrie et où la guerre dès le premier jour avait fait rage, tantôt interethnique, tantôt interrégionale, tantôt punitive, mais jamais en faveur des vaincus et des déguenillés de notre espèce.» (p.13)
Un narrateur à velléités égalitaires, Breughel, coincé entre « lui » et « moi », subit une gentille et apaisante lobotomie dans un camp tenu par des révolutionnaires qui ont viré à la dictature.
Ainsi allégé, le narrateur pourra s’empatouiller, tâtonner dans la nuit du monde hors des chairs ou l’obscurité du monde dans le crâne, tout mélanger, intervertir ses vrais souvenirs et faux camarades, se balader les poches bourrées d’allumettes et d’étoupe (sans oubliez les photos). Et le récit tanguera au rythme de ses errances schizophrènes :
« Le Kirghyl qui était en moi haussa la voix, et je me mis à déclamer les slogans que Roman Gold m’avait demandé à de nombreuses reprises d’exposer dans mes textes, avant le camp (…) » (p.53).
« J’aimais toujours beaucoup Kirghyl, et d’ailleurs, maintenant que Molly avait disparu, c’était lui que je sortais de ma poche pour converser aux heures de trop intense solitude (…).» (p.68)
« J’avais disposé mes fous en demi-cercle, à l’endroit où la flaque de lumière mordait sur les premières ondulations de pénombre. Il y avait là le Kirghyl, le Hobkinz, le Gold, La Zoubardja, le Breughel et quelques autres(…). Mes fous ne s’animaient pas plus que le planton.» (p.68)
Le récit ne se remettra pas de cette opération : répétitions, piétinement de l’histoire : « L’accélération de l’histoire nous obligeait à aller très vite et comme dans un rêve. Je narre cela à l’imparfait car l’action, quelle qu’en eût été la réalité, s’ancrait dans ma mémoire sous la forme d’une succession de moments oniriquement répétitifs et semblables.» (p.174)
De toute façon, il sera toujours « dix-huit heures aux aiguilles de dix-huit heures » : les personnages s’animent jusqu’à devenir narrateurs avant de retomber à l’état de poupées de chiffons, et, dans un décor polaire dévasté (un asile, un camp de concentration ?), tentent de récupérer le pouvoir. Personnages insanes, rebelles hébéphréniques se regroupent pour échanger leurs impressions sur la défaite victorieuse, et cette troupe parle peut-être du fond d’un asile, ou d’un camp d’internement, ou du cerveau estropié de Breughel (ces camarades révolutionnaires ne seraient alors que des poupées de chiffon).
Balkhyrie, pays d’humour froid, de merveilleux révolutionnaire :
« Un psychochirurgien gisait devant l’entrée du pavillon Locatelli. Je fouillai ses poches et je réquisitionnai des allumettes, un briquet et des gants. Détail incongru, cet homme avait une poignée de porte au milieu du front. Je l’actionnai à deux reprises, en vain. Rien ne s’ouvrait.» (p.50)
« Ceux que j’aime, ceux qui me ressemblent trait pour trait et que je ne trahirai jamais, même quand on m’aura égorgé à côté de Zoubardja et de Molly, même quand Roman Gold aura été pendu, même quand Kirghyl aura été avili et oublié, ceux que j’ai toujours aimés, même quand après leur victoire on les tuait et même quand après leur défaite on les humiliait jusqu’à les laisser pour morts, mes fous, mes indomptables fous se serraient l’un contre l’autre et ils attendaient. Nul bavardage ne franchissait la limite de notre figure. Nous faisions semblant de ne plus penser. Nous écoutions les sons venus du monde immense, Balkhyr.(…) Molly arracha du ventre de Hobkinz une poignée d’étoupe, et elle la tassa dans la tête du Kirghyl.» (pp. 176, 177)
« Et quand je dis amour je ne pense pas précisément à l’amour conjugal, mais plutôt à une longue hallucination hermétique des êtres et à une longue insanité des chairs insanes et des destins.» (p. 75)
Avant d’éteindre :
« À quoi bon décrire cela en détail, dit une voix.
Je vous reçois, dis-je. Identifiez-vous.
Fonce vers la fin, dit la voix. Plus personne n’est là pour entendre. Même les défunts, les tués morts et trépassés se sont éloignés et n’écoutent plus. Il faut conclure.
Et moi ? dis-je. Et Molly ?
Va vers cette fin et éteins tout, conseilla la voix.
Bon, dis-je. Ici Breughel. Je vais résumer puis clore.» (p. 180)