Alain Nicolas, « Fécondité du désastre », L’Humanité, 15 mai 2008.
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Pour mémoire :
« Les noms ou les surnoms sont des manières commodes d’étiqueter les gens, mais ils ne signifient pas grand-chose. Il n’y a pratiquement rien derrière. » Celui qui parle ainsi, dans Avec les moines-soldats, a choisi de se faire appeler Schwahn. La signature de ce livre est celle d’un certain Lutz Bassmann, répertorié depuis longtemps comme un des dissidents incarcérés dans l’univers post-exotique, leur « porte-parole jusqu’à la fin ». De la même manière, Antoine Volodine a été leur porte-voix (ou leur prête-nom ?) dans le monde littéraire « réel ». Pour le lecteur qui n’est pas un familier du monde fictionnel conçu par Volodine, tout cela appelle des éclaircissements. En 1998, dans le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1), Antoine Volodine précise le cadre général de ses oeuvres, passées et à venir, qu’elles soient signées ou non de son nom. Cette « grande histoire » dans laquelle s’insèrent ses fictions aux formes diverses postule qu’après leur défaite les « partisans de la révolution mondiale », tout au moins ceux qui ne sont pas morts les armes à la main, ont été incarcérés à perpétuité dans des quartiers de haute sécurité. Ils ont élaboré à partir de leur histoire, de leurs faits d’armes, de leur martyre, des récits, des chroniques, des poèmes, créé dans leur détention toute une littérature, propagée de cellule en cellule, murmurée, remâchée, transmise en dépôt à la mort d’un militant à un autre, qui en reprend le nom et le chant, transformé, oublié, réinventé, rêvé. Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kraunauer et Antoine Volodine lui-même sont ainsi des noms qui s’affichent comme certaines des « voix du post-exotisme », celles dont les signatures s’inscrivent sur les couvertures des ouvrages publiés aujourd’hui par des éditeurs effectivement présents en librairie, Denoël, Minuit, le Seuil, l’École des loisirs, aujourd’hui Verdier. Mais ces ouvrages ne sont qu’un petit territoire au sein de l’immense continent légendaire créé dans les camps et les prisons au fil des siècles. Depuis combien de temps dure ce processus, voilà en effet qui n’est pas simple à déterminer. Dans le Postexotisme, son ouvrage clé, Antoine Volodine précise que les premières incarcérations datent des années soixante-dix du XXe siècle et leur accession à la connaissance des lecteurs des « années zéro du XXIe ». Mais combien de temps a passé depuis cette époque ? Les livres d’Antoine Volodine, ou de Lutz Bassmann, ne portent pas de référence permettant de dater leur insertion chronologique. On peut, à partir d’indices, considérer qu’ils s’insèrent n’importe quand sur une longue période d’après une catastrophe, guerre ou désastre écologique, qui a ravagé la terre et peut-être même signé la fin de l’humanité, transformé en une espèce nouvelle, où une certaine animalité a sa part. On se souvient que, sans se considérer comme auteur de science-fiction, Volodine a publié ses premiers romans dans la célèbre collection « Présence du futur ». De livre en livre, nous parcourons cet univers, en découvrons des aspects divers, parfois contradictoires. Cette littérature, née de la révolte, façonnée dans l’enfermement, coupée des usages littéraires dominants, crée ses variantes, évolue selon un temps qui est le sien. Le témoignage, l’histoire, la légende, le rêve y règnent alternativement, selon la proximité des sources, les traditions en usage dans les lieux de détention, les formes choisies, le temps passé. On peut ainsi lire des récits d’opérations armées, attentats ou exécutions, d’interrogatoires ou d’autocritiques dans un monde qui ressemble à celui qu’évoquent les chamans de Sibérie du Sud ou de Mongolie, où se lisent également des traces du Bardo Thodol, le Livre des morts tibétain. Les héros désabusés de Volodine, les « moines-soldats » que nous retrouvons dans les ouvrages signés Lutz Bassmann sont « des guérilleros qui croient en la transmigration des âmes » et pour qui « la mort est une illusion incrustée dans l’illusion de vie ». Ils agissent en professionnels, sans savoir s’ils sont en mission dans un pays inconnu, ou déjà morts et réincarnés dans un autre univers dont ils ne savent rien. Aussi, adossés à des références historiques certaines (la fin des espoirs révolutionnaires des années 1970-1990) mais détachés de toute volonté démonstrative ou illustrative, les textes des « voix post-exotiques » tirent leur force de ce rapport, allusif mais imprécis, à cette histoire lointaine et naufragée. Y subsiste la puissance narrative pure de ces histoires d’expédition dans des mondes du désastre, où l’exorcisme ne se distingue pas de l’exécution, et l’exécution de l’éveil, voire de la naissance. Et le slogan se fait poésie, la parole la plus violente atteignant au raffinement du haïku. En s’effaçant au profit de Lutz Bassmann, Volodine, loin de rejoindre les « renonçants » à l’écriture, affirme toute la diversité de son inspiration et l’étendue du territoire littéraire qu’il a luimême créé. Au moment où certains font mine de déplorer le tarissement de la prose française, il en exalte, au contraire, une fécondité jamais démentie et un potentiel subversif toujours plus aigu.
(*) Éditions Gallimard. Pour en savoir plus : – un essai capital de Lionel Ruffel ,Volodine postexotique. Éditions Cécile Deffaut. 336 pages, 21 euros ; – deux entretiens dans l’Humanité, parus les 7 octobre 1999 et 23 août 2007. – un site : Lutzbassmann.org