Jean-Claude Lebrun, « Enquête sur une révolution enfouie », L’Humanité, 9 décembre 1994.
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Pour mémoire :
ILS ne sont pas si nombreux, les romanciers qui s’imposent par un ton si singulier qu’ils installent tout de suite le lecteur dans un univers personnel, avec son propre langage, ses représentations mentales et ses images obsessionnelles. Sans conteste, Antoine Volodine est de cette race, qui, dans « le Nom des singes », construit un monde d’artifice tout en sachant lui donner la force de l’évidence. Comme une sorte d’ailleurs vers lequel cependant confluerait, ainsi qu’on s’en aperçoit peu à peu, beaucoup de ce qui se trouve aujourd’hui mis en jeu.
Ceux que ne concerne pas.
la bizarre lutte de fractions consécutive à la guerre civile
L’ACTION se déroule dans un lieu clos, enserré au coeur d’une forêt vierge d’Amérique du Sud : la ville de Puesto Libertad, qui paraît avoir été vidée de tous ceux que ne concernait pas une bizarre lutte de fractions consécutive à une guerre civile. Des armées gouvernementales s’y étaient en effet affrontées à des colonnes insurrectionnelles, tandis qu’une mystérieuse organisation secrète, le Drapeau, avait infiltré les deux camps. Pour sa part, Fabian Golpiez avait combattu d’un côté puis de l’autre, dès lors qu’ils avaient tour à tour affiché les idéaux révolutionnaires auxquels lui-même adhérait. Mais maintenant les jeux étaient faits : « La révolution était morte une fois de plus, et même très morte. J’avais honte d’avoir participé à ce ratage », annonce-t-il dès la première ligne, en guise de préambule.
Or voici qu’on le découvre tout de suite après en train de suivre une séance de thérapie chez… un psychiatre, un certain Gonçalves, à la recherche de quelque chose qui doit ressembler à quelque scène primitive soigneusement enfouie dans les tréfonds du moi archaïque. Une remontée vers l’amont étrangement parallèle au mouvement de la révolution, qui au même moment « retournait à son inexistence primitive ». Le décor est désormais planté, qui ne laisse pas d’intriguer.
A la recherche d’une scène primitive soigneusement enfouie dans les tréfonds du moi archaïque
POURQUOI, par exemple, les séances entre Golpiez et Gonçalves se déroulent-elles dans le cabinet d’un dentiste en fuite, qui travaillait à un dictionnaire de « langue générale » ? D’autant que des singes y entrent silencieusement par la fenêtre, que des myriades d’insectes y font entendre leurs minuscules raclements, et que des reptiles se tiennent tout près, invisibles. C’est une véritable sensation d’étouffement et d’angoisse que rend ainsi palpable Antoine Volodine, dans une ambiance qu’on dirait directement engendrée par la poussée fiévreuse et chaotique d’un cauchemar. Plus loin, on verra des détenus politiques obligés de poser leurs têtes dans des gueules de crocodiles géants, tandis que des fuyards s’empêtreront dans d’impénétrables toiles tissées par des araignées monstrueuses. Partout, des odeurs nauséeuses de sang et de putréfaction, des corps souillés par leur crasse et leurs sanies, dévorés par les fièvres, la gangrène ou la folie… Pour désigner cette suite de visions repoussantes, Fabian Golpiez parle d’un « présent infâme ». L’expression ne vient pas là innocemment. Six mois durant, les séances vont se poursuivre avec Gonçalves. Golpiez, passant tour à tour par des phases de lucidité et de délire, se présente alors comme un homme mort, passé par les armes pendant la guerre civile. A plusieurs reprises, au cours de son douloureux travail de remémoration et de creusement intérieur, il revient ainsi sur son exécution, affichant de plus en plus nettement une schizophrénie, dont Antoine Volodine, qui met en oeuvre toute la puissance d’évocation de son écriture, va alors s’attacher à suggérer le sens symbolique.
La figure d’un temps vécu par beaucoup comme désormais orphelin d’un espoir d’avenir
PUISQUE aussi bien cette si curieuse histoire ouvre sur des horizons terriblement familiers. Si Golpiez projette de remonter, avec quelques autres, en pirogue vers les sources du fleuve local, afin d’y « fonder un territoire utopique », c’est sans doute pour renouer avec un rêve de vie qui dut brutalement s’interrompre, ainsi que le signifie cette « exécution » qui revient régulièrement dans son propos. « Fouillant avec Gonçalves au fond de mes mutilations et de mes plaies, je pouvais me donner l’illusion d’avoir un jour vécu ailleurs que dans le présent », déclare-t-il, pour expliquer ce retournement vers un passé mythifié, parce que gros d’espoir, avec sa fin héroïque inventée de toutes pièces. Alors qu’il se considère « mentalement décédé » par rapport au monde qui l’environne. Ce qu’Antoine Volodine trace là de si magistrale façon, c’est la figure d’un temps vécu par beaucoup comme désormais orphelin d’un espoir d’avenir, qui a fait de la « non-existence » de chacun son objectif inavouable. On perçoit du même coup le lien avec le « ratage » historique évoqué aux toutes premières lignes du récit. Et l’on voit aussi par quels inattendus cheminements, chez un romancier, le réel peut se frayer sa voie et venir fertiliser la réflexion.
Tout comme devient lentement évident l’acharnement de Golpiez à tout raconter, contre les injonctions de Gonçalves. « Parfois je lutte contre la dégradation (…). Je m’oblige à raconter de façon littéraire », révèle-t-il vers la fin, pour s’opposer au psychiatre qui n’avait cessé de lui reprocher de perdre son temps « en descriptions qui ne mènent nulle part ». Celui-ci préférait en effet, de très loin, l’entendre réciter d’interminables listes de mots indiens – noms de végétaux, noms d’animaux -, censés le faire renouer avec une identité prétendument dissoute dans la « langue générale ». Refuser d’enfermer les mots dans une simple fonction dénominative, vouloir les inscrire dans un jeu qui ajoute à un sens commun et se trouve être le fondement même de l’acte littéraire, telle est l’ambition aveuglante de ce Golpiez en mal d’utopie. Et visiblement aussi celle d’Antoine Volodine, dont le fulgurant récit donne à l’univers désolé et glauque de Puesto Libertad, la mal-nommée, une densité et une richesse suggestive absolument stupéfiantes. Renvoyant là-derrière à une grande vision sceptique, sans la moindre complaisance, mais terriblement stimulante, d’un certain état du monde contemporain.