Patrick Rebollar, « Le langage des rêves chez Antoine Volodine », Études de Langue et Littérature françaises de l’Université Seinan-Gakuin [Fukuoka, Japon], n°53 [numéro spécial : 150e Anniversaire des Relations Franco-Japonaises, « Traduire le rêve » / Actes du colloque franco-japonais des 31 oct.-1er nov. 2008, dirigé par Marielle Anselmo et Mitsumasa Wada], printemps 2010, p. 81-93.
- Version texte et audio en ligne de l’intervention du 31 octobre 2008.
Pour mémoire :
Proposition :
Depuis plus de vingt ans, dans tous ses livres, Antoine Volodine prête des rêves à ses personnages ou recourt à des aventures oniriques communautaires. En étudiant quelques-unes de ces scènes textuelles, nous souhaiterions mettre à jour une stratégie littéraire, autant poétique que politique, dans laquelle Volodine recycle, exploite et transforme une grande partie des utopies du XXe siècle, et notamment des années 60 et 70. Lui-même se rêve en collectif d’auteurs anonymes et persécutés, et souhaite au passage effacer le personnage médiatique de l’écrivain. Faisant appel à des traditions narratives et thématiques russes, japonaises, chinoises, coréennes, etc., traduites dans son système de pensée, il nous propose, souvent avec humour, de rêver un avenir qui n’a rien de meilleur. Que traduit-il alors de son époque, la nôtre ?
D’où viennent les moines-soldats ?
Dans une récente émission sur les années 70 diffusée par la chaîne Arte,[1] le cinéaste Romain Goupil déclare avec simplicité : « On était des moines-soldats »,[2] tandis que Daniel Cohn Bendit parle de « construire l’organisation révolutionnaire capable de diriger la véritable révolution ».[3] De ces expressions qui idéalisent, ou métaphorisent ou onirisent les rôles des militants d’extrême-gauche, la première est presque le titre d’un livre de Lutz Bassmann, alias Antoine Volodine, paru en avril 2008, Avec les Moines-soldats, tandis que la seconde, « l’organisation révolutionnaire », est raillée de nombreuses fois dans le deuxième livre de Bassmann, sorti en même temps, Haïkus de prison.[4]
Or ces trois personnes, ainsi que beaucoup d’autres (citons par exemple Olivier Rolin, romancier, et Christian de Porzamparc, architecte), sont à peu près du même âge et ont vécu de l’intérieur, en acteurs, les contestations politiques et les mouvements sociaux des années 60-70. Sans regretter leur enthousiasme idéaliste ni renier leurs opinions politiques et leurs actions, ils constatent depuis quelques années qu’une partie de leurs idées et de leurs capacités à les mettre en œuvre étaient des illusions et des rêves, sinon impossibles du moins fort improbables.
Aujourd’hui, Romain Goupil est toujours cinéaste, comme Christian de Porzamparc est toujours architecte, et Daniel Cohn Bendit est député vert européen. Olivier Rolin et Antoine Volodine sont écrivains, quoique de manière assez différente : l’un par des fictions réalistes parfois clairement inspirées d’épisodes autobiographiques ou historiques, comme pour tenter de mieux faire comprendre les années de lutte au lectorat actuel (comme par exemple en 2002 dans son roman Tigre en papier); l’autre, Volodine, par des fictions résolument décalées de notre société, voire de notre monde, dans lesquelles s’amalgament de façon à la fois épique et dérisoire toutes les illusions perdues et les rêves brisés du XXe siècle, ce qu’il a nommé le post-exotisme, à la fois univers de pensée et genre littéraire. Je le cite :
« […] les bases de la littérature post-exotique furent élaborées durant la décennie soixante-dix… durant ces années qui, en dépit de la défaite, restaient enceintes de possibles renouveaux et de possibles encore… Des années de secret vivace, lumineux malgré le plomb et malgré la carcérale violence […] »[5]
Outre la rumination sur l’échec des luttes révolutionnaires ou la dégénérescence des utopies, précisons que la fidélité amoureuse et l’indistinction entre rêve et réalité, dont il sera question dans la suite, figurent également parmi les éléments de définition du post-exotisme.[6]
Cependant la notion de moine-soldat ne date pas du XXe siècle.[7] Saint Bernard, au XIIe siècle, définissant les règles de vie des Templiers, semble être l’initiateur d’un mode de vie sacrificiel et combattant, même si le terme « moine-soldat » paraît avoir été forgé ultérieurement.[8] La pensée révolutionnaire française de la seconde moitié du XXe siècle récupère ce concept de dévouement chevaleresque et d’abnégation allant jusqu’à l’abstinence (Cf. Rolin, Tigre en papier, passim). Suite à l’échec des luttes (au moins en apparence et jusqu’à preuve du contraire), Volodine récupère le terme et l’applique à un ensemble de personnages à la fois pathétiques et dérisoires, anti-héros de luttes déjà achevées et perdues.
D’une époque à l’autre, la caractéristique essentielle du moine-soldat reste, par la prière et par le combat, d’être entièrement au service d’un idéal, d’un rêve constitué en système utopique, qu’il soit religieux ou social. Or c’est précisément dans l’idéalité de cet idéal — ou dans la lettre « u » de l’utopie — que réside la part de rêve, et qui est plus une part d’idéologie qu’à proprement parler une activité onirique du sujet durant son sommeil, même si l’une n’exclut pas l’autre.
Tout le monde connaît ces deux acceptions du mot « rêve »…
Deux — ou trois — acceptions du mot « rêve »
En littérature ou ailleurs, il y a deux sortes de langage du rêve : celui du rêve imaginaire et celui du rêve véritable.
Métaphore désignant des souhaits ou des idéaux, le rêve imaginaire est généralement exprimé par des verbes au futur ou au conditionnel : c’est un langage tourné vers l’avenir ou l’impossible. Que l’on pense au « I have a Dream » de Martin Luther King en 1963 et l’on conçoit tout l’intérêt poétique et politique d’une telle métaphore — qui deviendra peut-être réalité dans quelques jours si le sénateur Obama est élu président des États-Unis…
En revanche, le récit de rêve véritable s’effectue avec les temps verbaux du passé ou du présent : c’est un langage du témoignage, prétendu véridique et dans lequel on essaie précisément de ne rien imaginer. On recommande même d’avoir toujours un carnet de notes à son chevet pour y consigner ses rêves.
Mais il ne faut pas confondre ce langage du rêve véritable avec ce qui est communément appelé le langage des rêves et qui est une tentative d’interprétation et en quelque sorte de traduction du récit de rêve afin d’en donner une signification univoque, soit universelle, soit personnalisée. Comme si le rêve était un message codé dont il n’y aurait qu’à connaître le chiffre, ou comme s’il était en une langue étrangère et qu’il suffisait de se le faire traduire. Des tables de simple équivalence, comme il en existe depuis toujours (exemple : rêve de voir un aigle voler veut dire que vos désirs se réaliseront),[9] aux subtiles élaborations interprétatives de la psychanalyse depuis le XIXe siècle, le langage des rêves part du postulat optimiste qu’il est dans l’essence du rêve d’avoir une signification.
Quoi qu’il en soit, nous en sommes arrivés à trois langages, c’est-à-dire trois différents types de constructions langagières et discursives : le langage projectif du souhait, le langage descriptif du témoignage et le langage interprétatif de la révélation. Ces trois dimensions doivent assurément être différenciées lors de la traduction d’un texte d’une langue dans une autre, même si le traducteur ne les a pas précisément à l’esprit…
Le discours de Martin Luther King dont je parlais tout à l’heure est assurément un langage projectif. Il n’essaie pas de faire croire qu’il a réellement fait ce rêve. Le mot est une métaphore et il exprime tous ses souhaits au futur.[10]
Voyons un exemple, chez Michel Butor, dans un texte intitulé Flottements, de ce que je pense être un déguisement de langage projectif en langage descriptif. Je cite :
« J’ai rêvé cette nuit qu’une grande exposition nouvelle sur l’art japonais à travers les âges arrivait en Extrême-Occident […] Il y avait une salle pour les grands céramistes, et l’on m’en ouvrait les vitrines, une pour les humoristes zen, une pour les modèles en papier découpé des maisons de thé fameuses, et on les montait sous mes yeux, une pour les anthologies poétiques et j’en savais lire les lignes… Il y avait 21 salles, contenant chacune 21 trésors, et l’exposition se promenait dans 21 villes où elle devait rester chaque fois 21 jours. » [11]
En effet, je me permets de douter que Butor ait vraiment fait ce rêve tel qu’il le décrit. Peut-être a-t-il rêvé de visiter une très belle exposition ou de parler japonais. Ensuite, l’écrivain s’est emparé du sujet et l’a élaboré, organisé et idéalisé, comme l’ont fait beaucoup d’écrivains depuis de nombreux siècles.
Pour ne pas nous perdre dans l’histoire littéraire, j’emprunte maintenant mes exemples à Antoine Volodine. Commençons par l’existence même du rêve, dans son livre intitulé Des Anges mineurs :
« Je ne plierai pas le genou devant la mort. Quand cela viendra, je me tairai, mais je dénierai toute vraisemblance à cette gueuse en approche. Ce sera une menace pour moi sans conséquence. Je ne croirai pas en sa réalité. Je conserverai grands ouverts les yeux, comme j’ai pris l’habitude de le faire de mon vivant, par exemple pendant les périodes où j’imagine que je ne rêve pas et qu’on ne me séquestre pas à l’intérieur d’un cauchemar. On ne clora pas mes paupières sans mon accord. […] Je m’obstinerai dans mon système qui consiste à affirmer que l’extinction est un phénomène qu’aucun témoignage fiable n’a jamais pu décrire de l’intérieur, et dont, par conséquent, tout démontre qu’il est inobservable et purement fictif. Avec force je rejetterai comme sans fondement l’hypothèse de la mort. » (Des Anges mineurs, 1999, p. 12)
L’attitude hautaine et thomiste de celui qui ne veut pas croire sans preuve à l’existence de la mort se trouve tout de même discrètement sapée et invalidée de l’intérieur. En effet, le personnage explique l’expression « de mon vivant » en disant que c’est « par exemple pendant les périodes où j’imagine que je ne rêve pas et qu’on ne me séquestre pas à l’intérieur d’un cauchemar ». J’imagine, ou je me figure ou je pense que je ne rêve pas, ce qui veut dire qu’il y a doute. Et possibilité qu’à la façon aporétique de Tchouang-tseu (Zhuang Zi, Sou-shi en japonais), il ne soit pas possible de dire avec certitude si l’on se trouve dans le rêve ou dans la réalité, comme le confirme un personnage d’un autre livre de Volodine, Songes de Mevlido (2007), qui dit avec simplicité : « J’étais justement en train de me demander si je rêvais ou non » (p.46).
Ce qui dépasse ou transforme l’aporie, avec Volodine, c’est qu’il y ait possibilité d’être séquestré « à l’intérieur » d’un cauchemar. Non pas de faire un cauchemar de séquestration, ce qui est pour nous dans l’ordre du possible, mais bien d’être poussé de force et enfermé dans un cauchemar par quelqu’un, un « on », dont nous ne savons d’ailleurs pas s’il se trouve dans ou en dehors du cauchemar. Comme si le cauchemar était un lieu carcéral. Or cette idée est formulée en quelque sorte naturellement par le personnage, comme si c’était une idée familière, une possibilité normale dans le monde qui est le sien — et qui n’est apparemment pas le nôtre, sauf à prendre le mot « cauchemar » dans son sens métaphorique de situation catastrophique ou très pénible, ce qui n’est pas le cas puisqu’une référence explicite au rêve le précède.
Les exemples seraient nombreux d’une remise en cause, chez Volodine, de l’existence même du rêve comme activité de l’être humain réel. Ici, le naturel avec lequel l’activité onirique est considérée comme un lieu contrôlé par d’autres projette le lecteur dans l’idée d’un monde différent du nôtre.
Déjà dans la Biographie comparée de Jorian Murgrave, le premier roman publié d’Antoine Volodine, en 1985, un individu d’une espèce que nous dirions proche de l’araignée, enfermé dans une cellule dont il parcourt les murs et les plafonds, peut deviner le rêve qui a été en quelque sorte injecté à un co-détenu (p. 136-137). J’ajoute que ce livre avait paru dans la collection Présence du futur, chez Denoël, qui est une collection de science-fiction. L’explication était donnée quelques pages plus tôt (p. 131) quand le nouveau co-détenu arrive, qu’il lui est expliqué que cette cellule est bien mais « on y reçoit des visites quand on ne s’y attend pas.» Le nouveau demande quel genre de visites et on lui répond : « Voilà comment ça se passe : tu es ici, tu te reposes par exemple, tu as la tête absente. Et juste à ce moment un visiteur t’entre dans la tête comme un oiseau qui entrerait dans une cage vide. Et il se met à se comporter en maître dans ta caboche.», « Rien de plus. Attends-toi à la nausée de la dépossession, à la déchirure de la dépersonnalisation. Mais rien de plus. […] C’est peut-être une manière de mort, là aussi.»
Cette fois, le rêve n’est pas un lieu où l’individu est retenu mais c’est l’individu lui-même qui est considéré comme un lieu, une tête vide dans laquelle un rêve vient en visiteur. La métaphore est en fait l’euphémisme d’une sorte de contrôle de police destiné à rechercher des informations dans la tête des individus incarcérés… Ce visiteur semble être une variante carcérale et policière des incubes et succubes qui ne rendaient des visites durant le sommeil que pour avoir des relations sexuelles…
Ainsi, avant même de considérer les contenus des rêves, Volodine nous contraint à déformer ou élargir les conditions d’existence et la nature des activités oniriques. Pour résumer ce que nous venons d’apprendre, je propose de nommer un axe de signification du mot rêve que j’appellerai hôte dans lequel les contraires carcéralité onirique & onirisme carcéral se réunissent ou se disjoignent, selon un principe cher à Victor Hugo et à Lautréamont avant de devenir une des dimensions essentielles du Surréalisme.
Le concept d’hôte renvoyant à un lieu fixe — que l’on soit invité, otage ou hôtelier — il faudrait maintenant que je montre (ce dont je n’aurai pas le temps) que chez Volodine le rêve peut aussi être tout le contraire, à savoir un moyen de transport, qu’il s’agisse d’aller d’une époque à une autre, d’un lieu à un autre, voire d’un monde à un autre. Mais c’est là une acception somme toute assez commune… Je cite.
« […] c’est sous une forme invulnérable que le nouveau venu pénètre dans l’incendie. Au lieu d’emprunter une voie naturelle, il a cheminé à l’intérieur des rêves de ses hôtes, s’appropriant ainsi leurs secrets. Lui aussi maintenant présente l’aspect d’un ange mineur, d’un grand oiseau très dur à cuire. » (Le Post-exotisme en 10 leçons, leçon 11, p. 23)
Traduire au-delà de l’anecdote
Mais, comme disait Lautréamont : « arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients, affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme un banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une femelle enceinte. » (Les Chants de Maldoror, IV)
Citons un autre rêve, tiré des Anges mineurs :
« Cette nuit encore, comme il y a vingt-deux ans, j’ai rêvé de Sophie Gironde. Elle m’avait entraîné dans une aventure qui ne s’accordait nullement à mon humeur ou à mes capacités. Nous accouchions des ourses blanches dans l’entrepont d’un paquebot. On était au petit matin, en panne sur une mer d’huile ou à quai, car le bateau ne bougeait pas. La lumière du jour arrivait à peine jusqu’à nous. Les lampes ne fonctionnaient pas, ni la ventilation. L’odeur du sang errait en lourds nuages dans la coursive. Elle se superposait aux relents fauves. […] les ourses blanches se débattaient. Elles grognaient d’une manière qui me paraissait agressive, mais qui ne troublait pas Sophie Gironde, plus rodée que moi à ce genre de situation et peut-être moins impressionnée que moi par le cérémonial ou l’idée d’une mise au monde. » (p. 13)
« Sophie Gironde plongeait les mains entre les croupes et les pattes poisseuses, et elle tirait. Je prenais les oursons en charge, de petites créatures sans grâce, ruisselantes de liquides âcres, fripées, à peu près aveugles et inertes. Je les posais sur la bâche et pinçais le cordon ombilical de chacune d’elles, en m’efforçant de bien faire. […] J’effectuais ces opérations à contrecœur. L’obstétrique n’a jamais été mon fort. » (p. 14)
« Partout gisaient des oursons, des flaques de délivre, des flaques de salive et de sang. » (p. 15)
Comment interpréter ce texte ? Doit-on essayer de traduire le rêve à partir de ses éléments anecdotiques pour produire un sens du texte ?
Avec un fond thématique qui pourrait être : l’ours comme mammifère sauvage et terrifiant dans les millénaires de l’aventure humaine ? Sa possible et multiple charge symbolique, qui irait des oursons en peluche sur lesquels les enfants bavent (salive) aux constellations qui portent ce nom (gigantisme), en passant par le Lokis pathétique et menaçant de Prosper Mérimée ? Que dire ensuite de la parturition, du fantasme de l’accouchement pour un narrateur masculin ? C’est large comme un boulevard pour psychanalystes… Ou bien faut-il s’intéresser au bateau, au fait qu’il soit à quai ou sur une mer d’huile ?…
Et si on nous menait en bateau, précisément, avec cette histoire ? Après tout, ces éléments constitutifs de ce que j’appellerai un effet d’onirisme dans la narration pourraient bien n’être que des leurres destinés à égarer aussi bien le narrateur que le lecteur… En effet, à bien y regarder et sans être accaparé par des éléments monstrueux, qu’est-ce qui est donné comme élément central du rêve ? Est-ce le délirant accouchement des ourses blanches ou le simple fait d’être avec Sophie Gironde ? Les deux, peut-être… Mais si l’on est attentif à la construction narrative et au vocabulaire de valorisation, on constate que le récit mentionne d’abord le fait de retrouver Sophie Gironde dans un rêve, après 22 ans de séparation, soit 22 ans après le précédent rêve, sans que l’on sache combien de temps cela représente après la séparation réelle d’avec Sophie Gironde, si elle a jamais existé.
Ensuite, le narrateur explique qu’il est pris involontairement dans cette affaire de parturition d’ourses, que cela prend des proportions énormes alors qu’il avoue : « L’obstétrique n’a jamais été mon fort ». Puis, ses doutes apparaissent, à cause du trop grand nombre d’oursons : « quelque chose clochait vraiment dans notre entreprise », et il ajoute : « comme la dernière fois, vingt-deux ans auparavant, et comme souvent lorsque Sophie Gironde m’invitait à partager un moment de complicité » (p. 14). Enfin la réponse de Sophie Gironde par « un coup d’œil en biais » qui indique qu’elle « ne croyait pas à mon existence » (p. 15), c’est le narrateur qui parle, avant qu’une ourse ne vienne le menacer, et on ne sait pas la suite, l’épisode s’arrêtant là.
Outre ces ourses et leurs oursons, le rêve permet de retrouver une personne qui semble chère et de vivre ensemble un moment d’intimité véritable (ce qui est peut-être la chose la plus désirable). Mais le trop grand nombre d’oursons produit le doute du narrateur, et ce simple fait de vouloir revenir à un semblant de vraisemblance brise la complicité, l’intimité, l’entente tacite, la bulle de rêve où les deux personnes sont de nouveau réunies.
Ourses et oursons sont donc bien des opposants ou des freins à ces retrouvailles, d’abord par le fait qu’ils accaparent les deux personnages dans une action où Sophie Gironde s’investit à fond, ensuite par le fait que leur nombre croissant dévoile la nature onirique de la rencontre et rompt le charme. On peut dire aussi que c’est la rigueur logique du narrateur, son absence de croyance en la réalité de ce qui se passe en rêve, qui lui interdit de rester avec celle qu’il aime par dessus tout, comme il le dira quelques dizaines de pages plus tard (Cf. p. 90-93).
« Au début, j’eus du mal à croire que Sophie Gironde était de nouveau à mon côté, et que pour la rejoindre il n’y avait pas besoin d’attendre une conjonction de rêves particulière ou de voyager trois mille ans à travers les lentes laideurs obscures de l’enfer. Parcourir quelques mètres suffisait pour que je m’approche d’elle, étendre la main suffisait pour la toucher. » (p. 90)
« les gestes de la rencontre amoureuse, ces gestes rabâchés mais qui toujours, quand aucun partenaire ne ment, offrent des vertiges inépuisables » (p. 90)
« J’interprétais le présent comme une suite d’illusions accrochées avec cohérence l’une à l’autre et incluant les moments de sommeil et de séparation, intégrant les événements les plus prosaïques de la vie quotidienne et fabriquant, en résumé, une sorte de réel parfaitement plausible, mais dont nous risquions d’être privés au moindre sursaut défavorable du destin. Au début, je redoutais à chaque instant de tout perdre et je le déclarais à Sophie Gironde, expliquant ma peur et me mordant les lèvres pour ne pas pleurer. Cela la faisait rire. » (p. 91)
À ces deux étages de la lecture — l’anecdote et l’idée de fond — s’ajoutent des questions liées aux vocables choisis et à leur étymologie, ce qui complique encore la tâche du traducteur. Tout d’abord, le nom de Sophie Gironde. À travers une trentaine de livres, Antoine Volodine et ses hétéronymes du post-exotisme ont déjà produit un très grand nombre de noms fictifs, avec un grand soin apporté aux effets de sens des noms propres.
Gironde signifie « Beau, joli, bien fait. En particulier : Potelé, aux formes arrondies » (TLF), et Sophie, du grec sophia, la sagesse, comme tout le monde le sait. Est-ce une sorte d’idéal féminin du narrateur, cette sagesse joliment potelée ? Sans oublier que de sage nous dérivons sage-femme qui est une auxiliaire des accouchements et des soins aux nouveaux-nés… Le nom du personnage correspondrait donc à la fois à l’idéal du narrateur et à la situation du rêve — c’est une situation de rêve, pour un herméneute !
Deuxième élément d’étymologie, les « ourses ». L’expression « les ourses » désigne anciennement, et sans vulgarité, les règles des femmes, la période de menstruation. Il s’agit d’une référence à la mythologie grecque et au culte de la déesse Artémis, à qui les vierges athéniennes devaient offrir leur premier linge menstruel. C’était parce qu’une des nymphes, Callisto, avait été déflorée et mise enceinte par Zeus, puis transformée en ourse par Héra, la femme de Zeus. Callisto allait être tuée par son propre fils et Zeus, pour la sauver, la transforma en constellation de la Grande Ourse. Hop !
Maintenant, comment assembler ces éléments ? Puisqu’il y a trop d’oursons sortant des ourses, peut-on penser que le narrateur fantasmerait sur l’abondance menstruelle ? Qui serait comme un signe de fertilité exceptionnelle ? Couplé à la mélancolie de la séparation longue et peut-être définitive, cela exprimerait-il un regret de n’avoir pas procréé — plutôt qu’une trop simple pulsion sexuelle ?
Mais pour que ces possibilités d’interprétations puissent exister aussi en traduction, qu’elles soient possibles et cependant pas obligatoires, il faudrait que ces éléments étymologiques, Sophie Gironde et ses ourses, eussent été traduits, si traductibles, ou transposables dans l’étymologie et la mythologie d’une autre culture. Et en restant un peu en retrait par rapport à l’anecdote.
Le mystère des origines…
En manière de conclusion impossible, je dirai que pour répondre à la question Comment traduire le rêve ?, il faudrait d’abord pouvoir répondre à la question : Que traduit le rêve ?
En effet, des phénomènes complexes et encore largement incompris provoquent nos rêves. Et si l’on ne peut connaître certains éléments de vécu, de comportement, d’histoire individuelle ou de personnalité qui entrent dans cette équation du rêve, il ne sera pas possible de décider quel angle sélectionner, quelles informations privilégier ou, à défaut de logique, quelle construction langagière élaborer.
En réalité, il n’est probablement pas possible de répondre à la question Que traduit le rêve ? Si cela était possible, soit les tables à trois sous du langage des rêves seraient les instruments privilégiés des gouvernants, soit les cures psychanalytiques ne dureraient pas des décennies. Les traducteurs sont mis dans la situation pragmatique de traduire les rêves en même temps que le reste et sans savoir ce que les rêves traduisent, de quoi ils sont les symptômes ou les annonces prémonitoires… Cependant, pour faire ces choix linguistiques et culturels arbitraires l’esprit des traducteurs se déplace sans arrêt sur cet autre axe de réunion des contraires, que je bouclerai volontiers en ruban de Möbius [joindre le geste à la parole avec une bande de papier], celui de l’avant et de l’après des rêves : rêve traduisant quelque chose / rêve traduit en quelque chose.
J’illustre cette aporie dans le sens des rêves par quelques extraits d’un roman de 1994, intitulé le Nom des singes :
D’abord le rêve au sens projectif :
« On va remonter l’Abacau […] On ira plus loin que les sources s’il le faut.
[…] Donc on réquisitionne des pirogues, on remonte le fleuve, on dépasse les lacs, les marécages, et ensuite ?
Ensuite on s’installe dans la forêt profonde […] On ouvre là-bas une officine de chamans et on commence à vivre la belle vie.
[…] On organisera un territoire utopique […] Loin des héros. » (p. 49-50)
« Voilà ce que […] nous aurions dû laisser derrière nous, pour remonter le fleuve jusqu’à sa source et plus loin, jusqu’aux lacs où somnolent les grands anacondas et plus loin, jusqu’aux territoires d’où même les héros seraient absents. » (p. 55)
Voilà un projet de vie, de belle vie, pourquoi pas !… Mais quelques pages plus loin, cela devient le contenu d’un rêve et l’on passe au langage descriptif. Outre les références déjà données, on pensera par exemple au roman d’Alain Robbe-Grillet intitulé Dans le labyrinthe (1959), dans lequel un personnage passe d’une réalité dans celle d’une représentation graphique qui est accrochée à un mur par un processus purement textuel et alors nommé par les critiques : « invagination ».
Je cite la suite de Volodine :
« Je rêvais que je me dirigeais vers les sources de l’Abacau et que je les avais dépassées, dit-il. […] La pirogue se balançait. L’eau couverte de plantes pourtant ne frémissait pas. J’avais atteint un lac, un grand lac. La nuit s’achevait. Je tremblais de fièvre. Quand je fouillais dans les replis de mon esprit afin de savoir qui j’avais été, j’extrayais des guenilles boueuses qui semblaient surtout avoir appartenu à d’autres. Je me salissais à ces souvenirs sans les comprendre. Je savais qu’on m’avait tué après un long interrogatoire, qu’on m’avait tué au bord d’un fleuve, qu’on m’avait tué dans la forêt puis laissé dériver dans les marécages, qu’on m’avait tué au fond d’une cour puis jeté à l’eau…» (Antoine Volodine, Le Nom des singes, p. 74)
Mais peut-on remonter une rivière et en dépasser les sources pour atteindre un lac ? Et s’il existe un lac plus haut qu’une source, n’est-il pas alors lui-même la source ? Et l’eau du lac, ne vient-elle pas de plus haut ? des marécages, écrit Volodine ? ou de ce qu’il nomme ailleurs les « boues » originelles ?
En rêve comme en réalité, il faut accepter de ne pas pouvoir tout comprendre ou traduire, d’être vaincu par le rêve comme par le texte. C’est qu’il y aura toujours, chez Volodine, « […] le principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi. […] Car l’ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. » (Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998, p. 11)
[1] Sauvages 70’s / Die Wilden 70’s, film de Didier Varrod et Emmanuelle Nobécourt, réalisé par Emmanuelle Nobécourt, production Program33 / ARTE GEIE, août 2008, diffusé en 5 épisodes du 4 au 8 août 2008. [Cf. http://www.arte.tv/fr/Echappees-culturelles/Summer-of-70-s/Sauvages-Seventies/2127736.html ]
[2] « Donc 68 avait été une répétition et on allait avancer dans les années 70 pour enfin réaliser la révolution, l’insurrection victorieuse, la construction d’un parti et enfin aboutir à la dictature du prolétariat, ce qui était notre but depuis les années 65-66. […] On était dans une idée de l’utilisation de la violence pour prendre le pouvoir et pour le conserver. On n’était pas du tout [mot inaudible], on n’était pas du tout pacifistes, on était bolchéviques, révolutionnaires professionnels et on voulait refaire 68. On était moines-soldats. C’est-à-dire : tu ne dis jamais « je », ça ne se disait pas, tu dis « nous », tu parles jamais d’argent, tu parles jamais d’avenir avec un boulot, tu as un but, et le but il est principal, tout le reste est secondaire.» (Romain Goupil)
[3] « Y’en avait pour qui 68, c’était une répétition générale. Donc qu’est-ce qu’il faut faire ? C’est : construire l’organisation révolutionnaire capable de diriger la véritable révolution… » (Daniel Cohn Bendit, même émission)
[4] Les deux ouvrages sont sortis aux éditions Verdier, dans la collection Chaoïd.
[5] Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998, p. 25.
[6] Cf. page de biographie de Lutz Basmann : [http://www.lutzbassmann.org/bio.html]
[7] Et ne s’applique pas qu’à des révolutionnaires, voir par exemple cet article du magazine Challenges consacré à Alvaro Uribe, le moine-soldat : [http://www.challenges.fr/magazine/0132-015902/la_mission_dalvaro_uribe_moinesoldat_saccomplit.html]
[8] Selon Abel Lamauvinière (EHESS), in « Les Templiers dans le diocèse troyen; leur spiritualité jusqu’en 1316 », conférence du 17/9/1999, en ligne ici. Il dit notamment : « l’expression moine-soldat est une pure construction d’historiens qui se réfèrent à des éléments similaires qui se déroulent en Europe centrale à cette époque »
[9] Voir par exemple le site Rêve-interprète : [http://www.reve-interprete.com/portal.php?pid=2]
[10] Voir le texte et écouter la conférence en anglais sur le site American Rhetoric [http://www.americanrhetoric.com/speeches/mlkihaveadream.htm]
[11] J’emprunte cette citation de Flottements à l’exposé d’Akane Kawakami-Davis, lors du colloque consacré à Butor à l’université Rikkyo le 27 septembre 2008.