« Entretien avec Antoine Volodine » / propos recueillis par Christophe Millois, Prétexte, n° 16, hiver 1998, p. 39-45.
- Fait partie du « Dossier 1 : Antoine Volodine » de la revue.
- Document en ligne sur le site de Prétexte éditeur (la revue ayant cessé à partir de 1999).
- Réédité dans Ultimum, 1999, n° 21/22, p. 57-64.
Pour mémoire :
Revue Prétexte :
Votre parcours éditorial est singulier : vous avez publié, entre 1985 et 1988, quatre romans dans la collection de science-fiction «Présence du Futur» chez Denoël ; puis quatre autres, entre 1990 et 1996, chez Minuit ; et un nouveau, récemment, chez Gallimard. Vous vous êtes ainsi imposé comme un auteur défiant les filiations littéraires : s’il a été régulièrement rendu compte de vos livres dans L’Année de la fiction (série d’ouvrages spécialisés dans les littératures policière et fantastique) ou dans la rubrique SF du Magazine Littéraire, on aurait plutôt tendance aujourd’hui à vous comparer à Jean Echenoz, en raison de votre capacité « à détourner le sens des genres traditionnels » (Jean-Claude Lebrun). Comment vous-même vous situez-vous ?
Antoine Volodine : Le fait de publier des romans dans diverses maisons d’édition n’a, en soi, rien de bien extraordinaire. Ce qui est souligné, dans mon cas, c’est que mon existence éditoriale débute dans une collection, «Présence du Futur», que la critique est disposée à encenser comme «étant la meilleure du genre», mais où cette même critique considère qu’un texte littéraire n’a pas sa place. Or, s’il y a singularité dans mon parcours, c’est bien parce que je revendique la continuité littéraire de mon univers, non à partir de Lisbonne, dernière marge (Minuit, 1990), mais à partir de Biographie comparée de Jorian Murgrave (Denoël, 1985). Il n’y a pas eu «de la SF» puis «de la littérature». Il y a un continuum romanesque, un univers romanesque qui se bâtit titre après titre, avec des principes de cohérence qui sous-tendent la fiction, qui sous-tendent ses thèmes récurrents, sa logique culturelle schizophrène, et avec les techniques narratives qui conviennent pour traiter ces thèmes. L’édifice obtenu reste imparfait, puisqu’il est encore en chantier aujourd’hui, mais on peut déjà le situer dans le paysage contemporain. Il se construit plutôt «en dehors» des filiations traditionnelles, à l’écart, sans, du reste, chercher à établir des relations conflictuelles avec la littérature existante. Il ne s’inscrit pas dans un projet subversif contre le main stream officiel ou contre les désolantes, les nombreuses reculades artistiques et escroqueries contemporaines. J’affirme mon droit à la différence, le droit d’explorer comme je l’entends un petit territoire d’exil, loin des écoles, loin des académismes marchands, loin de tout. Baptisons post-exotique la production littéraire issue de ce territoire des bas-côtés. Par dérision et désespoir, dans Lisbonne, dernière marge, certains écrivains clandestins que je mettais en scène se réclamaient de la «littérature des poubelles». Le vocable «post-exotique» a l’avantage de pouvoir être manié avec moins de précautions, on le choisira donc une fois pour toutes. Voilà où se situent mes ouvrages : tantôt dans le fantastique post-exotique, tantôt dans le post-exotisme ordinaire.
RP :
Vos romans mettent en scène de manière récurrente des interrogatoires au cours desquels la victime doit confier à son bourreau ses agissements, ses hantises, ses fantasmes, des aspects de sa personnalité, des indices biographiques, etc. Dans ces confrontations, tout semble pouvoir être mis en doute : l’identité des protagonistes, les instances énonciatives, la valeur des témoignages, l’authenticité des faits et des objets. Il arrive aussi qu’à la forme dialogique s’ajoutent, par exemple, celles plus subjectives du monologue ou du journal. Ces autres récits, plus qu’ils n’éclairent la fiction, multiplient les interprétations possibles. Et c’est bientôt le sens lui-même qui dans son ensemble devient aléatoire. Le propos de vos romans est-il, comme le suggère Frédéric Briot (« Les Chimères d’Antoine Volodine », in Roman 20/50 n°19), « de dérouter — au sens fort — [le] lecteur » ?
A.V. : L’interrogatoire est en soi une formidable méthode pour exposer une matière littéraire. C’est le point d’aboutissement d’une action, d’une enquête, d’une traque, d’un destin, et c’est le moment où deux genres ó théâtre et roman ó se confondent d’une manière extrêmement plaisante. C’est aussi un moment où l’activité du lecteur augmente, car celui-ci, quand devant lui on malmène à la fois un corps et ce qu’il estime être la vérité, perd sa neutralité de témoin abstrait et réagit. D’une certaine manière, il se rapproche du livre, il accompagne sa logique inquisitoriale, lui aussi voudrait faire préciser au narrateur ce qui est ambigu ou évasif, l’obliger à avouer le sens de ce qui paraît métaphorique ou codé. Lui aussi a envie de comprendre au plus vite ce que le héros ou l’héroïne (et l’auteur) ont dans le ventre. Mais, revenons à l’interrogatoire en tant que genre, sous-genre ou pseudo-genre. On se trouve dans un présent réduit à une confrontation brutale, c’est un présent qui ne peut plus déboucher sur autre chose que la mort ou la folie. Seul le passé, seule la mémoire du passé possèdent encore une dynamique, et c’est cela qu’exploite le personnage interrogé, qui endosse, sous la pression de l’échec et de la douleur, le statut de narrateur. Cet homme ou cette femme sans avenir essaient de combattre l’horreur du présent en inventant un présent fictif (comme Moldscher dans Rituel du mépris ou Breughel dans Le Port intérieur), mais, surtout, ils construisent mentalement, et oralement, et théâtralement, un passé modifié, un passé d’images et de souvenirs qui devient un ultime refuge. Dans le livre alors s’épanouissent deux familles de mensonges : celle des mensonges à l’inquisiteur, et celle, plus intime, plus onirique, des mensonges qui s’attaquent à la mémoire individuelle et collective pour la métamorphoser et en faire un lieu d’accueil. L’interrogé, pour survivre, doit combiner de façon consciente ces deux systèmes de déformation du monde. Par un phénomène de sympathie et d’implication personnelle dans la fiction, j’accompagne celui qui ment, j’épouse au plus près son mode de pensée, je l’aide de toutes mes forces à voyager à rebours de son agonie. J’agis en complice, et comme lui, sans me repentir. C’est pourquoi des ambiguïtés parsèment mes textes, mutilant en profondeur toute certitude et, quand une précision doit absolument être formulée, elle émerge sous forme volontiers déréalisée et peu crédible. L’ambiguïté, la digression, l’esquive, l’acharnement à parler d’autre chose, l’incertitude, les paradoxes, le renvoi à des énigmes sans solution, l’auto-dérision et l’humour du désastre sont des techniques de combat langagier, les armes du discours de celui qui sait qu’on ne lui donne la parole que pour ensuite l’anéantir. Plus globalement, si on élargit le champ de l’interrogatoire à toute l’activité romanesque (un travail de création soumis à la question d’un lecteur-inquisiteur), le discours narratif du post-exotisme évite de répondre à la demande de «sens» qui conviendrait à une fiction normale et incarcérerait le livre dans un camp auquel aucun de ses personnages ne souhaite qu’il appartienne. Les narrateurs post-exotiques restent sur leurs gardes, leur discours est filtré, censuré, obscurci par une méfiance maniaque et permanente. Il serait erroné de voir là des procédés d’abstraction, une esthétique du dessèchement du sens. Car il s’agit plutôt d’une tactique défensive, de moyens concrets à quoi on a recours pour fuir ou contrarier la violence qui sera faite au texte, lorsque des inconnus pas forcément bienveillants s’empareront de lui et l’interrogeront.
Ceci, qui vient d’être exposé, concerne le discours narratif, et non le système d’images que le discours véhicule. Or, les images sont pour moi primordiales, plus importantes que leur support. En bref, si, par des réticences et de l’esquive, je m’efforce de vaincre l’inquisiteur, c’est bien par des images que je compte «dérouter» le lecteur : guider le lecteur vers un voyage beaucoup plus troublant, plus riche et plus intranquille que ce qu’il avait prévu de faire. Et je pense que c’est dans cet esprit que Frédéric Briot employait l’expression.
RP : Ces interrogatoires, qui se situent dans un espace-temps incertain, renvoient inévitablement à des images concrètes de guerres, de conflits, de situations ayant existé ou existant encore. Et, inévitablement, on est tenté de vous attribuer une intention qui vise à dénoncer les totalitarismes et leurs avatars. La politique et l’idéologie vous paraissent-elles des enjeux qui concernent encore les écrivains ?
A.V. : L’espace-temps est incertain, mais beaucoup plus définissable est la mémoire dans quoi les narrateurs et les personnages du post-exotisme puisent leur inspiration. C’est, en gros, la collection des innombrables et innommables atrocités qui composent le XXe siècle et, en contrepoint, la succession des révolutions ratées, ou vaincues, ou défigurées, qui auraient dû éviter à l’humanité son très sale destin. Une des obsessions narratives de mes personnages consiste à revenir sur les sacrifices inaboutis, et sur l’obscène catastrophe que représente l’échec du projet révolutionnaire au XXe siècle. Ils racontent cela, les guerres, les souffrances, les exterminations, les totalitarismes, les ratages, depuis un espace-temps où je les mets en scène, depuis leur prison, depuis leur mort, depuis des mondes imaginaires et parallèles. Chacun de ces mondes possède sa propre logique (des règles socio-politiques que les héros souvent transgressent, devenant ainsi, dans l’univers imaginaire de référence, des marginaux) ; il possède sa propre histoire (sa propre culture de violence comparable à celle du XXe siècle) ; il est circulaire (on y revit sans cesse sa mort), carcéral (la fiction y est, la plupart du temps, élaborée entre quatre murs) et, par-dessus tout, littéraire : on y existe à travers le texte qui est soit écrit, soit dit, soit monologué mentalement. Pardonnez-moi de m’étendre si pesamment sur cette définition. Je le fais pour arriver à cette présence de la littérature, de la poésie, qui illumine les personnages du post-exotisme. Sous la torture, ou à l’intérieur de sa folie, chacun de ces hommes ou de ces femmes conserve sa qualité première, fondamentale, d’écrivain-acteur et d’écrivain-témoin du désastre passé, présent et à venir.
Pour ces écrivains que je mets en scène, politique et idéologie sont au coeur de la gestuelle et de la prise de parole. Ce sont des partisans d’un égalitarisme radical, et ce qu’ailleurs on appelle «engagement» s’applique mal à leur cas, parce qu’il s’agit plus d’engagés écrivains que l’inverse. On constate, c’est évident, plus d’un déphasage entre leur système de représentation et celui qui émeut la génération littéraire contemporaine… Terre d’exil que celle où s’élabore le post-exostisme…
RP : «On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper ou se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent» (Le Port intérieur). Y aurait-il donc selon vous une menace d’inaccomplissement, d’inassouvissement, d’échec en somme, qui pèse sur chaque tentative d’écriture ?
A.V. : Pour mes personnages, parler suscite un événement concret : l’apparition du livre que leurs mots emplissent. S’exprimer vise deux objectifs immédiats : d’abord, sauver sa peau (tant que le livre se déroule, vie et mort s’équivalent littérairement, et donc l’existence perdure) ; ensuite, modifier le réel (puisqu’on a échoué à l’améliorer par ses actes). L’enjeu de l’écriture est ici physique, on est dans le domaine du combat contre l’anéantissement. Ce qui est à assouvir n’est pas une passion d’artiste, mais l’exigence d’un guerrier très, très menacé. D’où la tension, l’angoisse et, en fin de parcours, quand la fiction tourne au cauchemar, un constat : rien n’aide à vivre : les mots ne sont pas plus efficaces que le silence.
RP : Les sujets de vos récits, s’ils sont indéniablement graves et s’ancrent dans des univers d’oppression, s’ils dénotent votre pessimisme, sont pourtant traités avec une certaine distance : l’humour noir, l’onirisme, la sensualité, la poésie, les faux-semblants, tendent à montrer que votre démarche est aussi, et avant tout peut-être, motivée par un goût de la fable et du jeu…
A.V. : Il y a tant de magie dans l’acte d’écrire que je serais vraiment mal inspiré d’en occulter le caractère purement ludique. Le pessimisme le plus lugubre et le désastre absolu sont une pâte inerte avec quoi on peut façonner des objets extrêmement lumineux, en fait, si on s’en donne la peine et le plaisir. Un des personnages du post-exostisme que je préfère est Lilith, qui prend parole dans Des enfers fabuleux. Murée au fond d’un gouffre, à moins que ce ne soit dans un four de brique, elle invente des civilisations extérieures, des univers de voyage et de violence, d’intolérance, et, dans une lamaserie imaginaire, elle met en scène un second narrateur tout-puissant. À son tour, celui-ci va décrire les mêmes univers, mais sous l’angle de sa propre méditation démiurgique, et, en faisant d’elle un personnage de fiction, il va modifier littérairement son destin. Donner de la consistance à des théâtres baroques, inventer des situations bizarres, extrêmes, souffler de l’âme dans des acteurs qui n’ont rien d’ordinaire, fouiller dans leurs rêves, accompagner leurs passions et leurs peurs, et, tout en se livrant à ces exercices de sorcellerie, avoir conscience que cela fonctionne, que ces aventures se croisent, que des histoires naissent, qu’on peut jouer avec elles de livre en livre… Fabuleux bonheur!… Et pas seulement pour Lilith !…
RP : Vous avez fréquemment évoqué, dans les lignes qui précèdent, le terme de «post-exotisme». Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette notion ?
A.V. : Je suis en train d’écrire, en collaboration avec Yasar Tarchalski, Ellen Dawkes et d’autres auteurs, un essai qui fera le point sur la question. Répondre en deux mots sur le post-exotisme n’est pas facile, parce que les références consultables, les ouvrages représentatifs sont déjà au nombre d’une dizaine, et parce que, en même temps, pour des raisons pédagogiques, on doit s’exprimer comme si le projet était encore purement théorique et dans les limbes. Au cours de notre entretien, j’ai donné quelques pistes de réflexion, en particulier sur la relation des narrateurs au texte. Mais peut-être vaudrait-il mieux donner ici des indications simples. En dépit de sa terminaison en -isme, le post-exotisme ne prétend pas constituer un mouvement littéraire ou un style. Acceptons-le plutôt comme un label d’origine. Si on reprend la notion spatiale que j’utilisais au début de notre conversation, est post-exotique ce qui provient de ce territoire situé «ailleurs», «à l’écart». Par définition, la littérature post-exotique est donc une littérature étrangère, et, comme toute littérature étrangère traduite, elle offre au lecteur une partie de ce qu’elle est réellement. Une fraction réduite, une sélection. On admettra pour principe qu’une culture étrangère, avec ses échos et ses références, avec toute sa richesse, peut être découverte, devinée, étudiée, appréciée, à travers la production de romanciers significatifs. Mon projet tient compte de cette curiosité instinctive du lecteur envers l’au-delà du livre. Dans le cadre d’une sorte de collection «Voix du post-exotisme», je présente au public un certain nombre de romans, indépendants les uns des autres, derrière quoi sont suggérés l’entièreté de la sensibilité post-exotique et, en résumé, tout un monde. Cela me contraint à adopter une démarche hétéronymique non clairement assumée, puisque la signature des ouvrages est, pour des raisons pratiques, toujours la même. Dans un contexte éditorial moins frileux, moins crispé sur le graphique des ventes et autres foutaises, et aussi, il faut bien le dire, avec un public plus dynamique, on aurait pu imaginer, dès le début, l’effacement de ma signature et son remplacement par des noms d’écrivains post-exotiques tels que Wernieri, Maria Schrag, Jean Vlassenko, etc. Dans Vue sur l’ossuaire, qui paraîtra cet hiver chez Gallimard, j’essaie de donner corps à cette idée. Très officiellement, il y a trois auteurs derrière ce titre : Maria Samarkande, Jean Vlassenko et moi-même. Voilà pour cette brève causerie sur le post-exotisme.
RP : Vous écrivez à propos de Iakoub Khadjbakiro, l’écrivain de Alto Solo : « /…/ il souffrait de rédiger des ouvrages peu conformes au goût du public, remplis d’énigmes que peu de lecteurs décortiquaient, des textes pour oiseaux perdus qui ne lui assuraient aucun succès et lui attiraient la réprobation des services frondistes. Il aurait voulu bâtir un livre plus efficace, où la poésie ne s’interposerait pas entre lui et sa dénonciation de l’idéologie dominante, une oeuvre sans décalage, sans chimères, sans emboîtures. Il projetait d’y consacrer toutes ses forces, d’y sacrifier la paix relative de son existence» (p. 33). Peut-on lire dans ce passage votre propre profession de foi ?
A.V. : Alto solo est un livre que Iakoub Khadjbakiro refuse d’écrire, car il ne veut pas faire de la littérature avec une description d’humiliation et de carnage. Il ne veut pas rassembler ses dernières forces pour répéter, sous forme d’objet d’art, l’ignominie qui l’a mutilé et qui a coûté la vie à la femme qu’il aime. Pour lui, évoquer le frondisme signifie de nouveau être un témoin passif du frondisme. C’est pourquoi Alto solo est dit, chuchoté avec dégoût, par quelqu’un qui prête sa voix à Iakoub Khadjbakiro pour le remplacer dans le rôle d’écrivain. Les considérations sur l’acte d’écrire, de publier, doivent être éclairées par le contexte de la société frondiste. Khadjbakiro vit l’écriture en tant que dissident impuissant, étouffé par une civilisation totalitaire. Je me sens suffisamment proche de mes hétéronymes pour ne guère réagir quand on me confond avec Iakoub Khadjbakiro ; je me contente de nuancer. Mais, puisque nous en sommes à déclamer des professions de foi, je vais citer celle que j’ai inscrite sur la couverture de Biographie comparée de Jorian Murgrave, car c’est sans nuance que j’ai essayé, jusqu’à aujourd’hui, de m’y conformer : «souhaite pratiquer la littérature à la manière d’un art martial, en s’engageant complètement dans chaque livre, comme s’il devait être le dernier avant la mort…»
Propos recueillis par Jean-Christophe Millois. Antoine Volodine a répondu par écrit à cet entretien.