Claire Julliard, « Quatre Questions à Antoine Volodine », [site du] Centre National du Livre, [s. d.].
- document disponible sur le site du CNL, à l’adresse : http://www.centrenationaldulivre.fr/?Quatre-questions-a-Antoine
Pour mémoire :
Vous écrivez sous différents « hétéronymes », Manuela Draeger, Elli Kronauer ou Luz Bassman. Est-ce pour échapper à toute classification ?
Les auteurs que vous nommez se rattachent à un collectif d’écrivains qui tiennent à définir eux-mêmes leur écriture : « carcérale », « postexotique », « gouvernée par l’humour du désastre et des camps ». En cela ils se démarquent de ce qu’ils appellent « la littérature officielle ».L’idée d’échapper à une classification ne les traverse donc pas, au contraire. Leur principal souci est de transmettre des histoires et des images et, à partir du moment où on leur reconnaît la spécificité postexotique dont ils se revendiquent, peu leur importe de recevoir une étiquette qui sera alors une étiquette secondaire. Le post-exotisme supporte toutes les subdivisions qu’on veut bien lui attribuer : romantisme, surréalisme, policier, fantastique, politique-fiction, onirisme et bien d’autres.
Vous avez ainsi construit une sorte d’édifice littéraire à plusieurs voix. Les considérez-vous comme discordantes ou forment-elles un ensemble cohérent ?
Plusieurs voix coexistent dans l’édifice littéraire que je mets en place. Ce sont des voix d’auteurs signataires de volumes concrets,édités par des éditeurs français et étrangers, réels et multiples, mais ce sont aussi des voix de personnages qui sont parfois eux-mêmes écrivains de livres et qui prennent la parole au cours de l’action. Soit ouvertement, en apparaissant comme tels dans l’histoire et en insérant dans l’histoire des extraits de leurs propres textes, soit de façon plus discrète, sous forme d’échos ou de souvenirs, ou d’hommages : les hommages étant des prises de parole au nom d’un homme ou d’une femme disparus.Ce qui ainsi pourrait ressembler à un puzzle, à une accumulation de fragments disparates, perd cependant aussitôt son caractère de construction désordonnée. En effet, même si les voix sont singulières (prenons pour exemple Elli Kronauer, dont le travail publié a été principalement consacré à la transmission des chants épiques de la tradition russe), elles sont fortement unifiées par le sentiment de groupe et par les goûts,les croyances et les objectifs que partagent sans exception tous les écrivains post-exotiques. En ce sens, il ne peut y avoir de voix véritablement discordante dans l’ensemble présenté au public.
Pour définir votre œuvre, vous avez forgé le concept de « post-exotisme », pouvez-vous nous expliquer ce concept ?
Les définitions sont nombreuses. Donnons-en ici quelques unes :
Une littérature qui revendique en toute occasion son statut d’étrangeté et d’étrangéité, qui revendique sa singularité et qui refuse toute appartenance à une littérature nationale précise et clairement nommable.
Une littérature de l’ailleurs et des prisons, venue d’ailleurs et allant vers l’ailleurs.
Un édifice romanesque en construction, et qui va vers sa dernière phrase.
Une littérature fondée sur l’internationalisme et le cosmopolitisme.
Une littérature dont la mémoire plonge ses racines dans les tragédies du xxe siècle, les guerres, les révolutions, les génocides et les défaites du xxe siècle.
Une littérature qui mêle indissolublement onirique et politique.
Une entreprise de réalisme socialiste magique.
Une littérature des poubelles, une littérature en rupture avec la littérature officielle.
La manifestation littéraire d’un monde parallèle, quelques ouvrages extraits d’une vaste bibliothèque étrangère.
Une littérature carcérale de la rumination, de la déviance mentale et de l’échec.
Des chants qui s’adressent aux animaux, aux exclus et aux morts.
Une littérature étrangère écrite en français.
Un édifice romanesque qui a surtout à voir avec le chamanisme, et en particulier avec le chamanisme révolutionnaire.
Vous concevez la littérature comme une sorte « d’art martial, en [vous] engageant dans chaque livre comme s’il devait être le dernier. » Est-ce une formule, un voeu ou une réalité ?
Les auteurs dont nous parlons se considèrent volontiers comme des combattants et estiment que leur littérature n’est pas neutre. Le point de vue qu’ils adoptent pour raconter leurs histoires est dominé par l’idée de la lutte inévitable mais inutile, et par l’idée de la défaite également inévitable.Il ne s’agit donc pas d’une formule creuse, mais d’une vision des choses. Il convient de s’opposer à l’adversité par les seules armes qui restent : la parole et l’imaginaire. En essayant de respecter coûte que coûte la beauté du geste, même si la mort est proche : on retrouve bien là un principe fondamental des arts martiaux.