Denis Frajerman, Les Suites Volodine, France : Noise Museum, [1998], album CD de 66 minutes, pochette avec texte imprimé d’Antoine Volodine, coll. New Music Series, n° 1.
Morceaux :
- Un cloporte d’automne (15′), d’après un texte extrait de Biographie comparée de Jorian Murgrave : Fishbeck, Le rivage goïshek, Discours au Crabier, Le rêve d’Orkcha, De grandes ruines d’arbres, Maître Ilhel-dô, AU centre d’une motte de suie ;
- Incendie dans un cimetière chinois (10’30 »), exotique saxophone, saxophone : Jacques Barbéri, d’après une fin probable de Le Port intérieur ;
- Au loin une poutre (8’30 »), phacochère cornet, cornet : Eric Roger, free – trash saxophone : Jacques Barbéri, d’après un texte extrait de Biographie comparée de Jorian Murgrave ;
- Le montreur de cochons (20′), d’après des fragments de Lisbonne dernière marge : Fougères ivres de crapauds, Gueule de lune, Le venteux et son batour à très-longues pattes, Les silhouettes tassées de Jehko, La Grande-nichée, La mellâtre des marais ;
- Les derniers grands singes (Bonus traque) (12′), oiseau – saxophone : Jacques Barbéri, forêt – percussions, voix : Sandrine Bonnet, électrique guitare : Régis Codur, Psychédélic cornet : Eric Roger, percussions : Hervé Zénouda, trombone : Marc Resconi.
Texte de la pochette :
« Conseils pour le concert. Je vais te dire. Maintenant, tu vas faire comme nous. Tu vas te tapir à l’intérieur des pierres ou des flammes, longtemps, assez longtemps pour que l’extérieur n’existe plus. Tu vas attendre là sans un cri. Il n’y a rien de honteux à attendre. Il n’y a ni fin ni honte quand l’extérieur n’existe plus. On sait comment agir, on a des modèles en tête. Ecoute bien. Une fois que la nuit se fut éternisée une bonne fois, nous recommençâmes à tourner sur nous-mêmes et à chercher le chemin du concert. Si je te raconte cela, c’est parce que je me refuse à établir une différence entre nous et toi. Avant les grands incendies de la guerre, nous avions entendu dire qu’il y aurait du remue-ménage, qu’au programme il y avait des entrevoûtes de Frajerman. Nous étions une petite dizaine à finir de nous éteindre. Nous échangeâmes des cliquetis d’adieu, quelques froissements fraternels, et nous nous mîmes en route. Je dis cela pour que tu t’en souviennes. Dans notre mémoire, les voyageurs qui nous avaient précédés avaient inséré des commandements étranges et des récits, des images. Nous connaissions donc à l’avance la procédure. Nous savions ce qui risquait de se produire. Il n’y a pas de mal à être prévenu des risques que l’on court. Ecoute-moi avec attention. Ecoute depuis tes roches intimes, depuis les coulées métamorphiques et les cendres. Au premier son, quel qu’il puisse être, il faudra que tu te dépouilles de tes os et que tu rampes vers le dehors. Tu devras passer de sas en sas à travers le noir, à travers les cris du noir et de l’espace noir. Il faudra que tu ailles jusqu’aux boues sans te laisser distraire. D’autres ont déjà accompli pire. Ils ont obéi à des songes de soldats, ils ont prêté l’oreille à des voix qui surgissaient du fond des âges, dans la lie du sang, ils se sont levés, ils ont rampé, longuement ils ont erré dans l’infini compact des tribus en braises. Fais comme eux et néglige de penser que tout va mal. Il n’est pas indigne de faire comme eux. Même quand ils dérivaient à contretemps, ils n’ont pas cessé de chanter, d’imaginer qu’ils chantaient, de croire qu’ils imaginaient des mélodies ou des discours. Fais comme eux, comme nous, ne crains pas. Pour aller jusqu’au concert, pour atteindre le local où la musique est entièrement intérieure et totalement nue à l’intérieur de toi, je vais te dire quel chemin suivre. Il faut que tu te détruises jusqu’à l’ultime grain de charbon, et ensuite il faut que tu t’arranges pour renaître. Oublie les flammes. Sois les flammes. Oublie les autres. Sois les autres. Prends exemple sur ceux que nul jusque là n’avait aimés. Glisse-toi en eux jusqu’à ce que leur musique soit devenue la tienne. Dans leur sommeil on visite leurs songes de soldats, des songes de singes. Quand ils avancent en direction de la musique, eux-mêmes ressemblent à des soldats ou à des moines, ils sont obscurs comme le vent. Imite-les. Progresse de guerre et guerre et détruis-toi, détruis tout, ne laisse rien derrière toi, disparais, abandonne toute forme physique et tout langage. Il n’y a pas de honte à se détruire pour renaître. Cahin-caha, te cramponnant aux échos du voyage. Tu finiras toujours par atteindre la nuit véritable et par l’étreindre. Je reviens maintenant à cette histoire que tu dois connaître. Conseils pour le concert. Itinéraire jusqu’à l’orchestre. Ecoute bien. C’est un souvenir qui te sera utile plus tard. Ce soir-là, nous nous étions à peine déplacés de vingt centimètres vers l’ouest que nous perçûmes la musique de Frajerman. Il y avait avec nous quelques violloncellistes et quatre harfanges, dont Maria Schrag, Jean Breughel et Ivo Marconi, mais leurs noms pour ce poème importent peu. Tant bien que mal, nous nous accrochâmes de lave en lave jusqu’à la scène et, arrivés là, sur cette sorte de plage, nous constatâmes que nous n’étions pas seuls. Soldats et venteux s’étaient donné le mot, ils avaient quitté les marécages et ils avaient envahi l’avant-scène, et, debout, ils mangeaient la nuit. Nous fîmes comme eux. Il suffisait d’oublier de nouveau l’essentiel de l »extérieur, et d’être tout en soi comme les autres, sans laisser place pour l’abîme. On se dressait tous sur les pattes postérieures, la plante engloutie dans le goudron, la truffe au-dessus des fumées, pointée vers la sphère livide qu’ils appellent lune, et on mangeait. Alors quelque chose surgit autour de nous que Frajerman avait conçu et que, comme d’autres harfanges avant nous, nous nommions une entrevoûte. Nous n’habitions plus les pierres brûlantes, le dehors avait été anéanti, le dedans n’existait plus. Je te dis cela en amitié grande. Ecoute. Ecoute encore. Fais comme nous. »