Antoine Volodine, Jean-Christophe Valtat, « Pour une littérature minée », Prétexte, n° 16, hiver 1998, p. 23-33.
- Fait partie du « Dossier 1 : Antoine Volodine » de la revue (voir ci-dessous image de couverture).
- article en ligne chez l’éditeur.
Pour mémoire :
1
Décomposition des bohèmes
Des écrivains sont pestilence.
C’est d’abord une bohème, une masse confuse, décomposée, flottante, où le littérateur ne se distingue en rien du conspirateur, ni par sa clandestinité, ni par ses utopies radicales cramées jusqu’aux racines, ni par l’inlassable persécution dont il est la cible : ils sont l’un et l’autre les deux faces d’une même défiguration. C’est une bohème dont les mansardes sont des caves, les rues des ruines, les cafés des prisons ou des asiles, les conversations des tortures et les lecteurs des tueurs à leurs trousses. C’est une conspiration d’après l’apocalypse, une bohème de zombies.
L’écriture est le signe de leur déchéance littérale, les lettres un déchet intouchable : le livre traînait dans les déjections et le sang est ainsi la phrase qui ouvre l’œuvre, difficilement : il fallut, pour l’ouvrir, décoller au racloir la paille qui avait durci et coagulé le long des pages1. Ou encore : Sur le sol de béton, sous le lit, journaux et cahiers s’empilaient. Il y avait des cafards immobiles entre les tas, qui avaient dû mâchonner le poison des sucreries anti-cafards, omniprésentes. Tout exhalait un parfum de cellulose dégradée, de vieille pattemouille. Tout poissait2. Bienvenue dans l’écrit.
Narrateurs, traducteurs, biographes, commentateurs, les littérateurs sont ainsi devenus chiffonniers d’une mémoire qui leur échappe, des sous-prolétaires accrochés aux marges d’un monde qui les rejette et s’acharne à leur faire lâcher prise, tels les biographes de Jorian Murgrave : des êtres obscurs, collectionnant des coupures de presse, composant eux-mêmes des articles médiocres très rarement publiés, correspondant entre eux de manière relâchée et sans suite ; journalistes de basse zone, cocaïnomanes ou petits revendeurs d’armes, voilà à quelles catégories sociales ils appartenaient3.
2
Écrans-souvenirs de la guerre noire
Pendant ce temps, la catastrophe ne cessera plus d’arriver sans fin. Quelle catastrophe ? La guerre noire, par exemple, ou l’ultime mais on peut l’appeler autrement : c’est toujours une révolution contre-révolutionnaire devenue monde. . Il lui arrive de continuer son travail de destruction sous un autre nom, sous une autre forme, cruellement pacifique, froidement antiphrastique : Renaissance ou Paradis, tu parles.
C’est une catastrophe en ce qu’elle sépare irrémédiablement un passé d’un présent ; c’en est une autre en ce que devenue la seule réalité, elle nie sans effort l’existence du passé qu’elle a remplacé : La société que l’on peut deviner là-derrière est fondée sur une manipulation à grande échelle (…). Les ruches ont falsifié la mémoire de l’homme de la Renaissance, elles disposent à leur guise de son passé, de son devenir, de ses amnésies, de ses faux semblants, de ses crimes, de ses succès, de ses lacunes, de ses mensonges 4. Elle dispose aussi à sa guise, cette domination, de ce qui s’est opposé à elle, l’ayant évacué du réel tout simplement, avec la plupart de ceux qui l’incarnaient. On nous avait incarcérés parce que nous avions rêvé trop fort et à trop haute voix, et souvent avec des armes, et aussi parce que nous avions perdu successivement toutes les batailles sans en excepter une seule.5
Les rares traces de mémoire qui subsisteraient sont pour le monde falsifié doublement révoltantes : parce que dans un monde amnésique, elles sont une révolte, parce que dans un monde contre-révolutionnaire, elles sont nécessairement mémoire d’une révolte. Quand Kotter, médecin, opère Breughel, interné dans un asile, il lui faut s’attaquer d’un même coup de cuillère aux deux sources de la révolte et de la mémoire qui le rendent dangereux et bizarre : «Tu vois, là ? disait Kotter. C’est là que tu as stocké tes théories gauchistes sur l’égalité, et que tes stocks se sont mis à fermenter et à pourrir. De cette poche à ordures suintent tous nos ennuis, mon gars. Ça dégouline sur le reste et ça l’empoisonne. (…) Regarde, pointait Kotter. Ici, c’est une horloge qui te permet d’évaluer les durées, et ici, le quartier général de la rigolade. Et là, tu me suis, hein, c’est le début de la mémoire, tous les souvenirs qui jouent un rôle dans la perception de la souffrance et de la honte. On se faufilera jusqu’aux déchets nocifs et on les pompera»6 On ne s’étonnera pas qu’après l’avant et l’après de leur défaite deviennent pour les bohèmes rebelles, interchangeables, une fatalité hors du temps, dans la totalité des mondes possibles, irréellement répétitive, et une longue boucle onirique où rien n’a eu lieu, n’a lieu, n’aura lieu et sur tous les tableaux que l’échec de la révolution.
3
Exotisme des tiers-mondes parallèles
Quant à définir l’au-delà des murs, je vais te répondre. Il y a trois mondes. Le monde crânien, puis le monde concentrationnaire, (…) et enfin le monde proprement dit, immense, auquel nous avions donné le nom de Balkhyrie et où la guerre dès le premier jour avait fait rage, tantôt interethnique, tantôt interrégionnale, tantôt punitive, mais jamais en faveur des vaincus et des déguenillés de notre espèce.7
Mutilés, dépossédés, séparés de la néo-réalité, les rebelles voient pourtant s’ouvrir dans le même mouvement un théâtre d’opérations nouveau : celui de l’espace intérieur où l’on peut revivre la révolte, recommencer à partir du monde crânien la mutinerie dans les forteresses, la reconquête des balkhyries multiples. Cette contre-attaque est bien sûr désespérée. La domination est embusquée dans les trois mondes : elle possède la clé des prisons, elle sait traquer ses proies dans les confins du monde extérieur, elle contrôle comme des zones hachurées sur une carte les pensées et les pulsions de l’inconscient, elle opère si besoin est au dedans même des cerveaux : Frère Müllow, auteur de la sulfureuse brochure blindée 14-69, meurt ainsi d’une étrange façon : c’est là tout le suc de l’histoire, une solide conclusion s’impose : le crâne a été fracturé de l’intérieur 8.
Mais ce sont les passages de l’un à l’autre de ces trois mondes qui restent à ouvrir et découvrir, et la cartographie des fuites possibles dans l’un pour se sauver dans les deux autres. La déformation de la réalité, qu’on avait cru pouvoir rendre innommable du nom de folie, devient camouflage, brouillage de traces, barricade à l’intérieur des forteresses ó ainsi de la concrétion psychique qui rend le Murgrave hors d’atteinte : C’est, nous l’avons vu plus haut, une carapace à facettes, qui fonctionne en renvoyant dans les domaines de la conscience des images modifiées de la réalité, des images soumises à des filtrages et à des interprétations qui eux-mêmes sont changeants selon les besoins et les circonstances. C’est ainsi que jamais Jorian Murgrave ne peut avoir une connaissance épurée du monde qui l’entoure. Sans perdre aucunement la plénitude de ses facultés intellectuelles, il évolue et évoluera dans un monde interdit aux intelligences étrangères, un monde protégé de la solitude et des agressions et qui par la nature même de son mécanisme de protection peut seulement conduire à une plus grande solitude et à une plus douloureuse réceptivité aux attaques objectives ou subjectives ; et cela de manière spirale et obligatoirement accélérée. Pas de répit et pas de repos dans ce combat féroce d’un seul contre l’univers, dans cette lutte entre une âme de plus en plus torturée et un cosmos de plus en plus invincible 9. Pas d’espoir non plus, mais au moins est-ce une lutte, qui recommence ou continue selon des paramètres perpétuellement inédits et mutants. Ce qui se profile à présent est une force au dedans forcené du délire : un refus qui s’affirme. Ce n’est plus la simple privation de liberté, le vague regret d’une vaine gloire révolutionnaire mais le dégoût et l’horreur et la conscience armée du malheur qui parlent, et se hérissent.
C’est cette technique particulière de carapaçonnage offensif qui fait de Jorian une légende inexpugnable, polymorphe, que déchiffrent et reformulent la folle petite armée des biographes, qui affolent brigades et télépathes d’état; et c’est aussi cette technique de cryptage par déplacement et défiguration qu’utilisent partout, comme on se retrouve, les francs-tireurs des littératures dominées.
Iakoub Khadjbakiro, par exemple, qui est ce qui se fait de plus officiel comme écrivain mineur dans les mondes parallèles, est une version tolérable de la révolte du Murgrave : il en applique, dirait-on, les découvertes à la littérature, en expose les mécanismes affadis : Sur ses portraits d’hommes et de femmes il greffait des comportements somnambulaires, des modes nocturnes de pensée. A ses personnages il prêtait des desseins saugrenus, proches de la folie. Iakoub Khadjbakiro semblait travailler sur d’abstraites fantasmagories, mais soudain ses mondes parallèles, exotiques, coïncidaient avec ce qui était enfoui dans l’inconscient du premier venu10. On trouve à la source de ses déformations, la même confrontation insoutenable avec le réel dernier modèle de la domination, l’hypersensibilité des vaincus devenue, l’espace d’une figure, leur fuite et leur réarmement : Mais il ne réussissait pas à mettre en pages, sans métaphores, sa répugnance, la nausée qui le saisissait en face du présent et des habitants de ce présent11.
4
Le non-visage de la solitude collective
Cette nausée est le signal d’un regroupement craintif des forces éparpillées, le début d’une autre stratégie qui se joue sur les terrains irradiés, les zones désolées de l’imaginaire. Les bohèmes se recomposent, le temps d’un assaut, de l’invention d’un destin alternatif, d’un chiffre qui libérerait un instant un peu de l’âme des rebelles, avant de laisser filer à nouveau la métaphore vers les filets tendus de la patience policière.
Les biographes du Murgrave sont une de ces communautés, les communes intellectuelles de la Renaissance en sont une autre, repérées certes, soigneusement archivées, mais cherchant toujours, sur leur marge, à reconstituer l’image de la vérité dérobée. Ces obscurs sursauts de lumière se manifestent par la création de nouvelles formes littéraires, d’autant plus véridiques que maniaquement cryptées : les Shaggås, notamment : A ce corps dépourvu de progression dramatique (on substituait à celle-ci un système de balayages successifs, associés à des glissements oniriques) se greffait un commentaire, destiné à orienter la réflexion du lecteur peut-être décontenancé par un texte où abondaient symboles, légendes subverties et paraboles non décryptables. Le commentaire n’obéissait pas à des règles strictes, cependant on pouvait y relever certaines constantes : son bavardage avait pour but d’attaquer, au moyen d’une argumentation allusive ou polémique, les valeurs fondamentales sur lesquelles la Renaissance faisait reposer son sens du réel (sens de l’espace, du temps, du temps historique, de la nature biologique de l’homme, de l’organisation sociale humaine).12
Le balayage successif (la réécriture perpétuellement mouvante de la même scène) et la perte de repères liée au travail des rêves attaquent la domination précisément là où elle avait fait porter son effort de destruction. Elle doit se confronter obliquement au refoulé qu’elle a crée et qui fatalement retourne contre elle ses propres méthodes : elle y retrouve son empreinte sanglante en négatif. Là où elle a voulu détruire l’identité et semer la schizophrénie, elle récolte en lieu et place de l’individu condamné des œuvres anonymes, collectives, fantomatiques, posthumes une prolifération de doubles, de prête-noms, d’échos qui traversent les livres comme les spectres les murs. :…le thème de l’identité falsifiée et de son corrélat, le thème du double, qui hantait deux Shaggås sur trois (..), avaient débordé leur cadre poétique pour s’incruster dans la réalité quotidienne des publicistes.13
L’écriture collective des communes est en elle-même un leurre : son but est d’être inassignable, son secret est que toute écriture déborde la personne pour fuir perpétuellement vers les mondes parallèles où la parole méconnaissable reste possible. Qu’importe alors que la commune Elise Dellwo soit anonyme, pseudonyme ou hétéronyme, seuls comptent la contagion du cryptage, le brouillage des sources : tout ce qui écrit est double, divisé, dissocié, introuvable. Un écrivain solitaire est sa propre communauté schizophrène, son propre réseau de complices dans les trois mondes : il est en cela littéralement l’exotique incarné. Prenez Breughel, mais lequel ? Celui qui vit à Macau et simultanément l’interrogatoire d’un tueur et la désertion aux heures les plus sombres de la guerre noire ? Celui qui, dans un autre monde parallèle, soumet de son asile le monde immense à une conspiration de marionnettes ? Ou encore celui qui dans un opéra de fortune raconte cette même histoire en ne déplaçant qu’un nom ? Ou enfin celui qui se parle à lui-même ou parle de lui tantôt à la première, tantôt à la troisième personne ? Puisque c’est la domination qui l’a voulu, elle aura ce qu’elle mérite : elle est parvenue à ce que par la torture, la misère et la mort, le rebelle devienne un autre que lui-même ; elle se trouve maintenant confrontée à une implacable altérité, une différence fuyante, incompréhensible et multiple.
5
Interprétation des rêves mutants
Les télépathes policiers se relaient au chevet de ces cauchemars, tentent de trouver un levier, d’ériger un piège pour ramener cette mutinerie de papier à un déterminisme qui l’emprisonnerait de nouveau. Mais la figure qu’ils ont construite par défigurations et destructions successives leur échappe parce qu’elle se réclame par ses feintes, ses codes, ses camouflages, d’une autre logique. En faisant table rase de la révolte d’autrefois, en répandant l’amnésie sur le monde, la domination a créé les conditions d’un point aveugle qui l’affronte à présent. Elle a voulu une nouvelle espèce d’homme, une espèce mutante, affadie, oublieuse, servile et qui devenant la norme renverrait tout le reste vers les parages rampants de l’animalité : On ignore tout, par exemple, des origines biologiques de l’homme de la Renaissance, comme s’il y avait eu quelque part une rupture organique, génétique, à la suite de laquelle il avait changé de nature14. Dans le monde ainsi renversé ó c’est celui qui n’a pas su ou pas voulu être évolué qui est devenu le mutant ó mais un mutant qui devenait l’autre de la domination, son ordure, son mauvais rêve mal enchaîné.
Assumant sa nature de déchet, le non-humain vit dans les marges de la conscience, comme un remords lancinant, un éternel retour du malaise sur lequel, pourtant, on ne saurait mettre le doigt. Sa littérature devient sans âge, illisible, monstrueuse : c’est la figure anonyme, protéiforme, invisible, de Jorian Murgrave qui vient enraciner dans l’œuvre toute révolte, avec le danger que cela représente pour la domination. Elle s’en inquiète à juste titre : Il y a seulement quelques semaines Murgrave était occupé à une guerre farouche contre Terre dont nous avions réussi à retracer les lignes essentielles : étranger à Terre, empoisonné par ses paysages et ses hommes, il la rejetait avec une violence effroyable. Aujourd’hui, sous l’influence des pertes de mémoire que les biologues lui ont fait subir, il se met à revendiquer pour lui-même, et pour lui seul, l’héritage culturel de notre planète. (…) Le danger ultime se précise ainsi, sans que nous puissions actuellement lui opposer quelque défense que ce soit : au terme de l’évolution du murgrave, c’est nous qui deviendrions des non-Terrestres.15
C’est le message du non-humain à la domination : il y a toujours une autre histoire, biologique, onirique, politique, qui court sous l’histoire officielle et qui vit de sa répression perpétuelle : parce qu’il y a toujours une histoire du malheur et de la disparition qui accompagne comme son ombre les mensonges du progrès et les progrès du mensonge. Au fond des poubelles de l’histoire, il y a encore une littérature, c’est-à-dire une révolte : Ce n’avait pas été une trace négligeable, en effet : durant des centaines d’années, à côté de la littérature officielle, humaniste, autre chose avait existé, avait utilisé des mots, écrit et diffusé des livres, autre chose avait survécu dans les souterrains de la culture. Cette autre chose s’illustrait au fond d’insaisissables réseaux et filières, véritables poubelles de la Renaissance, hors du contrôle intellectuel de la société. (…) l’homme des filières n’était pas de même texture que l’homme de la Renaissance. Ni sur le plan moral, ni sur le plan intellectuel, ni même sur le plan physique. Il était, en un mot, de race différente.16
Là où le discours de la propagande ne voulait que des amnésiques ou des fous, voilà qu’il y a maintenant, à force d’altération, deux races dont l’une affirme inhumainement son humanité et l’autre assume avec le peu d’humanité qu’on veut bien lui laisser sa farouche monstruosité animale ou non-terrestre. Par l’application jusqu’au-boutiste de la logique qui la condamnait, cette communauté révèle le mécanisme de la terreur au pouvoir. Le racisme d’État de la domination, lui, est contraint de reconnaître l’irréductible altérité ó mais s’empresse-t-il d’ajouter : s’il y a deux races distinctes, avec deux histoires distinctes, deux cultures distinctes il n’y a qu’une seule conscience… imposée de l’extérieur : c’est-à-dire par lui.
6
Critique tortionnaire de l’esthétique des Pièges
Cette conscience commune se laisse observer au point de rencontre inévitable des deux races, dans les rituels de la répression où chacun reconnaît l’autre pour ce qu’il est : son ennemi et un ennemi qui ne fait pas de quartier.
La première forme de cette conscience est le meurtre rituel de la bohème rebelle. Les communes intellectuelles de la Renaissance sont soumises à des carnages atroces : on a retrouvé la commune Katalina Raspe mutilée et dispersée sur un plancher, leurs doigts sectionnés en gerbe dans les placards de la cuisine ; les quatorze membres du commandement unifié Siegfried Schulz sont écorchés selon la même technique, qui est odieuse; les six membres de la compagnie Inge Albrecht sont fractionnés en douze boîtes étanches qui flottent entre deux eaux, à l’embouchure des égouts de la ville; du commando Verena Georgens on retrouvera dans une imprimerie les squelettes carbonisés et privés de crâne. On peut même pousser le raffinement jusqu’à attribuer au Murgrave lui-même les cadavres crucifiés et broyés de ses biographes, quitte à s’étonner qu’il fût à cet instant, pourtant, solidement enfermé dans une forteresse lointaine.
Mais le mode le plus commun de cette rencontre entre les deux races ennemies, c’est l’interrogatoire ó cette hypnose morbide et forcée qui unit le policier à sa proie. C’est un art martial interminablement statique fait de feintes et de contre-feintes ; non pas le contraire de la littérature, mais son application la plus radicale aux techniques de survie : un duel à mort entre l’auteur et le lecteur ó nécessitant de la part du premier une longue préparation, une topographie d’issues de secours, d’impasses, de fausses pistes et de passages secrets entre les différents tiers-mondes parallèles, un terrier qu’un coup de pied suffit à effondrer : On voit là gésir des cahiers où on aimerait bien que Kotter se plonge, au lieu de maltraiter Breughel en exigeant de lui des révélations sur Gloria Vancouver. Mais on sait aussi combien vaine est cette peine que Breughel s’est donnée quand il écrit, quand il a copié sur du papier des histoires pour Kotter, des réponses à. Avec l’espoir qu’il réussirait à détourner les pensées de Kotter sur des sujets de second plan et que, finalement, il contrarierait ses desseins criminels. On sait qu’illusoire est cette tâche, car le tueur, même s’il survole quelques lignes, quelques paragraphes, ne lira pas.17
Ce qui se dessine ici c’est le lien vital ó parce que mortel ó qui unit le lecteur tortionnaire à l’auteur entravé, lien qui est le lieu d’un perpétuel transfert ou trafic, qui pousse l’un et l’autre à adopter le point de vue de son double destructeur, dans un mouvement de connivence répugnante et malsaine : comme le policier a besoin de sa victime pour vivre, le littérateur a besoin d’un policier pour le lire, pour que le cryptage prenne tout son sens — comme pour la narratrice de Lisbonne dernière marge, accompagnée de son dogue policier et co-narrateur comme d’une ombre : tout s’écrit, non hors de la police, mais en tenant compte de ses réactions pavloviennes probables — de son point de vue pourrait-on dire : Et j’ai commencé à le coder, et à le crypter, et à égarer d’avance tous tes géniaux spécialistes, tout les géniaux critiques littéraires du BKA et tous ces décortiqueurs et lecteurs au brillant uniforme de porchers des sociales-démocraties occidentales, tous ces chiens atlantistes, toutes ces sociales-vomissures et ces sociales-nullités, et à les aiguiller sur des pistes marécageuses où ils se noieront, où je les noierai, du premier au dernier.18
Mais ces techniques ont l’inconvénient de se situer à partir d’un rapport trop littéral à l’Histoire — Histoire qui n’est que le rapport flic-terroriste décliné inlassablement. En se disant, elles se donnent pour ce qu’elles sont, et ne sauraient tromper ceux à qui elles ne s’adressent que trop : Tu pourras camoufler les noms, les situations, les pays, et même désorienter momentanément les décrypteurs du BKA, ma jolie, mais tes hantises reparaîtront et te dénonceront, car elles n’appartiennent pas à la littérature, ma toute-charmante. Désolé, elles lui sont étrangères, et c’est pourquoi elles attireront l’attention des fouineurs les plus tenaces19. Certes, par rapport à la situation de départ des bohèmes, courbées sous le poids de l’amnésie obligatoire, le retour allégorique du refoulé est un aveu de défaite pour le contrôle — mais sur le plan de la relation police critique — auteur rebelle : c’est la mâchoire qui se referme une fois de plus, unissant dans une même conscience catastrophique chasseurs et chassés : J’aimerais que soit établie cette similitude entre tous, entre justiciers anarchistes et justiciers en uniforme, entre tous les membres actifs et passifs du bourbeux paysage occidental, entre ennemis façonnés de la même glaise atlantiste, entre camarades cauchemardeux, essayant de surnager hors du fumier ou de nettoyer la terre puante, mais eux-mêmes créatures du fumier militaro-industriel, et la similitude entre les puissants invisibles et leurs esclaves lobotomisés, cette identité de pensée et de destin, due à une origine commune et à un même purin cérébral et immodifiable20. Similitude établie non plus, on l’aura noté, sur les termes menteurs de la Renaissance ou du Paradis ó mais cette fois selon ceux de la bohème chiffonnière, de l’ordure rebelle.
C’est en définitive une victoire, si l’on veut, que cette reconnaissance de la vraie nature de l’Histoire, que cette reconquête de la littéralité confisquée ó car il y a plus dans tout cela que cauchemar et allégorie, jeux de doubles et de dupes : il y a une vérité historique que la littérature abandonne, une fois franchie ses frontières, à la répression et à l’oubli.
7
Commentaire
Oui, il y a chez Volodine, traducteur et prête-nom de ses narrateurs, une terrible littéralité- si terrible qu’elle ne peut se dire que sous le masque, au détour tortueux d’une sombre allégorie : Soudain, par le souterrain des mirages, on débouchait sur la place principale de la capitale21 — c’est cette Histoire est l’histoire d’une lutte récente, et de ses atrocités, de ses échecs indiscutables, de ses trahisons, de ses crimes inexplicables, une Histoire si généralement bafouée et tue et vilipendée et si peu officiellement édifiante, si peu reconnue comme nôtre, qu’on ne peut que respecter le désir de l’auteur d’en parler à mots couverts.
Il y a en outre pour masquer encore ce masque une vraie littéralité de surface chez le pseudonyme Volodine : celle de son projet littéraire affirmé, analysé, mis à plat, comme pour mieux désamorcer la grenade critique. Et pour le commentateur, cet effet est troublant : parler des textes devient difficile, on a l’impression de radoter, de faire de la paraphrase ó puisque tout est là offert au regard, dérobé à l’intelligence. Très efficacement puisque, comme par hasard, on s’y retrouve plus naïf, plus désarmé dans un monde où mieux vaut ne pas l’être. Avec cette possible explication qu’à travers ce mode d’emploi, ce qui nous est donné, c’est cette urgence calmement énoncée de ne pas faire nôtre la lutte entre le lecteur flic et l’auteur ó et de chercher ailleurs notre ennemi. Mais si toutefois nous persistions dans notre lecture policière, d’autres double-fonds nous attendent, d’autres masques instables.
Volodine a pris des leçons de conspiration chez Balzac. Une Comédie Humaine, convertie en Tragédie Inhumaine, spirale et creuse ses méandres à travers l’œuvre : mais une Comédie Humaine atteinte de troubles flagrants de l’identité. Les événements, les personnages, les lieux reviennent, mais dans des univers aux coordonnées radicalement différentes, liés par la logique du rêve, par la répétition pas même obsessionnelle d’éléments flottant d’un trou noir à l’autre : la rue des Vincents-Sanchaise, éternellement insurgée, où l’on croise les ombres du Murgrave et de Breughel ; cet étrange Volup Golpiez du Nom des singes qui est aussi le véritable pseudonyme de l’auteur d’Un navire de nulle part ; ou encore ce Iohannes Infernus qui signe l’épigraphe de la Biographie comparée ainsi que le Montreur de cochons, pourtant né du cerveau d’une narratrice, etc… C’est que tout cela s’élabore simultanément, parallèlement, dans un univers où la fiction se recroqueville perpétuellement sur elle-même, dans un rêve qui tourne en boucle, un rêve où tout revient finalement non comme jeu mais comme hommage, souvenir, regret de ce qui fut autrefois humain, comme fidélité.
Cette année-là, dans la deuxième moitié de l’après-midi, ceux que j’aime eurent froid, mes fous eurent froid, mes fous préférés, les seuls dont j’aie jamais eu envie de parler, ceux dont j’ai toujours été amoureux et dont j’ai toujours cherché, par sympathie, par instinct, à partager le sort non enviable, manœuvrant de destin en destin et de rêve en rêve pour me retrouver avec eux détenu, condamné à mort ou hideusement défiguré et puni, ou méprisé, ou vaincu, avec eux réduit aux dimensions d’un objet de musée répugnant que nul n’examine ni ne comprend, les seuls pour qui j’aie jamais eu envie de continuer à écrire de la poésie romanesque et de la musique, ceux qui étaient un moi insoluble et qui le seront harmonieusement et affectueusement jusqu’à la seconde ultime, jusqu’à ce que je me réveille ou qu’on me tue.22
Un labyrinthe, peut-être, pour écarter l’intrus de ce qui ne le regarde plus.
Jean-Christophe Valtat
Notes
1 Biographie comparée de Jorian Murgrave, Denoël,1985, p. 9 (réf. abrégée BC).
2 Le port intérieur, Minuit, 1995, p.32-33 (réf. abrégée PI).
3 BC, p.12.
4 Lisbonne dernière marge, Minuit, 1990, p.126-128 (réf. abrégée LDM).
5 Nuit blanche en Balkhyrie, Gallimard, 1996, p.13 (réf. abrégée NBB).
6 NBB, p.17-18.
7 NBB.p.13.
8 Un navire de nulle part, Denoël, 1986, p.82.
9 BC,p. 72-73.
10 Alto Solo, Minuit, 1991, p.32 (réf. abrégée AS).
11 AS, p.33.
12 LDM, p.102.
13 LDM, p.106.
14 LDM, p.126-127.
15 BC, p.154-155.
16 LDM, p.147-150.
17 PI, p.91.
18 LDM, p.48.
19 LDM, p.138.
20 LDM, p.174.
21 AS, p.32.
22 NBB, p.27.