Jean-Claude Lebrun, « Un beau Chantier », L’Humanité, 23 février 1996.
- Article disponible, en partie, sur le site des Éditions de Minuit.
- Et intégralement sur le site de L’Humanité (décommandé aux utilisateurs de Firefox)
Pour mémoire :
Le roman en bassin de carène
IL y a là des chapitres intitulés « fiction », d’autres « rêve », d’autres « carnet de bord ». Comme si Antoine Volodine nous conviait à entrer dans le chantier où prend forme le roman, avant d’être mis à l’eau et de tracer ensuite son propre chemin. Métaphore maritime obligée. Si « le Port intérieur » dont il est ici question se présente en effet comme celui de Macau, prêtant son cadre trouble et moite, sur fond d’opéra chinois, à quelque chose comme un thriller diabolique de pureté et de perversité, tout ici incite cependant à penser à un autre port, non moins trouble et secret, d’où le roman s’élance pour se remettre en chantier, après chaque traversée. Jouant avec une prodigieuse dextérité de cette double ligne de récit, Antoine Volodine nous donne aujourd’hui son texte le plus tendu, et sans aucun doute le plus suggestif.
Vancouver, Machado, Breughel… : pareils à ceux de Jean Echenoz, des personnages paraissent ici avoir emprunté leurs patronymes aux pages « noms propres » du petit Larousse. Comme s’il fallait encore une fois tordre le cou à l’illusion romanesque, alors que justement quelqu’un « agonise sur les bas-côtés de l’imaginaire ».
Un flou troublant.
installé au coeur d’un univers pourtant saisi avec un sens maniaque du détail qui se répète jusqu’à l’obsession
DANS un taudis infesté de cafards, au-dessus d’une ruelle du Port intérieur, parmi un désordre de cartons et de papiers tapés à la machine, tandis qu’un typhon approche et va bientôt s’abattre sur l’enclave, un écrivain attend son bourreau : l’agent lancé sur ses traces par une mystérieuse organisation, le Paradis, à laquelle avait appartenu son amante disparue, Gloria Vancouver. Car on le soupçonne de n’avoir pas dit toute la vérité sur cette disparition. Un certain Kotter va donc bientôt apparaître, pour l’un des ces bizarres interrogatoires, qui chez Antoine Volodine tendent à se présenter comme figures centrales de l’écriture, sortes de dialogues par épisodes où les rôles à la longue viennent à se brouiller. Un flou troublant, installé au coeur d’un univers pourtant saisi avec un sens maniaque du détail qui se répète jusqu’à l’obsession : les cafards, les musiques perçantes de l’opéra chinois, le ronronnement du réfrigérateur, le ventilateur du plafond à l’arrêt, la curieuse diction locale, avec sa parole comme suspendue en fin de phrase, que le récit s’est à son tour appropriée. Au moins autant que de l’enchaînement cahoteux de l’interrogatoire, la tension dramatique naît de ces notations d’apparence périphérique. L’écrivain a beau prétendre ne solliciter les détails exotiques que pour « garnir l’intérieur des textes », on n’en voit pas moins ceux-ci s’infiltrer de plus en plus entre Kotter et lui-même, pour donner à l’espace qu’ils tracent désormais ensemble une consistance singulièrement fascinante. Si l’on ajoute que le tueur recherche dans le fouillis de feuillets tapés à la machine les réponses aux questions qu’il est venu poser, ainsi que quelqu’un tentant de débusquer dans l’écriture ce qui par ailleurs lui échappe, l’on se dit qu’Antoine Volodine est tout bonnement en train de monter sous nos yeux un roman en fausse perspective, dans lequel l’aventure n’est pas forcément celle que l’on croit.
Un chef-d’oeuvre d’escamotage qui révèle dans sa complète étendue la dimension de mentir-vrai de ce livre
QUELQU’UN ici s’évertue en effet à brouiller les cartes, comme Breughel à embrouiller Kotter dans le chaos savamment entretenu de ses papiers. Et si au bout du compte ce justicier lancé à ses trousses, sous son dehors menaçant, n’était que l’un de ses propres personnages, auquel il prêterait « toutes les boues conscientes et inconscientes » qui le « gouvernent », pour mieux s’affronter à soi-même ? Et si cette recherche de Gloria Vancouver, la femme aimée, sorte d’aventurière gauchiste lançant des mots d’ordre enflammés et énigmatiques, dans une manière de délire à la parole absconse, comme au plus ardent de quelque combat intérieur, n’était que le désir de retrouver cette autre, que l’on découvre maintenant absente d’elle-même, mais pas morte, dans un hôpital psychiatrique en face de Macau ? On saisirait alors mieux le sens d’une remarque attribuée à Kotter, « vous avez une façon littéraire d’exister dans votre propre existence, Breughel », dès lors que le roman d’Antoine Volodine s’affiche pareillement littéraire, c’est-à-dire dégagé de l’obligation de vraisemblance réaliste. Même si son aspect thriller, en un authentique tour de force, n’y faiblit pas un seul instant, dans des ambiances et des éclairages qui ne laissent pas douter de la puissance d’évocation du romancier. Comme vers la fin cette hallucinante scène nocturne dans un cimetière, le cyclone maintenant tout proche, clin d’oeil au vieux roman d’horreur, mais surtout chef-d’oeuvre d’escamotage, à la mesure du livre tout entier, qui révèle à ce moment dans sa complète étendue sa dimension de mentir-vrai. Le dernier chapitre montre Gloria dans sa chambre, dans l’attente de Breughel, qui vient d’en finir, au milieu des tombes, avec les fictions qu’il s’inventait, et s’approche, simple silhouette dans le noir, tandis que forcit la bourrasque. Une autre phrase du début revient alors à l’esprit – « S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent » -, dont on perçoit enfin le sens véritable, à l’exact opposé de ce que l’on avait d’abord pu imaginer. En l’un de ces tours d’illusion dont Antoine Volodine, avec une stupéfiante virtuosité, sait se montrer tellement prodigue.