Mohamed Ridha Bouguerra, « Fonctions des ruines écrites », Thélème, revista complutense de estudios franceses, n°21, 2006, p. 15-33.
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Pour mémoire :
INTRODUCTION
Si le traitement pictural du thème des ruines, bien que magistral, fut assez bref
et limité, essentiellement, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce qu’on pourrait appeler les
“ruines littéraires’’–comme on parle de “peinture écrite”– a toujours connu un essor
qui ne manque pas de nous interpeller et jouit encore d’une pérennité qui ne s’est
jamais démentie au cours des siècles. Les Guardi, Pannini et Hubert Robert ont,
probablement, épuisé le thème et découragé, en quelque sorte, leurs épigones de
reprendre des sujets où ils avaient excellé d’une si brillante manière. La descendance
littéraire du Du Bellay des Antiquités de Rome fut, par contre, féconde et ininterrompue
jusqu’à nos jours. Les philosophes, de Diderot à Camus, nous ont habitués
à voir dans les ruines un miroir de la condition humaine. L’écrivain-voyageur
s’est longtemps cru obligé, lui, de célébrer ces lieux de mémoire qui ont vu, successivement,
naître et mourir tant d’empires. De Paris à Jérusalem, de Rome à
Athènes, du Caire à Carthage, les occasions n’ont pas manqué à ces touristes que
l’Orient a aimantés au XIXe siècle, et même au XXe, de nous faire part –la culture
classique et les leçons de l’humanisme aidant– de leur émerveillement ou de leur
déception ou, même, de leur désolation devant les vestiges que les Anciens nous ont
légués. La poétique des ruines a, en outre, donné naissance à toute une symbolique
que les romanciers ont, plus particulièrement, exploitée. Du roman noir anglais à
Balzac, de Flaubert à Proust, et, de nos jours, de Gracq et Butor à Alain Nadaud et
Antoine Volodine, les vieux monuments et les cités antiques ont servi de cadre
romanesque et, souvent, imprégné de leur couleur funèbre l’action du récit et lui ont
donné sens. Les vieilles pierres ont été aussi, parfois, enrégimentées, asservies à des
causes qui leur étaient étrangères et mises au service de visées idéologiques sous la
plume de poètes et d’essayistes engagés dans l’action politique.
Il est donc clair que l’accent ne sera pas mis ici sur l’historique du thème qui
nous retient et que Roland Mortier a si parfaitement étudié dans La Poétique des
ruines en France. Le traitement de ce thème, les multiples et diverses fonctions que
les écrivains ont assignées, dans leurs écrits, aux pierres mutilées, voilà ce qui nous
intéresse et, principalement, chez les contemporains –sans nous interdire pour
autant de puiser quelques exemples dans de textes moins modernes. Un poème de
Du Bellay ou de Victor Hugo, un salon de Diderot, une page du journal de voyage
de Chateaubriand ou de Flaubert, une description des Chouans et du Rivage des
Syrtes, le développement et la reprise d’une idée comme un leitmotiv dans Noces à
Tipasa et dans Retour à Tipasa ou dans La Modification de Michel Butor, voilà
notre matière. C’est avec ces “ruines écrites’’ que nous avons l’ambition, démesurée
certes mais séduisante aussi, de construire quelque chose qu’on espère le moins
branlant possible. A travers cette architecture, il s’agit de donner à voir les vestiges
historiques à l’origine d’une méditation sur le temps, sur la destinée humaine, sur
la vie continuée à côté des symboles de la mort et du passé irrémédiablement révolu.
Le passage du monument à l’informe sera considéré comme un aspect de la lutte
entre Nature et Culture. Enfin, la poétique des ruines sera interrogée tout aussi bien
dans ses rapports avec l’esthétique romanesque qu’en raison de l’utilisation idéologique
qui en est faite, parfois.
I. LA RUINE COMME DIMENSION TEMPORELLE
Chateaubriand, sur le chemin du Saint-Gothard, écrit dans les Mémoires d’outretombe:
Un débris de tour témoigne d’un autre temps, comme la nature accuse ici des
siècles immémoriaux (Chateaubriand F-R., 1951): Mémoires d’outre-tombe, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, T.II, 584. Cité par Richard J-P. (1967) Paysage de
Chateaubriand, Le Seuil, coll. “Pierres vives’’, 71). Ailleurs, les décombres des siècles
lui servent, dit-il, d’échelle pour mesurer le temps (Lettre du 3 novembre 1828 à Villemain.
Voir Mémoires d’outre-tombe, éditions du Centenaire, III, p.439). Au coeur du
présent, la ruine révèle, manifestement, une profondeur temporelle qui intrigue et
qu’il s’agit d’interroger. Ce lointain temporel dont parle Jean-Pierre Richard (Richard
J-P.: Paysage de Chateaubriand, op. cit. 90), l’auteur de A La Recherche du temps
perdu, celui que Gérard Genette appelle Proust palimpseste (Genette G. (1966):
Figures, Le Seuil, coll. “Tel Quel”, 39), l’a mis en évidence dans sa description des
ruines d’un château médiéval près de Combray. Le langage des vieilles pierres n’est
pas, cependant, encore assez explicite aux yeux du jeune héros du récit proustien qui
lui trouve même un étonnant aspect énigmatique. Cette découverte, le jeune promeneur
en fut frappé du côté de Guermantes où les prés, dit le romancier,
étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens comtes
de Combray. Ce n’étaient plus, poursuit Proust, que quelques fragments de tours bossuant
la prairie, à peine apparents, quelques créneaux […], aujourd’hui au ras de
l’herbe, dominés par les enfants de l’école des frères qui venaient là apprendre leurs
leçons ou jouer aux récréations – passé presque descendu dans la terre, couché au
bord de l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant, dit encore le
héros, fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’aujourd’hui
une cité différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible
et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les boutons d’or (Proust M. (1987-1989): A
La Recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, T. I, 165).
Quelle signification donner à ces ruines médiévales et quelle fonction peuventelles
remplir sur le plan romanesque? Pourquoi, surtout, donnent-elles tant à réfléchir
au jeune Marcel? Quel secret, au fond, cherchent-elles à dissimuler sous leur
voile de fleurs des champs? Ne pourrait-on pas avancer qu’elles suggèrent, dès le
tout début de la grande fresque proustienne, une leçon d’importance au héros pour
qui le langage des signes demeure encore en partie hermétique? Ces quelques vestiges
d’une autre époque nous apprennent, tout autant que la petite madeleine, que
le présent est indissociable du passé et que sous le moment actuel se découvrent toujours
des strates plus anciennes. Comme sous le Combray d’aujourd’hui se cache
un autre qui lui est antérieur1.
La Recherche ne vise-t-elle pas, entre autres, outre l’écoulement imperceptible
du temps, à nous rendre sensible, dans le moment présent même, la discrète présence
du passé? C’est là, d’ailleurs, une idée qui a longtemps hanté Proust, bien
avant même qu’il ne commence son grand oeuvre. Dans les premières années du
siècle, au temps de la traduction de Sésame et le lys de Ruskin, il s’essayait déjà à
la formulation de cette idée à travers l’évocation des deux colonnes de marbre de la
place saint Marc à Venise qui continuent, écrit-il, à attarder leurs jours du XIIe
siècle dans la foule d’aujourd’hui (Proust M. (1971): Journées de lecture in Pastiches
et mélanges. Voir Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges.
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 194). C’est là, dit-il encore dans la même
page, inséré dans l’heure actuelle, un peu de passé. Mais le jeune auteur qui n’a pas
encore connu la révélation de la réversibilité du temps ajoute,
ces belles étrangères venues d’Orient, ces hautes et fines enclaves du passé ne sont
pas dans le présent, […], mais dans un autre temps où il est interdit au présent de
pénétrer. Ce temps enseveli, poursuit le jeune auteur, [est] pourtant là, au milieu de
nous, approché, coudoyé, palpé, immobile, au soleil (Ibidem, 812).
Plus proche de nous, chez Alain Nadaud, le passé n’est jamais très loin de nous
non plus. Tous les romans de l’auteur de L’Envers du temps, chevauchent, pourraiton
dire, des époques différentes. Ils commencent toujours dans notre présent actuel
avant de basculer, soudain, dans un lointain passé dont ils nous rapportent un étrange
écho. On peut dire, en transformant quelque peu une formule célèbre de Mai 68
que, pour Alain Nadaud, sous le pavé le passé subsiste toujours intact. Il suffit par
exemple d’entreprendre des travaux dans sa cave, comme on voit un habitant
d’Alexandrie le faire dans L’Archéologie du Zéro, pour déboucher dans les souterrains
des anciennes nécropoles de la ville, se trouver en possession des derniers
restes de [l’]ancienne bibliothèque dévastée, entrer immédiatement en contact avec
la pensée de Pythagore et partager avec les disciples que le philosophe eut à travers
les siècles une aventure métaphysique qui nous retrace l’histoire des spéculations
qui ont abouti à la découverte du zéro (Nadaud A. (1984): L’Archéologie du zéro,
éd. Denoël, 242).
II. LES RUINES OU LA VICTOIRE DE LA VIE SUR LA MORT
Les témoins du passé que sont les pierres mutilées sont ainsi chargés de proclamer
non la disparition définitive du temps révolu mais sa persistance, sa vie continuée
dans le présent. Les boutons d’or qui dissimulent les débris du château de
Guermantes le signifient déjà discrètement. Une végétation luxuriante, symbole de
vie, peut même se substituer presque complètement à un vieil édifice. C’est précisément
le cas de l’église couverte de lierre de Carqueville dans A l’Ombre des
jeunes filles en fleurs. Dans le bloc de verdure, le jeune héros n’arrivait qu’au prix
d’une grande contention d’esprit à retrouver l’idée d’église.
Cette idée d’église dont je n’avais guère besoin d’habitude devant des clochers qui
se faisaient reconnaître d’eux-mêmes, écrit le romancier, j’étais obligé d’y faire perpétuellement
appel pour ne pas oublier, ici que le cintre de cette touffe de lierre était
celui d’une verrière ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au relief d’un chapiteau.
Mais alors un peu de vent soufflait, faisait frémir le porche mobile que parcouraient
des remous propagés et tremblants comme une clarté; les feuilles déferlaient
les unes contre les autres; et frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle les
piliers onduleux, caressés et fuyants (Proust M.: A La Recherche…, op. cit., T. II, 75.
Tout bouge et vit ici. La façade palpite et donne des signes évidents de la permanence
de la vie sur les décombres du passé.
Dans Voyage en Italie, une impression semblable se dégage de la description de
la villa Adriana, dans les environs de Tivoli. Surpris par la pluie, Chateaubriand se
réfugie dans la salle des Thermes […], sous un figuier qui avait renversé le pan
d’un mur en croissant. Et, l’auteur de nous donner à voir le spectacle qu’il avait
alors sous les yeux et où se devine, à travers les arcades des ruines, d’un côté la
campagne romaine, bruissante de vie, et de l’autre, toute une végétation se mêlant
d’une manière indescriptible aux décombres. Ainsi, il écrit:
Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la
verdeur satinée se dessinait comme un travail en mosaïque sur la blancheur des
marbres. Ca et là de hauts cyprès remplaçaient les colonnes tombées dans ces palais
de la mort; l’acanthe sauvage rampait à leurs pieds, sur des débris, comme si la
nature s’était plu à reproduire sur les chefs-d’oeuvre mutilés de l’architecture, l’ornement
de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressemblaient
à des corbeilles et à des bouquets de verdure; le vent agitait les guirlandes
humides, et toutes les plantes s’inclinaient sous la pluie du ciel (Chateaubriand F.-
R. (1969): Voyage en Italie in OEuvres romanesques et voyages, T. II, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1484-1485).
Dans une situation similaire, Victor Hugo ne cache pas son enthousiasme de voir
la vie reprendre ses droits et écrit, dans Le Rhin:
Les arabesques font des broussailles, les broussailles font des arabesques. On ne
sait laquelle choisir et laquelle admirer le plus, de la feuille vivante ou de la feuille
sculptée (Hugo V. (1964): Le Rhin, cité in OEuvres poétiques, T.I, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1486, note 1). Et, en vers, il chantera l’oeuvre du temps,
“ce grand sculpteur”,
qui remplit d’oiseaux les sculptures farouches,
Met la vie en leurs flancs, et de leurs mornes bouches
Fait sortir mille cris charmants!
(Victor H.: Les Voix intérieures, A l’Arc de triomphe, OEuvres poétiques, éd. citée,
T.I, 938 et 942).
La nature semble ici reconquérir sa place et défaire le travail de la main de
l’homme. C’est là l’éternel combat entre Nature et Culture que le poète encore résume
en trois vers:
Mais le temps, grand semeur de la ronce et du lierre,
Touche les monuments d’une main familière,
Et déchire le livre aux endroits les plus beaux (Ibidem).
C’est aussi ce que suggère précisément Julien Gracq dès son premier récit, Au
Château d’Argol où il nous donne à voir les restes d’une chapelle perdue dans la
forêt, enserrée même par la forêt et où de folles végétations aux feuilles curieusement
dentelées, des touffes grises d’avoine s’accrochaient aux pierres (Gracq J.
(1970): Au Château d’Argol, Librairie José Corti, 1945, 105). Plus explicitement
encore, dans l’atmosphère quelque peu surréelle du récit qui caractérise Le Rivage des
Syrtes, le chapitre intitulé Les Ruines de Sagra, met en scène une gigantomachie
déchaînée de l’arbre et de la pierre, une collision improbable et inquiétante de la
nature et de l’art, dit encore le romancier (Gracq J. (1951): Le Rivage des Syrtes,
Librairie José Corti, 70). Aussi Georg Simmel a-t-il pu écrire que
le charme de la ruine consiste dans le fait qu’elle présente une oeuvre humaine tout
en produisant l’impression d’être une oeuvre de la nature […]. La nature a fait de
l’oeuvre d’art la matière de la création, de même qu’auparavant, l’art s’était servi de
la nature comme de son matériau (Simmel (Georg) cité par Starobinski (Jean): L’Invention
de la liberté, éd. Albert Skira, (1964), 180).
Nerval aussi se plaît à enguirlander les ruines des vieux châteaux de végétation
et à décrire les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre. Cette même
image revient encore dans un souvenir d’enfance lié à Ermenonville et à son Temple
de la philosophie. Ce monument est destiné à conserver la mémoire de tous ces
grands noms de la pensée qui, dit le narrateur de Sylvie, “commencent par Montaigne
et Descartes, et s’arrêtent à Rousseau. Et la description de se poursuivre
ainsi: Cet édifice inachevé n’est déjà plus qu’une ruine, le lierre le festonne avec
grâce, la ronce envahit les marches disjointes. Est-ce à dire que nous avons là les
symptômes d’une mort annoncée et inéluctable? La réponse nous est apportée par
l’auteur lui-même qui écrit:
Oui, ce temple tombe comme tant d’autres, les hommes oublieux ou fatigués se
détourneront de ses abords, la nature indifférente reprendra le terrain que l’art lui
disputait; mais la soif de connaître restera éternelle, mobile de toute force et de toute
activité! (Nerval G. de (1966): Sylvie, OEuvres, T.I, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 262).
Ce temple dédié à la pensée humaine peut bien tomber en ruine, sa présence ne
proclame pas moins la victoire de l’esprit impérissable et supérieur à la matière qui
disparaît avec le temps.
Le poète humaniste des Antiquités de Rome a déjà célébré cette victoire.
Contemplant “les poudreuses reliques” de Rome, Du Bellay constate, dans la XXVIIe
pièce du recueil,
qu’aux ouvriers les plus industrieux
Ces vieux fragments encor servent d’exemples.
Pour le poète, c’est là le génie romain qui s’efforce encore, dit-il, de
Ressusciter ces poudreuses ruines.”
Pour le moraliste aussi, les ruines sont porteuses davantage d’une leçon de vie que
de mort. Elles constituent une incitation à la vie et transmettent même une invitation
à l’épicurisme. Dans ses essais solaires, qui sont aussi des essais sur les ruines, dans
Noces à Tipasa en particulier, Camus célèbre un jour de noces avec le monde. La ville
antique conspire à me donner, dit-il, l’orgueil de vivre. Que ces débris historiques
soient ici un symbole pour nous communiquer une joie de vivre malgré la mort –ou
à cause de la mort qui menace notre vie bien éphémère– l’essayiste le reconnaît
volontiers. Il ajoute, en effet:
Tipasa m’apparaît comme ces personnages qu’on décrit pour signifier indirectement
un point de vue sur le monde. Comme eux, elle témoigne, et virilement. Elle est
aujourd’hui mon personnage et il me semble qu’à le caresser et le décrire, mon ivresse
n’aura pas de fin (Camus A. (1965): Noces in Essais, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, respectivement, 1816, 1349 et 58-59).
A Noces qui date de 1939, c’est-à-dire du temps de l’innocence et de la jeunesse
de l’auteur, succèdent les années noires avec leur cortège de malheurs et leur
chape de plomb. Il suffit, cependant, d’un retour au pays natal et d’un nouveau pèlerinage
à Tipasa pour que l’auteur retrouve la paix de l’âme et la sérénité qui lui ont
fait défaut pendant si longtemps.
Du côté des ruines, lit-on dans Retour à Tipasa, aussi loin que la vue pouvait porter,
on ne voyait que des pierres grêlées et des absinthes, des arbres et des colonnes
parfaites dans la transparence de l’air cristallin. Il me semblait, poursuit Camus, que
la matinée se fût fixée, le soleil arrêté pour un instant incalculable. Dans cette lumière
et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement. J’écoutais en
moi un bruit presque oublié, comme si mon coeur, arrêté depuis longtemps se remettait
doucement à battre” (Camus A.: L’Été in les Essais, op. cit., 873).
A l’instar de ce virtuose des ruines qu’est Chateaubriand, selon Roland Mortier,
Camus célèbre ici à sa manière, c’est-à-dire avec optimisme et loin de toute délectation
morose, ce que le critique appelle les noces du marbre et de la mousse, transfigurées
par la beauté des mythes (Mortier R.: La Poétique des ruines, op.cit., respectivement,
173 et 192).
III. LES RUINES COMME IMAGE DE LA DESTINÉE HUMAINE
Le bonheur de vivre qui se donne libre cours dans Noces et la sérénité retrouvée
qui est affirmée dans Retour à Tipasa, sont, néanmoins, des biens qui ne sont pas
donnés en partage à tout le monde. Le sentiment de la précarité de l’existence
humaine, de l’imminence et du caractère inéluctable de la mort, bref, tous les vieux
thèmes de la vanité de la vie peuvent s’imposer au philosophe aux lieu et place de
l’épicurisme et de la joie de vivre. La peinture des ruinistes est l’occasion pour
Diderot de développer une poétique des ruines qui est d’abord une méditation sur
le destin tragique de l’homme.
Si le peintre de ruines, peut-on lire dans les Pensées détachées, ne me ramène pas
aux vicissitudes de la vie et à la vanité des travaux de l’homme, il n’a fait qu’un amas
informe de pierres” (Diderot D. (1990): Pensées détachées. In OEuvres complètes, T.
XVI, Beaux-arts III, Hermann, 369, note 637).
Il ne serait pas trop exagéré de déclarer qu’aux yeux de Diderot, le premier mérite
de l’oeuvre d’Hubert Robert est de procurer à l’auteur du Salon de 1767 ce que celuici
appelle une douce mélancolie. Et si le salonnier ne cache pas l’enthousiasme que
lui procurent certaines toiles du peintre, c’est que celles-ci illustrent selon lui une
poétique que Roland Mortier définit comme une contemplation esthétique teintée
de mélancolie (Mortier R.: La Poétique des ruines, op. cit., 87). Diderot écrit dans
un passage souvent cité:
Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique,
d’une pyramide, d’un temple, d’un palais; et nous revenons sur nous-mêmes; nous
anticipons sur les ravages du temps; et notre imagination disperse sur la terre les
édifices mêmes que nous habitons. A l’instant la solitude et le silence règnent autour
de nous. Nous restons seuls de toute une nation qui n’est plus. Et voilà la première
ligne de la poétique des ruines (Diderot D.: Salon de 1767. OEuvres complètes, T.
XVI, Beaux-arts III, op. cit., 335).
L’examen de certains tableaux du ruiniste, comme celui intitulé Grande galerie
éclairée du fond, est l’occasion pour Diderot de mettre en pratique cette poétique.
Il écrit à propos de cette oeuvre:
Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses
surimposées à cette voûte! les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils? que
sont-il devenus! dans quelle énorme profondeur obscure et muette, mon oeil va-t-il
s’égarer? (Ibidem, 337).
Écurie et magasin de foin, autres motifs peints d’après nature à Rome par
Robert, inspirent au critique un commentaire tout aussi amer que le précédent.
Diderot s’exclame:
Les objets agrestes de la chaumière entre les débris d’un palais! Le temple de
Jupiter, la demeure d’Auguste transformée en écurie, en grenier à foin! L’endroit où
l’on décidait du sort des nations et des rois; où des courtisans venaient en tremblant
étudier le visage de leur maître; […]; qu’est-ce à présent? une auberge de campagne;
une ferme. O quantum est in rebus inane!” (Ibidem, 351)2.
Il arrive, cependant, que l’ironie de l’histoire introduise, même si c’est tardivement,
une certaine justice et apporte ainsi un agréable sentiment de revanche qui
tempère quelque peu l’amertume du philosophe. Aussi, c’est avec une indéniable
satisfaction que l’ennemi des “grands’’ et des privilèges que fut Diderot note dans
un commentaire sur la peinture des ruines:
Eh bien, ces puissants de la terre qui croyaient bâtir pour l’éternité, qui se sont
fait de si superbes demeures et qui les destinaient dans leurs folles pensées à une
suite ininterrompue de descendants, héritiers de leurs noms, de leurs titres et de leur
opulence, il ne reste de leurs travaux, de leurs énormes dépenses, de leurs grandes
vues que des débris qui servent d’asile à la partie la plus indigente, la plus malheureuse
de l’espèce humaine, plus utiles en ruines qu’ils ne le furent dans leur première
splendeur” (Ibidem, 365).
Les salons révèlent pourtant moins souvent le contempteur de la richesse que le
moraliste médusé ou, plutôt, révolté par la naïve insouciance de l’homme face au
tragique de son destin. Une page du Salon de 1767 illustre si bien notre problématique
qu’il est difficile de résister au plaisir de la reproduire ici. Les critiques ont
depuis longtemps déjà noté le ton pascalien de ce passage où l’auteur exprime son
désarroi face à la vanité de la destinée humaine. Diderot écrit, en effet:
Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt,
tout passe. Il n’y a que le monde qui dure. Qu’il est vieux ce monde! Je marche entre
deux éternités. De quelque part que je jette les yeux; les objets qui m’entourent m’annoncent
une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence
éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se
creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête
et qui s’ébranlent. Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux
pas mourir, […]. Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un
abîme commun; moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui
coule à mes côtés! (Ibidem, 338-339).
Les ruines peintes par Hubert Robert –abstraction faite du jugement du salonnier
sur leur valeur esthétique– ont le mérite d’avoir inspiré à Diderot une méditation
lyrique sur la vanité de l’action humaine face au passage irrésistible du temps.
On s’en doute aisément, ce lyrisme et ce ton élégiaque ne manquent pas sous la
plume de Chateaubriand qui au cours de son périple méditerranéen a eu plus d’une
fois l’occasion de méditer sur les ruines qu’il désigne par vanités et aussi de se
lamenter sur la mobilité des choses humaines (Chateaubriand F.-R. (1969): Itinéraire
de Paris à Jérusalem, OEuvres romanesques et voyages, Bibliothèque de la
Pléiade, T.II, 866). Quelques lignes du Voyage en Italie le prouvent amplement.
L’auteur qui se plaît à se présenter dans ces pages comme un homme affligé de chagrins
récents, conseille à celui qui n’a plus de liens dans la vie, à venir demeurer à
Rome car, dit-il,
la pierre qu’il foulera aux pieds lui parlera, la poussière que le vent élèvera sous ses
pas renfermera quelque grandeur humaine.
Et, plus loin, il ajoute, après une récente visite au Colisée: Nous sommes avertis
à chaque pas de notre néant; l’homme cherche au dehors des raisons pour s’en
convaincre; il va méditer sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une
ruine encore plus chancelante, et qu’il sera tombé avant ces débris (Chateaubriand:
Le Voyage en Italie; éd. déjà citée, respectivement, 1480, 1481 et 1484).
Et, à Athènes, notre voyageur ne retrouvait-il pas le ton nostalgique et n’exprimait-
il pas la même désolation déjà rencontrés chez Diderot quand il se disait pour
(se) consoler
Tout passe, tout finit dans ce monde. Où sont allés les génies divins qui élevèrent
le temple sur les débris duquel j’étais assis? […]. Je passerai à mon tour: d’autres
hommes aussi fugitifs que moi viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes
ruines (Chateaubriand: Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., 876).
L’évocation du passé et le spectacle des ruines n’inspirent pas toujours, néanmoins,
le lyrisme et ne suscitent pas forcément la nostalgie et le ton élégiaque. Montherlant,
qui sillonne le Maghreb vers la fin des années vingt, considère, au contraire,
la disparition du passé comme un grand bien. A Carthage, au musée du Bardo,
sur le site de l’antique Dougga, en prenant modèle sur les Anciens, il observe partout
et toujours la même attitude: un détachement quelque peu hautain, fataliste et
stoïque lui dicte sa conduite. A Carthage, écrit-il par exemple, devant les palais
puniques qu’on met à jour: pas besoin d’archéologie, je sais assez ce qui s’y passa:
on y aima et on y fut malheureux.” Il se refuse aussi à la magie de l’Orient à laquelle
les écrivains-voyageurs avaient cédé au siècle précédent. Ainsi, pour lui, Mossoul,
Bagdad, Chiraz [sont] des sirènes mortes, trouées par les vers, sur le sable
d’où la mer du désir, qui les portait, s’est retirée. Il dénonce lui-même dans ces sentiments
une fausse distinction d’âme empreinte de banalité, voire de vulgarité …
mais, c’est pour mieux tourner en dérision le lecteur puisqu’il ajoute, ironiquement,
après la condamnation de sa propre attitude: Mais on ne saurait accueillir avec
assez de joie une occasion d’être comme tout le monde (Montherlant H. (1963):
Palais Ben Ayed in Aux Fontaines du désir. Voir Essais, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 326-327). En réalité, le refus du romantisme et, partant, de son cortège
des habituels épanchements lyriques presque de commande face aux ruines expliquent
l’ironie de l’auteur et le regard dédaigneux qu’il jette sur le passé. Ce n’est
certainement pas Montherlant qui aurait écrit comme Lamartine en face de Carthage
en 1833:
Il en est des ruines ce qu’il en est des tombeaux: […]; dans la solitude, aux bords
de la mer, sur un cap abandonné, sur une grève sauvage, trois pierres jaunies par les
siècles et brisées par la foudre, font réfléchir, penser, rêver ou pleurer” (Lamartine
A. de (1998): Voyage en Orient. Cité dans Salammbô, éd. Pocket, p. XV).
Par cette manière de s’opposer à tous les voyageurs en Orient du XIXe siècle et
dont Chateaubriand reste le modèle, par haine du tourisme savant aussi Montherlant
rappelle incontestablement ici l’auteur de Salammbô à l’étranger. Selon Maxime du
Camp, son compagnon de voyage, il arrivait parfois, à Flaubert en Egypte, en face
des temples pharaoniques, quand il ne remplissait pas ses carnets de notes, de se
draper dans une feinte indifférence en plongeant dans la lecture d’un livre alors que
son ami photographiait les vestiges visités. L’anticonformisme du futur auteur de
Salammbô lui faisait même écrire:
Les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir
comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées? O la nécessité!!
faire ce qu’il faut faire. tre toujours selon les circonstances (et quoique la répu-
gnance du moment vous en détourne) comme un jeune homme, comme un fils, comme
un citoyen, etc. doit être! (Flaubert G. (1991): Voyage en Egypte, éd. Bernard Grasset,
327-328).
IV. RUINES ET FICTION
On sait, pourtant, tout ce que le roman carthaginois de Flaubert doit au voyage
en Egypte. Lié à son rêve oriental, à un certain mythe romantique qu’il avait de
l’Orient, l’univers mis en scène dans Salammbô puise dans les souvenirs des
impressions ressenties sur ces sites qui le frappaient par leur gigantisme et leur
démesure. Ainsi, près de la Pyramide de Chéphren, il ressent je ne sais quoi de terrible,
note-t-il, qui va vous écraser. Après la visite de Thèbes, il écrit: La première
impression de Karnac est celle d’un palais de géants. Et, plus loin, il ajoute, on se
demande, en se promenant dans cette forêt de hautes colonnes, si l’on n’a pas servi
là des hommes entiers enfilés à la broche comme des alouettes…. Aussi, Pierre-
Marc de Biasi est-il en droit de considérer que l’Egypte antique a représenté, en
quelque sorte, pour le futur auteur de Salammbô, le théâtre architectural de la
cruauté et le signe de l’inhumain (Ibidem).
Balzac, lui, disciple, à ses débuts, de Walter Scott et du roman noir anglais, est
attiré par le funèbre et le sinistre plutôt que par l’énorme et le monstrueux. Les
romanciers ont su, en général, tirer le meilleur parti de l’évocation des ruines en en
faisant le cadre de l’action romanesque. Ils mettent ainsi en pratique cette poétique
des ruines que Delacroix énonce en ces termes quand il note, en 1853, dans son
Journal:
On éprouve des impressions différentes devant un édifice qui s’élève et dont les
détails ne sont pas encore indiqués, et devant le même édifice quand il a reçu son
complément d’ornements et de fini. Et, le diariste d’ajouter, il en est de même d’une
ruine qui acquiert quelque chose de plus frappant par les parties qui manquent.
Et, dans une autre page du Journal, Delacroix écrit encore:
l’ébauche d’un tableau, d’un monument, une ruine aussi, enfin tout ouvrage d’imagination
auquel il manque des parties, doit agir davantage sur l’âme, en raison de
ce que celle-ci y ajoute, tout en recueillant l’impression de cet objet.” (Delacroix E.
(1990): Journal, respectivement, 20 avril et 9 mai 1853, Plon, coll. les Mémorables,
330 et 341).
Il y a là une conception des ruines dont Balzac s’est servi, sur le plan romanesque,
une vingtaine d’années plus tôt dans Les Chouans. Il nous montre le château
de la Vivetière décrit, la nuit, par les yeux de Mlle de Verneuil au moment où,
brutalement tirée de ses douces pensées d’amour par les cris des gonds rouillés de la
porte, elle passe la tête hors de la voiture et découvre la voûte en ogive d’un portail
ruiné. Les couleurs sinistres du tableau, écrit le romancier au début de la description,
la physionomie funèbre de ce tableau, répète-t-il à la fin du passage, expliquent
l’impression de terreur qui saisit l’héroïne, frappée du spectacle qui s’offrait à son
regard. Il n’est question, en effet, que de ruine, désolation et abandon. La végétation
écrase de son poids les toits de bâtiments qui menacent ruine. Les griffes du
lierre s’encastrent dans les lézardes des murs aux pierres disjointes. Portes, volets
et fenêtres sont ruinés, pourris, pendants. Et, pour compléter ce tableau cauchemardesque,
la bise sifflait alors, note l’auteur, à travers ces ruines auxquelles la lune
prêtait, par sa lumière indécise, le caractère et la physionomie d’un grand spectre.
L’imagination troublée de la jeune femme, lui dessine aussi une carcasse vide et
sombre” ou encore un squelette. Al’instar d’un Saint-Amant dont les visions baroques
lui montrent de fantasques tableaux, Balzac, dans ce cadre de roman noir3, n’omet
ni les oiseaux de proie qui s’envolent en criant, ni les ifs et les sapins sombres qui
encadrent l’édifice et lui ajoutent par leur feuillage comme les tentures d’un convoi,
précise le romancier (Balzac H. de (1964): Les Chouans, éd. Garnier, 167 et 168).
Les ruines sont ici un agent de l’action par l’effet qu’elles produisent sur l’imagination
hallucinée de l’héroïne, mais également sur celle du lecteur. Elles sont aussi
un signe ou de sinistres présages qui donnent à lire par anticipation le destin tragique
de l’héroïne. Destin qui s’accomplira dans les dernières pages de la troisième
partie intitulée “Un jour sans lendemain” par la mort, la nuit de son mariage, de
Mlle de Verneuil, devenue marquise de Montauran. N’est-ce pas ici une belle illustration
du procédé de l’écriture en abîme?
Ce procédé est-il absent de La Modification de Michel Butor qui, à travers une
insistante et constante évocation des ruines romaines, nous rapporte la prise de
conscience des effets inéluctables du temps par un homme frisant la cinquantaine et
déchiré entre deux villes chères à son coeur, Paris et Rome et entre deux femmes
l’une aimée et l’autre qui le fut? Henriette, l’épouse parisienne, symbolise l’érosion
de l’amour au contact de la vie quotidienne et Cécile, la maîtresse romaine, le risque
inévitable, malgré sa jeunesse, de connaître bientôt le même sort, surtout une fois
arrachée à son milieu et transplantée à Paris. Le héros-narrateur justifie lui-même la
fascination qu’exerce sur lui Rome, et la Rome antique en particulier, par l’amour
qui le ramène régulièrement auprès de sa jeune maîtresse, qu’il désigne par la Porte
de Rome en raison de cette gloire romaine qu’elle sait si bien réfléchir (Butor M.
(1957): La Modification, éd. de Minuit, coll. “double’’, 282). C’est avec Cécile seulement,
nous apprend-il en effet, qu’il a commencé à explorer la Ville Éternelle avec
quelque détail, et la passion qu’elle vous inspire, écrit Butor, colore si bien toutes les
rues que, rêvant d’elle auprès d’Henriette, vous rêvez de Rome à Paris” (Ibidem, 60).
Aussi entreprend-il une exploration systématique des thèmes romains (Ibidem,
167). Les monuments antiques occupent la première place dans cette quête où
l’amant fasciné tentait, dit le romancier,
de reconstituer à partir des immenses ruines dispersées les monuments tels qu’ils
pouvaient être dans leur jeunesse, l’image de la ville telle qu’elle avait été dans sa
pleine audace; aussi, quand vous vous promeniez sur le Forum, n’était-ce pas seulement
parmi les quelques pauvres pierres, les chapiteaux brisés, et les impressionnants
murs ou soubassements de briques, mais au milieu d’un énorme rêve qui vous
était commun (Ibidem. 166).
Ce rêve semble hanter tellement le héros qu’il le poursuit même à Paris dont certains
monuments se révèlent, dans un mouvement d’empathie, avoir une indéniable
parenté avec d’autres romains. L’Obélisque de la Place de la Concorde mais aussi
le Panthéon et ces ruines que l’on nomme les thermes de Julien l’Apostat ramènent
régulièrement l’esprit de l’amant vers Cécile. De même s’il se rend au Louvre, c’est
uniquement pour retrouver Rome. Son regard, au cours de sa visite du musée, glisse
sur les innombrables trésors et autres chefs-d’oeuvre pour privilégier certaines
toiles des deux Français de Rome, Poussin et le Lorrain et, en particulier,
un petit tableau représentant le Forum au dix-septième siècle, avec les trois colonnes
du temple des Dioscures enfoncées jusqu’à la moitié dans la terre” (Ibidem, 70).
Mais avant d’arriver devant cette oeuvre,
ce que vous avez amoureusement détaillé, écrit Butor, ce vers quoi vos pas vous
avaient amené, ce sont deux grands tableaux d’un peintre de troisième ordre, Pannini,
représentant deux collections imaginaires” de vues de la Rome moderne et de la
Rome antique. Et le héros de s’amuser à reconnaître le Colisée, la Basilique de
Maxence, le Panthéon, tels qu’ils étaient il y a deux cents ans (Ibidem, 64-65).
La contemplation de ces vestiges peints comme la visite de ces mêmes monuments
relèvent, à l’évidence, pour reprendre les termes mêmes de l’auteur, de la
célébration et de la commémoration des débuts de cet amour qui lie l’homme d’affaires
parisien à sa maîtresse romaine. Il n’empêche qu’il serait fort abusif de prétendre
que cette composante sentimentale épuise la richesse et la complexité d’un
roman qui a parmi ses grands principes organisateurs l’idée d’une chasse spirituelle
s’accomplissant selon des normes traditionnelles pour reprendre les termes
d’un magistral article consacré au roman de Butor (Leiris M. (fév. 1958): “Le Réalisme
mythologique de M. Butor’’ in Critique, n°129. Repris in La Modification, éd.
citée, 304). Cécile n’est, en réalité, qu’un aspect de ce que le romancier appelle le
mythe romain que le narrateur s’est efforcé d’incarner mais dont les ambiguïtés se
sont révélé finalement irréductibles. Sans entrer plus avant dans l’analyse de cette
quête qui est le sujet essentiel de La Modification, il nous suffit ici d’indiquer que
la si conventionnelle symbolique des ruines s’est imposée même à l’un des promo-
teurs de cette rénovation littéraire que fut le “Nouveau Roman’’. La nouvelle génération
de romanciers groupée autour des éditions de Minuit a, pourtant, hautement
affiché son intention d’inventer de nouveaux codes littéraires et de rompre avec des
procédés d’écriture et autres conventions romanesques en honneur dans une fiction
plutôt traditionnelle et “classique’’.
Julien Gracq, dont l’univers onirique n’est pas sans parenté avec le surréalisme,
a aussi recours à la thématique de la ruine non seulement pour installer un décor
mais davantage encore pour créer une atmosphère quelque peu étrange et comme
atemporelle. Par petites touches, en employant d’une manière insistante et récurrente
le terme de ruine et des expressions équivalentes, l’auteur arrive à produire
dans Le Rivage des Syrtes une sensation habituellement liée chez lui à la poésie et
au charme du flou, de la grisaille et de l’arrière-saison. La première moitié du récit
principalement, scande d’une façon quasi régulière le refrain des vieilles pierres. Le
personnage principal suit, comme dans un monde où rêve et réalité se confondent,
un itinéraire où il rencontre un pavé romain, une vieille forteresse normande, des
bâtiments […] désaffectés et qui menaçaient ruine (Gracq J. Le Rivage des Syrtes,
éd.cit., 122), un quai ruiné, une jetée croulante et envahie par l’herbe” (ibidem, 24),
une base ruinée, qui devient cette ruine habitée, cette ruine de cyclope, cette ruine
immobile ou encore ce décombre de ville momifiée et recuite dans son immobilité
ruineuse (ibidem, 155). Il s’agit, à travers des vestiges et des ruines antiques [de
rendre] plus sensible la désolation” (ibidem, 10) des lieux et, surtout, de Maremma,
ce cimetière d’eaux mortes, ce vau-l’eau poignant d’une ville à son suprême échouage
(ibidem, 83), pour reprendre les termes de l’auteur. La fascination de l’auteur pour
les ruines est telle qu’il se laisse aller à des descriptions de lieux où, en dehors de
toute visée référentielle et réaliste, la principale justification se révèle être la poésie
qui imprègne l’accumulation de détails métaphoriques. Maremma aujourd’hui, écritil
par exemple, était une ville morte, une main refermée, crispée sur ses souvenirs,
une main ridée et lépreuse, bossuée par les croûtes et les pustules de ses entrepôts
effondrés et de ses places mangées par le chiendent et l’ortie (ibidem, 83).
V. RUINES ET POLITIQUE
A y bien réfléchir, il n’y a rien d’étonnant, qu’au sortir de la Deuxième Guerre
Mondiale, un romancier, même aussi désengagé en apparence que Gracq, fût hanté
par les villes ruinées: Berlin et Stalingrad, Hiroshima et Nagasaki, comme maintes
métropoles écrasées sous les bombes, étaient encore dans toutes les mémoires.
Aujourd’hui, plus proche de nous, ce sont les cités détruites de Croatie, de Bosnie,
de Palestine, et de Tchétchénie qu’on imagine à travers les décombres des villes fictives
ou anonymes qu’Antoine Volodine décrit à longueur de récit, dans Nuit
blanche en Balkhyrie, dans Vue sur l’ossuaire ou dans Les Anges mineurs. On est
tenté de dire que dans ces récits, qui n’évoquent jamais des vestiges historiques, où
il n’est question ni de Carthage ni de Palmyre, ni de Thèbes ni de Pétra, les cités en
ruine nous parlent du présent et annoncent plus l’avenir qu’elles ne reviennent sur
le passé. Dans ces apocalypses des temps modernes, Volodine, nouveau saint Jean,
pour qui l’appel des décombres est trop fort, nous raconte l’utopie sombrant dans
les flammes. Pour le romancier du “post-exotisme’’, le monde se résume, maintenant,
à deux systèmes totalitaires très semblables, la Colonie et les Nouvelles
Terres, et, où l’on se tournât, des camps (Volodine A. (1998): Vue sur l’ossuaire,
Gallimard, 18). Après la mystérieuse et grande catastrophe qui s’abattit sur le
monde et ne laissa que des débris d’une humanité en loques, hagarde et déboussolée,
quelques rares individus tentent difficilement de survivre dans des champs de
ruines, dans des arrière-ruines, dit plus précisément l’auteur. Malgré l’humour
noir qui caractérise les récits, romances et autres narrats de Volodine, il faut être
bien aveugle pour ne pas voir ici un miroir que nous tend l’auteur, pour ne pas saisir
ici une image de quelque chose qui a pris place à un moment quelconque […]
ou aura lieu plus tard, dans la réalité ou dans nos rêves.” (Volodine A. (1999):
Des Anges mineurs, Seuil, 190 et 188). Et ce ne sont, sûrement pas, les images qui
nous hantent du Beyrouth de la guerre civile, ou celles du Sarajevo des années
19904 ou, encore, aujourd’hui, celles de Grozny et de Kaboul, de Ramallah et de
Naplouse qui viendraient démentir les écrits prophétiques de Volodine. Il nous
reste à souhaiter que l’Histoire ne coïncide pas entièrement avec l’imagination hallucinée
de l’auteur de Des Enfers fabuleux –tout en prêtant la main afin que le trop
prévisible ne se réalise pas finalement.
C’est le lieu de noter, d’ailleurs, que l’Histoire n’a pas toujours souscrit, heureusement,
aux voeux des romanciers. Ainsi, le roman colonial des années vingt
cherchait à gommer d’Afrique du Nord toute trace des “indigènes’’, selon le terme
consacré de l’époque. Pour un Louis Bertrand, de l’Académie française, s’il vous
plaît! chantre et créateur du mythe politique d’une Afrique romaine, le monument
symbolique du pays, écrit-il, en 1920, ce n’est pas la mosquée, c’est l’arc de
triomphe.” (Bertrand L. (1921): Les Villes d’or. Algérie et Tunisie romaines. Ed.
Arthème Fayard, 9). Se considérant comme “l’héritier de Rome’’, le théoricien de
l’Afrique latine, invoque des droits antérieurs à l’Islam et proclame: Partout où se
dressèrent les faisceaux du Proconsul et les aigles des Légions, nous sommes chez
nous (Ibidem). Dans son refus de l’Arabe usurpateur, Louis Bertrand en vient à
chercher à faire table rase de la réalité pour ne reconnaître de droit de cité qu’à un
passé mort depuis près de vingt siècles. Ainsi, selon lui,
l’Afrique latine perçait, écrit-il, sous le trompe-l’oeil du décor islamique moderne. Elle
ressuscitait, ajoute-t-il, dans les nécropoles païennes et les catacombes chrétiennes, les
ruines des colonies et des municipes dont Rome avait jalonné son sol, de Volubilis à
Gighti, de la mer Atlantide aux plages désolées des Syrtes” (Ibidem, p. 22).
Aussi reproche-t-il à Flaubert et à Fromentin d’avoir mis au premier plan le
décor oriental, [et d’avoir] prêté à l’apport du Turc, de l’Arabe ou du Phénicien
une importance excessive” (Ibidem, p. 34). Sous l’uniforme linceul de chaux dont
l’Islam, selon notre académicien, a recouvert les villes d’or que sont aujourd’hui les
villes mortes de l’Afrique latine, Louis Bertrand découvre
les thermes, les nymphées, les sarcophages et les baptistères de Tipasa, les statues et
les inscriptions funéraires ou dédicatoires du musée de Cherchel, ou encore, ajoutet-
il, le forum de Thimgad, des temples, des colonnades et des portes triomphales”
(Ibidem, p. 23).
Certes, ce genre de texte ne représente plus qu’un intérêt historique et documentaire.
Il n’empêche que son rapport avec la problématique qui nous retient est
évident dans la mesure où il est révélateur d’une utilisation circonstanciée de l’histoire
et qu’il fait des ruines un enjeu politique et en donne une lecture idéologique
et fort partiale. Car, notre académicien ignorait-il réellement que si Flaubert a formé
le projet fou à l’époque de ressusciter Carthage, ce n’est pas seulement par haine et
dégoût du monde moderne comme sa Correspondance en témoigne à maints
endroits5 mais aussi, et, peut-être, surtout, par fascination de ce qui a failli empêcher
la romanisation et la christianisation d’une partie du monde, comme l’écrit
Michel Butor? Et, l’auteur d’Improvisations sur Flaubert d’ajouter:
Carthage c’est ce qui nous est caché par Rome, ce qui a été détruit par Rome à
tel point que c’en est devenu un tabou. On ne doit pas savoir ce que c’était. Le livre,
conclut le critique à propos de Salammbô, est l’arrachage d’un voile ” (Butor M.
(1984): Improvisations sur Flaubert, éd. de la Différence, 115-116).
La publication du Carnet de voyage à Carthage montre parfaitement tout l’intérêt
que Flaubert portait
aux détails de l’architecture des ruines de Carthage, et particulièrement, précise,
Claire-Marie Delavoye, aux monuments d’origine punique qui constituent le décor
de Salammbô: citernes, aqueducs, palais en terrasses, etc.” (Flaubert G. (1999):
Carnet de voyage à Carthage. Texte établi par C.-M. Delavoye. Publications de
l’Université de Rouen, 10).
Le choix bien significatif, qui fut celui de Flaubert, de la Carthage punique plutôt
que celle romaine, se retrouve aujourd’hui dans Auguste fulminant d’Alain
Nadaud. Dans ce récit, véritable remake ou réécriture de l’Enéide, on peut lire la
transposition, dans la Tunisie de nos jours, des principaux épisodes de la passion
tragique qui lia la reine de Carthage au héros troyen. Le romancier ne se contente
pas cependant de nous rapporter l’amour de ces doublures des héros antiques que
sont René Teucère et la libanaise Anna Sidonis, allusion aux origines phéniciennes
de Didon, évidemment. Il étoffe le récit d’un conflit idéologique, dans un certain
sens, dans la mesure où la jeune femme, archéologue chargée des fouilles du site, fictif,
de Pleggah privilégie dans ses travaux les nécropoles de la période punique alors
que son amant, spécialiste de muséographie romaine, considère que la partie carthaginoise,
rasée sous Scipion Emilien, n’offr[e] plus guère d’intérêt… (Nadaud A.
(1997): Auguste fulminant, éd. Grasset, 54). Et, l’auteur-narrateur ne manque pas de
critiquer le déni que manifeste un tel parti pris quand il écrit:
Cette prise de position en faveur du vainqueur, qui n’était autre que la puissance
coloniale de l’époque, avait quelque chose de déplaisant (Ibidem, 219).
Son opinion est d’ailleurs davantage marquée encore dans la description des
résultats des fouilles de Pleggah. Alain Nadaud écrit, en effet, à propos de ce site:
Celui-ci se partageait pour moitié entre les ruines romaines, tout en surface,
figées dans leur élégance surannée malgré les outrages du temps, et les substructions
carthaginoises, plus anciennes, qui dépassaient de terre, semblables aux membres
monolithiques d’un être cyclopéen qu’on aurait abattu et enseveli à la hâte; cette
présence primitive demeurait comme à l’état de veille, incapable de se résoudre à
disparaître, avec je ne sais quoi de poignant et d’ombrageux dans la défaite, qui serrait
la gorge… (Ibidem, 129).
Il est manifeste que les sentiments du narrateur penchent non pour le vainqueur
mais pour le vaincu, pour la victime, ce géant terrassé dont Rome n’est pas arrivé à
effacer les traces et dont les restes encore visibles nous interpellent comme d’outretombe.
Il y là une allégorie qui traduit clairement le refus par le narrateur du travestissement
de l’histoire et de la négation injuste de la part punique de Carthage.
Ainsi, pourrait-on dire, chaque époque révèle son idéologie à travers sa propre lecture
de l’histoire et de ses monuments.
CONCLUSION
Le recours aux ruines par le poète, le moraliste, le romancier et l’essayiste ou le
théoricien est porteur de plus d’une signification. Il témoigne, au moins, d’une vérité,
c’est que les vestiges du passé continuent, par delà les siècles, à nous parler. Ils
nous transmettent un message où l’un, la fascination par la mort aidant et, surtout,
sensible à la poésie qui émane des vieilles pierres, lit la vanité de l’action et la destinée
tragique de l’homme alors que l’autre y trouve une raison supplémentaire de
vivre et d’espérer. Aux uns, elles servent à mesurer la profondeur des siècles et
apportent un lointain et nostalgique écho des époques révolues, aux autres, elles
offrent un décor pour des fictions et autorisent la poétisation du passé. A tous,
elles donnent à réfléchir.
On peut dire des débris du passé ce que Malraux dit de l’oeuvre d’art, à savoir
qu’elle n’est pas une pierre, c’est une graine, ajoute l’auteur des Voix du silence,
qui change avec le terrain où on la fait germer”6. Nous avons là les prémisses de
ce qui deviendra par la suite chez Malraux le concept de métamorphose. On sait
que, selon l’auteur des Métamorphoses d’Apollon et de La Métamorphose des
Dieux, les oeuvres du passé qui traversent les siècles et atteignent les rivages du présent
perdent en cours de route leur fonction d’origine et en acquièrent une autre.
Elles gagnent une nouvelle signification qu’elles n’avaient pas à leur époque. On
peut affirmer aussi que le langage des ruines change de même avec les sociétés et
les siècles. Il y là une perpétuelle naissance que les ruines manifestent par leur défi
au temps et par leur immortalité. Car ces témoins du passé qui résistent à la coulée
du temps et des siècles ne sont pas simplement de la matière brute mais de l’esprit
amalgamé à la matière, de l’esprit présent dans la pierre et la travaillant. Les ruines
écrites disent, ainsi, doublement la victoire de l’esprit sur le temps: par leur seule
évocation des civilisations disparues, elles annoncent la résurrection du passé d’une
part et elles témoignent de la vie de l’esprit continuée dans la mort, d’autre part.
Aussi, pourrait-on donc dire en conclusion et à la suite du poète des Voix intérieures
qui proclame dans l’Arc du triomphe:
La mémoire des hommes demeure
Dans les monuments ruinés
(Hugo V. Les Voix intérieures, A l’Arc de triomphe, OEuvres poétiques, éd. déjà
citée, T. I, 943)7.