Antoine Volodine, « Romans, romånces et romanciers post-exotiques », Remue.net, dossier « Écrire un roman aujourd’hui », le 11 janvier 2014, deux parties : partie 1, partie 2.
- Cette publication en ligne est une réédition du « Récapitulatif pour d’autres nous autres ainsi que pour nous-mêmes et nos semblables ou dits semblables », paru dans la Revue critique de fixxion française, juillet 2001, précédé d’une introduction inédite (voir ci-dessous).
Pour mémoire :
Introduction de « Romans, romånces et romanciers post-exotiques » :
L’emploi du terme roman dans cette réflexion exige une discussion préalable. Tout au moins si des auteurs post-exotiques sont invités à y contribuer, à cette réflexion. Quels auteurs ? Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, Antoine Volodine, par exemple. Dans les ouvrages qui ont été sous-titrés roman et que nous avons signés et publiés sous divers noms, portant ainsi la parole semi-anonyme du post-exotisme, affirmant son caractère polyphonique, de nombreuses formes ont été introduites : Shaggås, romånce, narrats, murmurats, leçon, entrevoûtes, cantopéra, bylines, haïkus, récitat, féerie, collages, vociférations, monologue de théâtre. Certains volumes ont mis en lumière ces formes en substituant à la mention de genre roman une mention moins généraliste : Vue sur l’ossuaire, romånce ; Des anges mineurs, narrats ; Avec les moines-soldats, entrevoûtes ; Herbes et golems, Shaggås ; Ilia Mouromietz et le rossignol brigand, bylines. Etc. Dans tous les cas, cet écart hors de la norme se justifiait tant par le contenu que par la structure de l’ouvrage. Vue sur l’ossuaire, pour prendre le premier ouvrage post-exotique qui revendiquait haut et fort son appartenance à un genre décalé, est construit en deux parties strictement égales, ayant le même nombre de mots : une voix de femme monologuée, suivie de sept narrats ; puis la voix de son amant, monologuée, suivie elle aussi de sept narrats. C’est un objet musical et poétique. Il reproduit à sa manière les deux ailes d’un oiseau que l’amour rend mystérieusement solidaires. Il n’obéit à aucune des traditions structurelles établies dans le monde romanesque officiel et creuse, au contraire, une tradition déviante, qu’on comprend mieux en se référant à l’ouvrage collectif Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Cela dit, même si cet objet semble être en très nette rupture avec le genre roman, sa position est beaucoup plus ambiguë et, au fond, la rupture n’est pas consommée : d’une part, l’auteur proclame au dos du livre que « le romånce appartient à la famille des formes romanesques », et d’autre part, plus objectivement, Vue sur l’ossuaire n’est rien d’autre qu’un roman d’amour, racontant l’histoire complexe et tourmentée d’un couple imbrisable, fournissant les images de leurs rêves communs et de leurs retrouvailles tragiques, au cœur d’un monde de cauchemar.
Écrire un roman n’est donc pas l’expression qu’il faudrait privilégier pour rendre compte de l’intention qui précède le travail d’un porte-parole ou d’un auteur post-exotique. Car il s’agit plutôt pour lui de composer un livre qui associe plusieurs procédés d’écriture – quasi-romanesque, para-romanesque, poétique, parfois théâtrale, spécifiquement post-exotiques –, avec pour objectif de produire en public un ouvrage qui se lise comme un roman, c’est-à-dire en continuité, avec un fil central, des images, des personnages et des voix qui ordonnent une histoire et s’y rejoignent. Sans théoriser ici, l’objectif des auteurs post-exotiques est bien d’offrir au public l’entrée, et ensuite et surtout le séjour, dans des domaines romanesques peu ou non explorés par la littérature officielle. Un des soucis de ces auteurs est d’atténuer au maximum l’inconfort que pourrait provoquer chez les lecteurs et les lectrices une incursion sur des terres inconnues. Les porte-parole, nos porte-parole, qui regroupent les éléments parfois disparates des multiples voix de notre communauté d’écrivains, s’efforcent d’en faire ressortir la dynamique romanesque. Avec ces fragments, ces images en narrats, ces Shaggås, ces haïkus, ces vociférations, ces récits de rêve, ils fabriquent des ouvrages qui ressemblent à des romans, ils font du roman. L’idée de roman est pour eux associée à la représentation qu’ils se font de ceux et celles qui vont recevoir leurs histoires : prisonniers et prisonnières, dans un premier temps, auditoire fervent et rare, à l’intérieur des murs ; puis, dans un deuxième temps, public large, composé de lecteurs et lectrices de librairie, à l’extérieur des murs. Sympathisants ou non, ces lecteurs et ces lectrices demandent quelque chose de précis au livre dont ils s’emparent : en particulier, je pense qu’ils s’apprêtent à une plongée. Ils souhaitent s’immerger hors du monde à l’intérieur d’un autre monde, et, pour que l’immersion soit agréable – ou fût-ce seulement possible –, il leur faut des compagnons et des compagnes de voyage qui les guident dans leur traversée, des personnages. Ils attendent un dialogue conscient et inconscient entre la mémoire et celle que véhicule le livre, entre leur mémoire et la nôtre. Ils souhaitent qu’un solide fil narratif assure à l’histoire un déroulement. Que ce déroulement obéisse à une logique linéaire ou ondulatoire, ou circulaire, peu importe : dans pratiquement tous les ouvrages post-exotiques, ce déroulement commence à la première page et va vers sa fin. Pour tout dire, les auteurs post-exotiques ne se lancent jamais dans l’élaboration d’objets invisitables. Les expériences littéraires gratuites les ont toujours ennuyés en tant que lecteurs ou lectrices. C’est pourquoi ils tiennent à ce que dans leurs livres soient présents tous les ingrédients qui en assurent la cohésion romanesque, et donc ils soignent l’image, l’histoire, les rebondissements dramatiques, et cette marche vers la fin. En résumé, tous les auteurs post-exotiques sont attachés à la forme communément recensée sous le nom de roman. Depuis toujours ils éprouvent de l’affection envers cette forme et, s’ils y introduisent volontiers des variantes, si même ils en modifient l’architecture, ils pensent sincèrement l’enrichir plutôt que la brusquer, la défigurer ou la trahir.
Il est vrai que pendant un temps nous avons éprouvé une certaine gêne à dire que nous écrivions des romans. Nous en étions à nos débuts dans notre participation au monde éditorial, nous n’avions encore qu’un seul porte-parole (Volodine), et, n’ayant pas encore trouvé nos marques dans le monde éditorial, nous étions dérangés par la trop grande proximité de ce que nous avons clairement par la suite nommé la littérature officielle. Sans perdre notre âme, puisque tout de même il y avait le contenu de nos livres qui nous mettait à part du reste, nous avions l’impression de faire une concession un peu douloureuse en acceptant la suggestion des éditeurs qui nous imposaient le sous-titre de genre, alors que nous n’en avions que faire. Quand on nous interrogeait, nous préférions déclarer que nous écrivions « des livres ». Plus de dix ans ont été nécessaires pour que la question du genre soit clarifiée, qu’il s’agisse du genre littéraire (nous n’appartenions ni à la littérature de S-F ni à une avant-garde impassible ou minimaliste) ou de la catégorie choisie pour cataloguer le texte dans les librairies. En ce sens, l’ouvrage Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze a été une étape fondamentale. Non pas fondatrice, puisque déjà le socle du post-exotisme était solidement posé, mais éclairante.
On l’aura compris, notre conception du roman s’est affranchie des contraintes du genre, d’ailleurs très relatives puisque, sous l’étiquette, se retrouvent de grands modèles classiques aux architectures aussi différentes que Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Les Frères Karamazov, Moby Dick, Manhattan Transfer, Le Rêve au Pavillon rouge (une liste bien sûr ici affreusement arbitraire et partielle), aussi bien que les multiples œuvres plus récentes de la littérature officielle, qui ont fleuri, souvent avec bonheur, depuis les cinquante dernières années, qui ont exploré de nombreux possibles, et qui manifestement, à partir des années 80 et partout sur la planète, sont allées dans des directions autrement plus passionnantes et riches que celles que préconisait le Nouveau Roman.
Une fois cela établi, il est plus facile de répondre aux questions que vous posez pour orienter la réflexion de vos invités. Je reprends la première : « Écrire un roman : cette forme s’impose-t-elle à vous ou est-ce une décision prise pour tel livre ? ou une fois pour toutes ? » Et évidemment, si l’on se reporte à ce qui a été exposé plus haut, nous n’imaginons pas, pour l’expression publique du post-exotisme, de livre qui s’écarte du genre roman. Toutefois il s’agit pour nous de jouer avec la palette magnifiquement variée des formes romanesques. Ce qui peut s’imposer à nous, c’est, alors que nous avons déjà des images d’un monde à visiter, avec des personnages et des voix qui se rassemblent pour dire, hurler et murmurer une histoire, ce qui peut s’imposer à nous est une structure post-exotique précise. Nous savons par exemple à l’avance qu’un recueil de Shaggås, d’entrevoûtes ou de narrats conviendra mieux à notre conte qu’une structure plus linéaire. Ou, au contraire, nous savons que les fragments dont nous disposons s’organiseront mieux dans le flux de ce que nous sous-titrerons ensuite et sans complexe roman. La forme s’impose à nous dès que nous prenons en compte le matériau dont nous disposons avant de mettre en œuvre le processus d’écriture – qui est grandement un processus d’assemblage. Lutz Bassmann est ainsi particulièrement à son aise dans des structures qui s’affichent comme entrevoûtes. Manuela Draeger, dans son roman Onze rêves de suie, a privilégié une forme pyramidale du récit, avec des chapitres qui s’organisent en miroir autour d’un chapitre central, comme cela avait été le cas pour Des anges mineurs de Volodine. Puis, dans Herbes et golems, elle a livré au public un ouvrage à l’architecture également pyramidale, composé de trois Shaggås. On est dans une littérature qui avec la littérature officielle ne cherche ni communauté de tradition, ni communauté d’intérêt. Mais on reste dans un contexte totalement romanesque. Les livres évoqués ici sont des objets bizarres mais romanesques. Ils sont habités par des contraintes musicales, poétiques, architecturales qui sont souvent discrètes et qui, tout en fondant leur spécificité, ne les éloignent pas du monde romanesque, du moins pas assez pour que des académiciens sourcilleux ou des sectaires songent à leur en disputer l’entrée. Ils remuent des passions et des images, c’est donc qu’ils sont romans. Ils nouent indissolublement fiction et réalité, c’est donc qu’ils sont romans. Ils cherchent à l’intérieur et à l’extérieur de la prison des complices en rêves et en rêveries, c’est donc qu’ils sont romans. Et ainsi ils continueront, ainsi leurs auteurs poursuivront leur marche dans le nouveau siècle XXI, en amicale harmonie avec leurs sympathisants, côtoyant et souvent ignorant la littérature officielle, sans se donner la peine d’obéir à quelque mode que ce soit, ni le souci de savoir s’ils respectent ou non les théories sophistiquées de la narration, la bienséance idéologique, les règles posées par l’académie ou les commerciaux en best-sellers. Ainsi ils existeront encore et encore, pas forcément en circuit fermé, pas forcément condamnés à la confidentialité, mais indifférents aux classifications, aux courants et aux gloses.
Afin de préciser quelques points sur le statut de l’auteur de romans, afin de compléter et développer certains aspects de notre réflexion, et peut-être en premier lieu le problème de la relation entre nos auteurs et nos lecteurs et lectrices, et en deuxième lieu le problème des formes et de leur raison d’être dans le monde éditorial contemporain, je vais m’autoriser à insérer ici intégralement une leçon qui a paru dans la revue électronique FIXXION. Quand on y pense, c’est un texte qui a pour nous autant d’importance que la Onzième leçon de Lutz Bassmann. Treize ans après celle-ci, dans l’histoire déjà relativement longue du post-exotisme, ce texte est un nouveau Bilan et perspectives. Je ne commenterai pas l’absence absolue de commentaires qui a accompagné sa publication. Qu’il soit seulement entendu que nous désirions profiter de l’occasion qu’on nous offrait pour faire sonner une fois de plus notre parole communautaire, égalitaire et fraternitaire. Pour expliquer une fois de plus en quoi la littérature post-exotique se distingue de la littérature officielle. Et non seulement pour redire notre collective responsabilité dans tous les combats littéraires et non-littéraires de nos camarades emprisonnés, mais aussi pour rappeler tout ce qui a construit, en prison comme ailleurs, nos bonheurs romanesques.
Bonjour. Le titre « Romans, romances et romanciers post-exotiques » et tout le début du premier article d’Antoine Volodine, dans sa contribution au dossier « Ecrire un roman aujourd’hui » en cours sur remue, sont inédits.
La reprise de l’article paru dans FIXXION est indiquée et commence par ce sous-titre : « Récapitulatif pour d’autres nous autres ainsi que pour nous-mêmes et nos semblables ou dits semblables ».
Cordialement
DD
Merci, Dominique. Je vais ajouter le nom du dossier dans la notice.
Avec mes meilleurs vœux pour vous et pour Remue.net !