Sébastien Omont, « Lecteur de librairie, narrateur exotique », La Femelle du Requin, n° 19, 2002, p. 54-55. Ill. de Didier Karkel.
Pour mémoire :
Dans Des anges mineurs, précédent livre signé Antoine Volodine, on trouvait déjà un Dondog, Yasar Dondog, et en dépit de la différence de noms, on est tenté de le rapprocher de celui du roman éponyme, Dondog Balbaïan, puisque les deux Dondog ont en commun un problème avec leur maîtresse d’école, qu’elle se nomme Mme Axenwood (bois dont on fait les haches ? hache à bois ?) ou Sarah Kwong (bruit de la hache sur le bois, sur la tête du petit Yasar Dondog ?). Et comment aimer l’école quand la maîtresse, Sarah Kwong, à la question : « Où sommes-nous ? » répond : « À l’intérieur de mes rêves, Dondog, voilà où nous sommes ». Dans Dondog, revanche : « la maîtresse repose et se décompose […] elle gît maintenant sans être, elle est étalée en fragments de fragments parmi le compost ». Et, à défaut de ses souvenirs, dissous dans les limbes d’une mémoire détruite, c’est bien dans les rêves de Dondog que le lecteur se trouve. Dans l’état entre vie et mort qui précède cette dernière, Dondog « grommelle » autour des quelques noms qui surnagent dans sa cervelle : Gabriella Bruna, sa grand-mère, Jessie Loo, et ceux dont il veut se venger : Gulmuz Korsakov, Tony Bronx, et Éliane Hotchkiss. Ces noms qui restent, il faut bien les relier, alors recréer les souvenirs qu’on n’a pas, se réinventer une histoire avant de mourir – peut-être pour pouvoir mourir : retrouver le début, le commencement, puis l’enchaînement des faits, c’est justifier la fin.
Au commencement, donc, il y a un viol : celui de Gabriella Bruna par Gulmuz Korsakov, mais dans la mémoire du lecteur, il y a, parallèlement et simultanément à l’histoire qu’il lit, une autre histoire en lambeaux qui s’ébauche à partir de ses lectures antérieures. Jessie Loo apparaissait déjà dans Des anges mineurs derrière la silhouette d’une vieille chiffonnière bien loin de la chamane-commisaire du peuple de Dondog, mais ça pourrait bien être le même personnage. Ainsi le lecteur de librairie, le lecteur extérieur, celui qui n’est pas dans un camp, se trouve conduit à rattacher l’univers de chaos post-totalitaire de Des anges mineurs à la désespérance guerrière, génocidaire, carcérale, et finalement généralisée de Dondog (les camps paraissent préférables au monde de l’extérieur, c’est dire). Et, lui, le lecteur, aimerait croire que la seconde est antérieure au premier : plutôt le néo-capitalisme que l’extermination.
Dans Vue sur l’ossuaire, on trouvait déjà une scène proche de celle du viol : même lieu et mêmes circonstances : une usine à Ostrowiec, la guerre, des dirigeables, l’été, mais, au lieu de son violeur, Gulmuz Korsakov, Gabriella Bruna y rencontrait son futur mari, Toghtaga Özbeg. Le narrateur nous disait que c’était là la conjonction de ceux qui allaient devenir ses grands-parents. Or, Dondog nous présente aussi Toghtaga Özbeg, comme son grand-père, mais nous raconte que Gabriella Bruna le rencontrera plus tard.
Alors, l’histoire de Dondog ne serait-elle qu’imagination, construite autour de la vague trace mémorielle que laisse dans une tête dévastée un nom coupé de toute référence, Gulmuz Korsakov, et le récit de Vue sur l’ossuaire, une « vérité » ? Ce n’est pas si simple car les narrateurs post-exotiques volontairement « en permanence dévid[ent] de faux souvenirs d’enfance, d’inutilisables biographies, des histoires gigognes qui déconcert[ent] l’ennemi et le frustr[ent] » (Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze), alors il n’y a pas de vérité qui nous soit accessible avec certitude.
À celui qui dit lui-même qu’il n’a plus de souvenirs, on a du mal à faire confiance. Lecteur soupçonneux, on a donc tendance à s’emparer des noms qu’on rencontre, et à essayer de se raconter une histoire, aussi incertaine, aussi fragmentaire que celle que balbutie Dondog dans le noir, dos à un sofa gluant. Comme, grâce au chamanisme et au bouddhisme tibétain, les narrateurs post-exotiques arrivent à se tenir entre vie et mort, de la même manière, dans Dondog, le lecteur est maintenu, sur un fil, entre affabulation et vérité, entre chaos et récit. Ce qui revient à maintenir ouvert, autant que possible, les multiples chemins que peut prendre la fiction, la pluralité des sens. On ne se hale pas le long d’une bonne grosse corde qui nous mènera au bout d’un voyage linéaire, mais on rampe sur une toile d’araignée dont les fils se perdent dans l’obscurité, en n’étant jamais sûr que celui qu’on tient ne va pas se rompre. Heureusement, la toile est assez dense pour que, dans la chute, un autre se présente auquel on puisse se rattraper.
Il faut accepter de ne pas savoir si Éliane Hotchkiss a tué ou aimé Dondog (ce n’est pas laissé en suspens, l’événement a bien eu lieu avant la fin du livre, mais Dondog n’a pas su dire, ou se souvenir de, ce qui s’est exactement passé) ou peut-être était-ce les deux à la fois, ou…
Ou alors, le lecteur de librairie, le lecteur non physiquement post-exotique – c’est-à-dire qui n’est pas en prison – peut s’accroupir dans un coin et murmurer sa version de l’histoire, où l’amour sincère d’Éliane Hotchkiss tuerait involontairement la blatte qu’est devenu Dondog, parce que trop de souffrance rend incapable de supporter trop d’amour… ou Éliane Hotchkiss est Jessie Loo et persécute Dondog depuis sa naissance, ou Éliane Hotchkiss serait amoureuse d’Éliane Schust et tuerait Dondog parce qu’un jour d’enfance et de massacre il s’est trop pressé contre Éliane Schust, ou encore…
C’est certainement l’intérêt des livres d’Antoine Volodine de faire naître plus d’une histoire, en laissant le lecteur sympathisant habiter les gouffres de la narration post-exotique, et rêver entre lecture et récit.