Éric Chevillard, « L’humour du désastre », Le Monde, 5 janvier 2012.
Pour mémoire :
Depuis plus de vingt-cinq ans maintenant, la littérature post-exotique enfonce son coin dans notre monde pré-apocalyptique. Son représentant le plus illustre, le seul dont le visage nous soit connu, se nomme possiblement Antoine Volodine. Les livres de ce collectif d’écrivains nous viennent peut-être de l’avenir ou d’un repli caché de notre temps et témoignent déjà de sa ruine ; ils s’écrivent dans les décombres du communisme, du fascisme et du capitalisme, et parlent de camps, d’exode, de pogroms, de tortures, de génocides. On souligne donc à juste titre la noirceur de cet univers qui s’ouvre de plus en plus à un fantastique funèbre, à des métempsychoses atroces.
Et cependant, comment ne pas être sensible à l’extraordinaire charge comique de cette entreprise fictionnelle sans équivalent ? Une charge comique qui ne contredit en rien le principe de celle-ci, qui lui est au contraire consubstantielle, qui n’a d’ailleurs pas moins de souffle que la dynamite et dont je vois le premier indice dans le sérieux imperturbable avec lequel, depuis si longtemps, Antoine Volodine endosse le rôle de représentant visible et porte-parole du post-exotisme. Jamais il ne se départit de cette fonction lors des entretiens qu’il accorde volontiers ou des textes qu’il donne ici ou là ; nul journaliste n’a pu le faire parler de lui, lui soutirer le moindre détail biographique : un simulateur se couperait, un comédien se lasserait, un fou perdrait le contrôle. Antoine Volodine n’est donc rien de tout cela. Mais un écrivain habitant le monde qu’il a créé, maître absolu de son projet démesuré et l’imposant avec tous les accents de la vérité dans un contexte qui favorise si complaisamment la futilité, l’imposture et l’anecdote. Volodine ne joue pas le jeu. Il énonce méthodiquement, livre après livre, les règles du sien. Cette audace et cette détermination sans faille relèvent très exactement de l’humour le moins corrompu.
Le livre qui vient grossir aujourd’hui la bibliothèque post-exotique, Danse avec Nathan Golshem, est signé Lutz Bassmann et il est sans doute celui qui illustre le mieux cet « humour du désastre » cher à Volodine. Au premier abord, il n’y a pourtant pas de quoi rire. Nathan Golshem a été tué. Chaque année, sa veuve, Djennifer Goranitzé, traverse les étendues périlleuses et désolées de ce pays de cendres et se rend sur sa sépulture – laquelle contient « un crâne de chèvre, une cage thoracique de chien, des ailes de mouette » : c’est mieux que rien, le corps de Nathan n’ayant pas été retrouvé. Là, Djennifer se livre à une danse chamanique, elle frappe le sol de son talon, elle évoque, invoque, convoque le défunt et celui-ci reprend vie dans sa transe, il « se solidifie ». Ce sont alors de vraies retrouvailles : « … ils se rapprochaient l’un de l’autre et copulaient. »
Mais surtout ils se parlent, infiniment ils se racontent les souvenirs du temps des luttes. Dans le livre, alternent ainsi les pages où le couple s’entretient parmi les ombres, ayant pris le parti « de rire de l’inconcevable naufrage du monde et du destin catastrophique qui leur était échu », et de courts récits mettant en scène quelques-uns de leurs camarades de combat, lorsqu’il s’agissait avec « en tête des notions élémentaires d’équarrissage et de matérialisme dialectique » de résister à l’ennemi tout-puissant et à son « programme d’éradication de la pauvreté et donc des pauvres ». Ensemble, ils vivaient dans des souterrains fétides hors desquels s’aventurait parfois un volontaire dont les compagnons honoraient aussitôt la bravoure en lui décernant des « décorations posthumes » et dont la mission en effet échouait le plus souvent lamentablement.
Dans l’obscurité (« On ne voit rien, mais il faut reconnaître que c’est vraiment très beau »), Nathan et Djennifer énumèrent en riant la liste de leurs guerres perdues : la guerre contre le sable, la guerre contre les araignées et leurs complices, la guerre de quarante-deux ans, et « quand nous avons pris parti pour les bonnets rouges dans le conflit entre bonnets jaunes et bonnets rouges, ce sont les bonnets jaunes qui ont gagné ». La liste de ces défaites couvre deux pages et elle est une dérision formidable de la geste grandiloquente et meurtrière de l’Histoire. Le même humour noir ordonne deux autres listes, celle d’abord de toutes les maladies qui affectent ces damnés de la terre – « la détresse funiculaire, la cassure moelleuse, le va-et-vient de Dong… » (deux pages) – et celle des crimes qu’ils se proposent d’avouer sous la torture : « Séjour immodéré en autotamponneuse ; relations illicites avec des palmipèdes ; procréation assistée sans intention de la donner ; allaitement fictif de nourrissons ; remplumage malveillant d’édredon… » (neuf pages !).
C’est un rire de désespoir et de résistance qui court d’un bout à l’autre de ce livre, un rire glaçant, terrible, mais qui est aussi l’innocence même : il témoigne pour l’homme et ne faiblit jamais, même face aux pires avanies, même quand la seule organisation de bienfaisance se nomme « l’Amicale des quasi-décédés ». En ce sens, la littérature post-exotique est aussi, surtout peut-être et fondamentalement, une énorme, une magistrale plaisanterie.