Jean-Didier Wagneur, « Volodine, planète des songes », Libération, jeudi 30 août 2007, cahier Livres, p. IV-V.
- recension de Songes de Mevlido.
- article disponible sur le site du journal.
Pour mémoire :
Que devient le monde après la fin ? L’inventeur du « post-exotisme » est de retour.
Des tempêtes de sable et de suie, des cités en ruines, des morts violentes et des renaissances, Songes de Mevlido s’écrit au son des tambours chamans et résonne du chant sacré des morts. Mevlido est le personnage central de ce seizième livre d’Antoine Volodine. Il appartient à cette famille de héros post-exotiques, anciens révolutionnaires, devenus gueux ou insanes et dont Volodine nous rapporte les histoires désastreuses sur fond de camp ou de quartier de haute sécurité. Depuis 1985 où Volodine a commencé à publier ses livres, ces héros ont connu de multiples identités et pas seulement humaines. Ils ont hanté les jungles de l’Amérique latine (le Nom des singes), les steppes de Mongolie (Des Anges mineurs), Macao (le Port intérieur). Nommés Murgrave, Bassmann, Breughel, Dondog ou comme ici Mevlido (presque anagramme de l’auteur), les héros volodiniens se dissimulent sous des pseudonymes pour échapper à leurs poursuivants, qu’ils soient policiers, critiques ou lecteurs. Songes de Mevlido nous enseigne que les identités ne sont que pure fiction et que la mort, plutôt que la vie, reste un songe infernal et sans fin. Aussi peut-on entrer dans l’univers mental de Volodine par n’importe laquelle de ces réincarnations. L’histoire de Mevlido se déroule à Oulang-Oulane, des années après la guerre totale, quand la concurrence pour le pouvoir et l’argent a effacé les utopies égalitaristes. Le monde est divisé en zones, quelques unes encore habitables. A Oulang-Oulane, l’amnistie qui a succédé aux nettoyages ethniques a favorisé les collusions les plus troubles, tandis que les bolcheviques sont l’objet d’une étroite surveillance. Mevlido vit dans ces deux mondes. Policier chargé d’espionner les révolutionnaires repliés dans les espaces suburbains, il sympathise avec leur lutte parce qu’il est hanté par la mort de sa femme, Verena Becker, torturée vint ans auparavant par des enfants soldats. Depuis, il vit avec Maleeya, qui pleure son compagnon Yasar. Ils résident dans un appartement de Poulailler Quatre, un ghetto à la limite de la ville officielle. Là sont les exclus, les Ybürs qui ont échappé aux génocides, les vieilles bolcheviques qui, aussi chamanes, martèlent des slogans entre imprécation et magie, malgré les hurlements des psychotiques. Dans ce paysage atomisé, on croise des volatiles mutants et d’innombrables nids d’araignées, pendant que se trament de secrets attentats contre la lune.
Les songes de Mevlido sont des cauchemars : séances d’autocritique, trajets énigmatiques dans des tramways fantômes qui traversent des bidonvilles chinois et font halte à des stations désolées. Très vite on ne sait plus l’envers de l’endroit, du jour ou de la nuit, peu importe, le lecteur est déjà devenu Mevlido. Ses songes se nouent avec des mensonges. Double-jeu avec la police, double-je de la schizophrénie. Mevlido protège clandestinement ceux de Poulailler Quatre et surtout une fulgurante jeune terroriste, Sonia Wolguelane, dont le regard assassin l’a ravi. Mais Mevlido a basculé aussi de l’autre côté, ses songes englobent passé, présent et futur. On découvre que Mevlido ne serait qu’un agent envoyé par les «Organes» pour enquêter sur le monde. Qui sont-ils ? une administration extra-terrestre, le Parti, une agence gouvernementale occulte ? Leurs procédures d’infiltration spatio-temporelle sont radicales et plutôt tibétaines. Mevlido devra mourir pour renaître, perdre son identité ancienne et sa mémoire. Tout au long de cette nouvelle existence, il restera en contact par ses rêves avec les superviseurs de cette mission : Deeplane et Mingrelian, compagnon de Mevlido dont les rapports, plus littéraires qu’administratifs composent la dernière partie de ce roman hallucinant. «Les rêves de Mevlido, explique Antoine Volodine, sont les siens, sont les miens, sont ceux de tous les auteurs post-exotiques. Ils sont marqués par l’impossibilité de faire le deuil et par la volonté de ne rien renier, de ne rien enterrer, que ce soit avant, pendant ou après la mort. Ou la vie. Faire son deuil est ce que ne parvient pas à faire Mevlido, de même que les vieilles bolcheviques n’enterrent pas le Parti, n’enterrent pas leur rêve d’affrontement de classes qui devient une fantasmagorie et une pure invocation chamanique et surréaliste, de même Mevlido n’enterre pas le couple qu’il a formé avec Verena Becker et, au contraire, l’entretient en dépit de la réalité, dans des formes oniriques (sa vie antérieure, sa mission de renseignement sur Terre) ou bardiques (son séjour infiniment prolongé dans le monde des morts).»
Sept parties et quarante-neuf chapitres composent Songes de Mevlido, chiffres caractéristiques de l’importance que Volodine accorde à la mystique orientale et de l’esthétique définie dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998). Mais, au regard de ses constructions habituelles en abyme, on ne peut qu’être frappé de sa capacité à offrir ici un roman quasi linéaire, sans pour autant trahir ses univers : «On accompagne Mevlido à tout moment, qu’il soit vivant, rêvant ou mort, dit encore Antoine Volodine. On ne le lâche pas et c’est ce qui crée un effet de linéarité. Souvent j’ai entendu dire que mes livres étaient difficiles à lire. Cela me blesse, j’essaie toujours de faciliter l’entrée dans ces univers qui reprennent, sous forme de fiction et de fantasmes, l’essentiel de ce qui fait le nôtre. Pas une épaisseur de papier à cigarette entre notre monde et les univers post-exotiques. Pour Songes de Mevlido, la construction et l’écriture s’appliquent à ne pas déconcerter lecteurs et lectrices et à les entraîner au coeur de la fiction sans qu’ils aient à franchir d’obstacles.»
Au bout du chemin, les livres d’Antoine Volodine sont toujours suspendus au-dessus d’un abîme, dans la ligne de ce qu’Auguste Blanqui, révolutionnaire et éternel enfermé lui aussi, pressentait dans L’Eternité par les astres : «Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du Fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables.» Pressentiment d’un éternel retour qui, chez Volodine, est éternité du désastre et qui préfère au décervelage qu’est parfois le roman ordinaire, nous dévisser plutôt la tête.
(1) Paraît «Volodine post-exotique» de Lionel Ruffel (Cécile Defaut, 336 pp., 21 euro(s), editions.cecile.defaut@wanadoo.fr).