Isabelle Rüf, « L’humour du désastre selon Volodine », Le Temps, 15 septembre 2007.
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Pour mémoire :
«Songes de Mevlido», le seizième roman d’Antoine Volodine, retrace un voyage entre les mondes, jouant de nombreux registres: récit d’anticipation, parcours onirique, manifeste politique. C’est aussi un roman d’amour et un chef-d’œuvre de noire drôlerie.
A la première page, Mevlido tape sur la tête de son supérieur à coups de brique pour que l’autre aille plus loin dans son autocritique, sous le regard morne des «masses», quatre bureaucrates convoqués pour lancer des slogans fatigués. Ceux qui fréquentent l’univers de Volodine sont d’emblée en territoire familier: l’humour désolé, le deuil ironique de la révolution mondiale, la musique des noms, l’étrangeté des lieux, fuligineux, dévastés, le jeu entre humanité et animalité. Songes de Mevlido est aussi une bonne entrée dans ce monde qui s’édifie – se défait plutôt – depuis une vingtaine d’années avec une grande cohérence: on y retrouve, poussées au bout, les obsessions d’Antoine Volodine. Elle réunit un cercle, longtemps confidentiel mais grandissant, de fidèles, suscite des études savantes et des exégèses (ainsi un dossier dans la revue Europe No 940-941).
Volodine: ce pseudonyme est hérité, dit l’auteur, d’une grand-mère russe, mais il aime brouiller les pistes biographiques et se présente comme scribe d’un vaste collectif d’écrivains privés de voix. Les steppes, les chants chamaniques, des vestiges de rhétorique communiste maniée avec drôlerie et des paysages urbains en ruine reviennent fidèlement. Mais ses rêves désespérés, Volodine les a aussi promenés dans les moiteurs tropicales de Macao ou de l’Amazonie, dans des ports grouillants et des steppes désertiques, et surtout dans des non-lieux, des «enfers fabuleux» (c’est le titre d’un de ses premiers livres).
De ces enfers, on en repère deux dans les Songes de Mevlido. Celui du Fouillis, où cet agent double se débat, un monde d’après la défaite. Les humains y côtoient des poules mutantes, des hybrides d’oiseaux et une grande quantité de vermine. Qui est homme, qui est oiseau dans ce bestiaire monstrueux, on ne l’apprend qu’au détour d’une phrase. Ce qui est certain, c’est que l’humanité a déjà perdu la maîtrise de son territoire et c’est bien fait: elle n’a eu de cesse de le rendre inhabitable. Quand il a terminé son grotesque interrogatoire (la prochaine fois, c’est lui qui avouera des crimes stéréotypés), Mevlido prend un tram fantôme pour rentrer à Poulailler quatre, dans le taudis où Maleeya Bayarlag, sa compagne, délire doucement.
Une tendresse navrée lie ces deux êtres qui, chacun, ont perdu leur amour dans des guerres insensées. La compagne de Mevlido, Verena Becker, a été tuée autrefois, lors de «la guerre de tous contre tous», par ces enfants-soldats qu’aujourd’hui on traque comme du gibier dans les ruines des immeubles. D’autres femmes-oiseaux traversent le cauchemar de Mevlido pour l’adoucir ou le rendre plus aigu encore. Mais Mevlido vient d’un autre enfer, plus bureaucratique, dont sa mémoire n’a pas gardé de traces.
Il a été envoyé en mission dans le Fouillis par les «Organes» pour «étudier de plus près ces palmipèdes bizarres». Depuis un autre temps, un autre espace, les Organes considèrent avec perplexité cette humanité qui a «systématiquement trahi les espoirs placés en elle». Mevlido passera sur terre toute une vie d’hominidé, ses rêves renseigneront les observateurs à son insu; lui-même, oublieux de ses origines, ne ressentira qu’un vague malaise, un sentiment d’échec. A la toute fin, les Organes tenteront de l’exfiltrer.
Le passage entre les deux mondes, au mitan du récit, renvoie à ce moment entre la vie et la mort, le bardo tibétain, déjà parcouru, de manière moins terrifiante, dans Bardo or not Bardo (Seuil, 2004). Ici la désolation est totale, glaciale, violente. Les agents chargés d’accompagner Mevlido jusqu’au seuil de sa vie terrestre y risquent leur peau, nue, exposée aux dangers. Et la vie qu’il mène ensuite au milieu des survivants – vieilles bolcheviques obstinées, agents doubles, fous, réfugiés – n’est pas plus amène. Le titre l’indique bien: Mevlido rêve, il rêve qu’il rêve, et le lecteur partage ses songes. Volodine joue du «je», du «il», du «nous»: les identités vacillent, le terrain se dérobe. Une lune énorme bloque l’horizon. «La nuit ondule comme dans un four.»
Toute cette noirceur est tenue à distance par l’«humour du désastre» («Arrête de déconner, Mevlido!» entend-on souvent), par une grande tendresse et par la beauté des images. La langue énergique de Volodine, son immense inventivité empêchent de «sombrer fou» avec ses personnages.