Laurent Roux, « L’auberge chamanique », La Femelle du Requin, n° 19, automne 2002, p. 50-53. Ill. de Didier Karkel.
Pour mémoire :
« On avait l’impression d’avoir pénétré dans un sas qui communiquait d’un côté avec une réalité banale, datée et localisée et de l’autre avec une réalité magique, où les notions d’espace, de passé, d’avenir, de vie et de mort perdaient une bonne partie de leur signification. » (Dondog, p. 174)
Yack, cafards, blattes, jument, chameaux, papillons, geckos digérant crocodilement, humains à maladie de plumes… Téléphérique, péniche, train… Bestiaire, fureur, transfert, humour du désastre, narration emmurée et vieillie dans les camps, apnée, chronologie et onomastique magiques, chamanisme et voix d’outre-tombe… Dondog…
Dondog, comme la cloche qui sonne la prière au camp des blattes, des chiens, des anges mineurs, des golems, des morts ; Dondog, comme la cloche qui sonne le rassemblement des Untermenschen aux mots chiffonnés, ceux qui ont la nuit entre les mains, comme la cloche qui égrène une recette pour mourir sans entraves et ne pas pourrir… :
« Je suis le petit-fils de Gabriella Bruna, une complice de Jessie Loo pendant les années trente, une sœur de sang de Jessie Loo, dit-il. Mon nom est Dondog Balbaïan. Je vais mourir. Voilà qui je suis. » (p. 22)
Qui est Gabriella Bruna ?
Un ange mineur, ou plutôt une grand-mère majeure qui voyage dans les souvenirs, traverse romånce (Vue sur l’ossuaire) et narrats : « Parmi celles-ci, une au moins a été ma grand-mère. Car il s’agit aussi de minuscules territoires d’exil sur quoi continuent à exister vaille que vaille ceux dont je me souviens et ceux que j’aime (…) mais aussi où ceux que j’aime peuvent se reposer un instant, avant de reprendre leur progression vers le rien. » (Des anges mineurs, p. 7). Une grand-mère qui a été violée et dont Dondog, avec l’aide de Jessie Loo, doit accomplir la vengeance :
« Soudain elle eut envie de lui dire : Gulmuz Korsakov, espèce d’ordure, espèce de chien lubrique, vous avez été le père d’une petite fille que j’ai portée, que j’ai élevée pendant dix-huit ans et qui est morte (..). Je vais faire en sorte que votre mort se déroule dans l’effroi et dans le dégoût de vous-même, Gulmuz Korsakov, et je m’arrangerai pour que cette mort dure infiniment, même si je ne suis plus là pour vous l’infliger personnellement. » (pp. 187-188)
Qui est Jessie Loo ?
C’est la vieille chamane que Dondog doit retrouver afin qu’elle le mène aux trois personnages qu’il doit tuer pour venger sa grand-mère. Les noms de ces trois ennemis flottent dans sa mémoire dévastée : Tonny Bronx, Gulmuz Korsakov, Éliane Hotchkiss, et encore pour cette dernière, rien n’est décidé. La recherche de Dondog est une enquête sur « le passé enfoui ». Il s’enfonce dans la nuit, frôle les précipices, erre dans le Black Corridor, attend la venue de Jessie Loo. Cette dernière est le maelström à partir duquel le voyage narratif de Dondog se déroule :
« Elle répandait l’odeur des taudis de Black Corridor. Elle empestait les remugles de la traversée, l’incendie, le voyage en téléphérique ou à dos de yack, les clairs de lune, les abîmes chamanes fétides. » (p. 317)
Alors, qui est vraiment Dondog Balbaïan ?
Dondog est un des rares Ybürs qui ont survécu aux nettoyages ethniques et à trente ans de camps. Libéré, il doit voyager au bout de lui-même pour mettre une histoire sur les noms de ses ennemis. En chemin, il ramasse des bouts d’autobiographie : l’enfance et la camaraderie (l’amitié avec Schlumm), la maîtresse et la découverte de la torture morale suite à une fausse accusation qui signe le divorce entre les mots et la conscience… Il attend Jessie Loo dans l’appartement 4A du Black Corridor qui doit le mener au bout de sa nuit, de sa vie.
Son statut de surnarrateur-auteur éponyme, tout juste libéré des camps, permet à Dondog d’héberger dans son cerveau d’insane de nombreux visiteurs, de nombreux golems qui vont l’aider à traquer « à l’intérieur de sa tête » ceux qu’il doit tuer. En face de lui, dans l’appartement 4A, se tient un personnage poussif et suant, Marconi, à qui il narre, au milieu des odeurs, de la chaleur, des blattes, les souvenirs qui ne sont pas les siens et qu’il accueille. Dondog parle, voyage au bout de la nuit post-exotique à la recherche de sa famille impossible, de son « passé enfoui » :
« C’est toi qui te chargeras de le préserver à ma place, me dit-elle encore, tu l’hébergeras en toi, tu n’es pas capable de grand-chose, Dondog, mais de cela, si (…). Elle me parlait d’un golem, d’une substitution chamanique qui ne durerait pas très longtemps, seulement pendant le reste de ma vie. Elle me parlait d’une sorte de golem, mais je n’arrivais pas à savoir qui, de Schlumm ou de moi, allait devenir dans l’opération le golem de l’autre (…). À partir de là, Schlumm fut hébergé en moi comme un frère dévasté, dit Dondog, comme un frère ou comme un double. » (pp. 113-114)
Au cours de cette enquête immobile, dans la nuit propice aux rêves et à la transe, Dondog se transforme en auberge chamanique où l’on est prié d’apporter son karma et sa schizophrénie, entre il et je :
« En vérité, de telles questions n’avaient pas lieu d’être, dit Dondog. C’était son monde qui se construisait là, le monde de Dondog, tout simplement le domaine compact de ma vie, de ma mémoire et de ma mort. » (p. 57)
« À partir de maintenant, il va falloir se débrouiller, reprit Jessie Loo. Il faudra s’installer en permanence dans l’état de transe chamanique. Autrement, si on ne glisse pas d’une existence à une autre, en confondant volontairement la vie d’avant la mort et la vie d’après la mort, je ne donne pas cher de notre peau. » (p. 176-177)
Si Marconi écoute Dondog, il ne faut pas oublier qu’il est, lui aussi, en voyage chamanique. Dans une autre vie, il se pourrait bien que Marconi fût Gulmuz Korsakov, l’agresseur de Gabriella Bruna. Pour Dondog, ça vacille un peu plus, parce que si Marconi est Korsakov, alors le sang à répandre pour se venger est presque le même que celui qui coule dans ses veines. Pour se venger, il faut saigner un peu de soi :
« Assimiler Marconi à Gulmuz Korsakov, c’était devoir entreprendre immédiatement une action concrète, c’était devoir se colleter avec Marconi (…). C’était tuer quelqu’un avec qui on avait passé tranquillement des heures de récit et de mémoire, au milieu des pestilences et des parasites, dans la nuit étouffante, au milieu des blattes, comme des blattes.
Au fond, plus qu’une proximité entre Korsakov et Marconi, Dondog décelait une proximité entre Marconi et lui-même. » (pp. 227-228)
Le voyage chamanique est un parcours circulaire, qui reproduit l’enfermement concentrationnaire et où le personnage passe d’un être à un autre, humain ou animal : ce voyage commence dans les entrailles de câbles et de canalisations crevées du Black Corridor pour s’achever dans les entrailles répandues du pays des blattes : Cockroach Street. La métamorphose signe la fin du récit et la mort du non-héros, dans le feu, la boue, l’abolition des frontières entre soi et l’ennemi :
« (…) j’étais une blatte loqueteuse et castrée, j’étais une pauvre blatte impuissante, mes organes étaient maudits, desséchés et maudits. Mes œufs ne valaient pas tripette. » (p. 348)
À Cockroach Street, Dondog voit sa vengeance se réaliser par procuration en assistant à la fin de son ennemi ultime, Tonny Bronx. La prophétie peut alors s’accomplir, Dondog et son récit peuvent enfin sombrer dans le sommeil et le feu. Tout s’écroule dans la boue après avoir traversé le règne animal, retour à la tourbe, cette « boue des rêves » qui coule sous les tables, boue gorgée de sang, d’os, fange où sombre l’auberge et ses buveurs, retour au cycle originel, fange et feu où se consument les êtres pour les enfers fabuleux :
« Le grillon géant laissa Bronx venir à lui. Sans hésiter il pénétra sa garde et lui démantela le bras, puis, après une pause de trois ou quatre dixièmes de seconde, il introduisit sa tête dans la poitrine de Bronx. » (p. 364)
« Le feu rendit les choses différentes. On voyait très bien sous les tables des masses qui ressemblaient à des carcasses de viandes habillée, et qui appartenaient à la fois à Bronx et aux victimes de Bronx (…). Je ne savais plus quoi dire ni voir.
C’est tout pour ma vie. » (pp. 365-366)
Et fin du récit.