Florence Traisnel, « Enchâssement des voix et requalification de l’expérience dans l’œuvre polyadressée de Manuela Draeger », Strenæ [En ligne], 2013, n°5 (« Les fables de la voix en littérature enfantine : actualités du Narrateur de Walter Benjamin »), DOI : 10.4000/strenae.969.
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- Florence Traisnel est agrégée de lettres modernes enseignant au lycée Voltaire de Wingles, doctorante à l’EDSHS Lille Nord de France.
Pour mémoire
Quiconque plonge dans l’étonnante et fascinante littérature signée Manuela Draeger ne manquera pas de tomber sous le charme de l’une des singulières voix du post-exotisme. Ce néologisme, créé par Antoine Volodine, ne désigne pas un mouvement littéraire mais rassemble sous sa bannière une production polyphonique, « placé[e] sous la double marque de l’onirisme et de la politique1 », qui sourd du quartier de haute sécurité où des dissidents incarcérés, comme Manuela Draeger2, la diffusent. Depuis cet ailleurs catastrophique, ces voix marginales qui ont en partage la mémoire du xxe siècle génocidaire, se font entendre. Or, à l’instar d’autres auteurs post-exotiques tels Lutz Bassmann ou Elli Kronauer… Manuela Draeger n’a aucune existence physique. Hétéronyme forgé par Antoine Volodine, l’« écrivain de paille3 » Manuela Draeger prête sa voix au fondateur du post-exotisme, qui devient à son tour son porte-parole lors de la publication d’un de ses textes4.
- 5 Antoine Volodine, « Transformer le monde par un peu de murmure », Le Magazine Littéraire, n°500, se(…)
- 6 Manuela Draeger,Onze rêves de suie,Paris, Éditions de l’Olivier, 2010.
- 7 Ibid., p. 17.
- 8 Ibid., p. 18.
- 9 Ibid., p. 17.
2C’est lors d’un de ses entretiens à la presse que Volodine confia à la journaliste Aliette Armel que l’année 2010 avait marqué « une rupture » dans l’œuvre littéraire post-exotique de sa camarade Draeger. Depuis 2002, elle avait publié, dans la collection Médium de L’École des loisirs, une dizaine de récits fantaisistes et drôles, mettant en scène Bobby Potemkine, narrateur attachant qui, depuis que la police a disparu, se dévoue pour mener des enquêtes loufoques, dans un univers post-apocalyptique. Or en 2010, Draeger fit paraître son premier livre à destination des adultes aux Éditions de l’Olivier, livre particulièrement sombre et désespérant, dans lequel elle n’exerçait aucune « autocensure5 ». Jusque là, Draeger modulait donc sa voix, informée par la prise en compte de son auditoire. Mais, si le ton de Draeger a changé, loin de tourner complètement le dos aux ouvrages précédemment destinés au jeune public, Onze rêves de suie6 fait également mention de « Bobby Potemkine, le looser [sic] mélancolique7 », dont on apprend que les histoires étaient, parmi d’autres, narrées, une fois par mois, par la Mémé Holgolde à une quinzaine de garçonnets et de fillettes réunis pour l’occasion. Les contes de cette grand-mère immortelle « remplissaient une fonction éducative » : « donner [aux enfants du ghetto] des modèles pour mieux traverser l’adversité, du moins jusqu’à [leur] décès8 ». Onze rêves de suie donne en effet la parole à ces enfants devenus jeunes gens qui, piégés dans un bâtiment en flammes à l’occasion d’une opération gauchiste ayant mal tourné, se remémorent une ultime fois les « narrations fantastiques9 » de l’aïeule.
3Le retour de Bobby Potemkine dans ce récit pour adultes n’a rien d’anecdotique. Le geste, qui consiste à enchâsser les récits publiés àL’École des loisirs dans les dires de la Mémé Holgolde, inscrit définitivement ces textes pour la jeunesse dans le grand tout post-exotique imaginé par Volodine et, simultanément, les requalifie en apologues eschatologiques. Ce geste oblige à reconsidérer l’exemplarité de l’expérience potemkinienne, ainsi que la possibilité même du partage de cette expérience. Ce geste participe enfin d’une scénographie de la parole, qui focalise l’attention du lecteur sur les sujets de l’énonciation plus encore que sur leurs énoncés, sur les conditions d’un dire et pas seulement sur l’existence d’un dit.
- 10 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », Écrits françai(…)
- 11 Ibid., p. 205.
4C’est là que la réflexion menée par Walter Benjamin dans « Le Narrateur » s’avère précieuse pour penser cette mise en tension de l’expérience du héros des fables enfantines, entre Erlebnis romanesque intransmissible etErfahrung oralement diffusée par des formes littéraires plus traditionnelles. Là où la langue française possède le seul mot d’expérience, la langue allemande distingue l’Erlebnis, ressenti intime, de l’Erfahrung, savoir conféré par le vécu. Alors que Benjamin historicise son propos, envisageant l’émergence du roman sur les vestiges de « la narration (et du genre épique au sens restreint)10 », c’est davantage une articulation d’ordre dialectique de ces deux régimes de parole et de ces deux acceptions de l’expérience que cette double occurrence de Bobby Potemkine invite à postuler. Si la lecture isolée des désopilants déboires de Bobby Potemkine en proie à de sérieux troubles vocaux est susceptible de valider la thèse de Benjamin selon laquelle « l’art de narrer touche à sa fin11 » puisque « le cours de l’expérience a baissé », le tissage de ces textes avec l’œuvre pour adultes restaure l’aura de ces contes, véhicules en puissance d’une sagesse vaine mais d’une indéniable vitalité, dans le vertigineux et angoissant édifice post-exotique. Quant à la communauté de celles et ceux qui ont en partage ces histoires enfantines, sans cesse reconfigurée par l’infinie rumination de ces textes, ne serait-elle pas cet obscur objet du désir volodinien ?
Crise de voix
- 12 Ibid., p. 206.
- 13 Antoine Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », conférence prononcée le 14 déce (…)
- 14 Antoine Volodine, « Volodine disparaît »,Livres Hebdo, entretien avec Antoine Volodine par Jean-Ma (…)
5Dans son essai « Le Narrateur », Walter Benjamin estime que « la Grande Guerre » a rendu patent le lent processus de disparition d’une « faculté qui nous semblait inaliénable […] : la faculté d’échanger nos expériences ». Le traumatisme était tel que « les gens revenaient muets du front […] appauvris en expérience communicable12 ». Si les fictions de Draeger traitent avec désinvolture le réel, qu’elles sont déterritorialisées et d’un outre-temps, elles n’en ont pas moins, en tant qu’elles se réclament du post-exotisme, « le xxe siècle malheureux [pour] patrie13 », siècle ayant dévalué voire liquidé l’expérience faute de pouvoir la transmettre. Ainsi, les photographies, d’une inquiétante étrangeté, de l’artiste contemporaine Lise Sarfati, figurant en première de couverture de chacun des textes de Draeger publiés à L’École des loisirs, apparaissent comme autant de seuils au-delà desquels le pire du xxe siècle a déjà eu lieu. Leur présence liminaire désigne cette littérature enfantine comme post-apocalyptique et signale simultanément la supériorité de l’image sur le langage pour révéler, en creux, l’étendue du désastre. Médusé par ces instantanés qu’il a lui-même choisis, Volodine les juge en effet particulièrement aptes à capter les traces de ce qui, au xxe siècle, a coupé la parole aux hommes : « Ce sont des images qui disent la Sibérie à la dérive, la Russie industrielle misérable, la campagne délabrée. Elles disent la catastrophe et elles correspondent à la vision post-exotique du paysage. […] Ce sont des images superbes, d’une grande beauté picturale, qui disent l’humain à partir de décors où les humains sont absents. Ce sont des images qui portent en elles une sorte de stupéfaction désespérée.14 »
- 15 Antoine Volodine, « Pluralité des voix et unité de la mémoire dans le post-exotisme » dans Pierre O (…)
- 16 Manuela Draeger,Un Œuf dans la foule,Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2008, p. 24. (…)
- 17 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 209.
- 18 Manuela Draeger, 2008, p. 24.
6Outre cet ancrage historique – certes crypté, mais d’autant plus obsédant et prégnant qu’il convoque cette « mémoire collective15 » du siècle dernier – d’autres indices corroborent l’idée selon laquelle les fictions pour enfants de Draeger ne sont pas des narrations, mais des romans, au sens où l’entend Benjamin. Leur dépendance au livre, pointée par un jeu réitéré de mise en abyme, éloigne en effet ces textes de la tradition orale. À l’instar de Bobby Potemkine qui a « pris pour lire en attendant la tombée de la nuit […] une histoire écrite par Manuela Draeger16 », c’est isolé, que le jeune lecteur se trouve transporté dans des récits « élaboré[s] dans les profondeurs de l’individu solitaire17 ». Aucune compagnie ne lui est promise, si ce n’est la rencontre d’autres « mondes inconnus [à travers les] œuvres de Lutz Bassmann, d’Elli Kronauer, de Virginia Woolf, et, si tout se passe bien, d’Andreï Platonov, de Haruki Murakami ou de Maria Schrag18 ».
- 19 Walter Benjamin, [1991] 2000, p.221.
- 20 On trouve les variantes : « on est rentrés chez nous » dans Au Nord des gloutons, « je rentrais che (…)
- 21 Giorgio Agamben,Enfance et histoire,Paris, Éditions Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot (…)
- 22 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 208.
7Le terme du texte mérite également d’être commenté. Pour Benjamin, « il n’y a pas, en effet, de narration où la question « Que se passa-t-il ensuite ? » perde ses droits. Le roman, au contraire, ne peut espérer faire le moindre pas au-delà de cette frontière où il invite le lecteur à réfléchir au sens d’une vie en écrivant un Finis au bas de la page19». Or les dix textes pour la jeunesse de Draeger se concluent invariablement par : « je suis rentré chez moi20». Si la ritournelle peut faire songer aux formules qui closent les contes et si elle offre un rassurant lieu de repli au héros comme à son lecteur, je serais davantage tentée de la rapprocher de cette réflexion de Giorgio Agamben, qui, dans le premier chapitre d’Enfance et histoire prend appui sur « Le Narrateur » de Benjamin pour réfléchir à la destruction de l’expérience. Le philosophe écrit : « L’homme moderne rentre chez lui le soir épuisé par un fatras d’événements – divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables ou atroces – sans qu’aucun d’eux se soit mué en expérience.21 » À l’issue de chaque livre, Bobby Potemkine s’en retourne dans son appartement comme s’il regagnait la case départ, et c’est toujours aussi gauche qu’on le retrouve d’épisode en épisode. Jamais il n’apprend rien qui puisse faire de lui « un narrateur de bon conseil pour son public22 » et son inaptitude à quoi que ce soit participe du comique de ses mésaventures.
8Dans chaque récit empruntant son humour à la littérature du nonsense, Bobby Potemkine, conduit en effet tant bien que mal, une enquête : la disparition de l’inventeuse du feu (Pendant la Boule bleue), le sauvetage du macaroni Auguste Diodon (Au Nord des gloutons) ou le mystère de la douze millième Josette (Un Œuf dans la foule)… Si chacune d’entre elles est résolue, c’est toujours fortuitement, car Bobby Potemkine est mené par les événements et le hasard bien plus qu’il ne mène chaque affaire. Au cours de ces divers épisodes, la voix de Bobby Potemkine le trahit régulièrement au point de le faire bégayer, balbutier, néologiser, barbariser… notamment quand la corde sensible de ce cœur d’artichaut est touchée. À titre d’exemple, lorsqu’il croise Volgone Krof qui anime l’atelier « Connaissance du chou » alors qu’il n’est pas allé à la dernière séance, Bobby Potemkine cherche une excuse en bafouillant :
- 23 Manuela Draeger,Le Radeau de la sardine, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2009, p. 18-19. (…)
« Je n’ai pas été aux choux avant-hier, ai-je commencé. Euh… j’ai été absent sans cause, c’était à cause de … parce que…
— Oui, Bobby, j’ai vu que tu n’étais pas là, a dit Volgone Krof d’un air de reproche. […]
— Euh… si j’avais chu… ai-je bégayé, puis j’ai commencé à rougir.
Heureusement, on était pratiquement dans le noir.
— On a parlé du bébé chou de Shangaï, a dit encore Volgone Krof.
— Ah, oui, le baby chou, ai-je hasardé.
— Le baby bok choy, a corrigé Volgone Krof.23 »
- 24 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 215.
9Dans ces « fables de la voix » destinées aux enfants, le protagoniste principal fait l’expérience du langage en ce qu’il lui échappe. Si Bobby Potemkine rougit alors que sa langue fourche, c’est que ce faux pas est un lapsus. Étymologiquement, le mot lapsus veut dire « qui est tombé », or le héros a « chu ». La présence de ce participe passé en lieu et place de « su » fait savoir à Bobby Potemkine qu’il est un être parlé bien plus qu’il ne parle. L’« autorité qui est à l’origine du récit24 » est ici mise à mal en la personne du narrateur.
- 25 Manuela Draeger,Belle-Méduse, Paris,L’École des loisirs, « Médium », 2008.
10C’est tout particulièrement dans Belle-Méduse25 que Bobby Potemkine subit l’épreuve du langage. Belle-Méduse a quitté la pleine mer et s’est approchée de la ville, mais elle est trop grosse pour entrer dans l’estuaire qui fait pourtant cinquante kilomètres de large. Elle a besoin de quelqu’un pour visiter la ville et compléter sa collection d’odeurs, et, faute de mieux, elle s’est branchée sur Bobby Potemkine. C’est par « transmission aquatique », en plongeant sa tête dans n’importe quelle eau, que le héros doit lui rendre compte des odeurs terrestres, soit d’expériences esthésiques intimes. Dans le lavabo de sa salle de bains, il fait un premier essai :
« — C’est moi, Belle-Méduse, ai-je dit.
Ma voix ne ressemblait à rien. Ma bouche produisait des borborygmes. C’est un mot compliqué mais c’est le plus juste dans ce genre de situation et, si vous voulez savoir exactement à quoi il correspond, vous pourrez toujours, vous aussi, essayer de réciter un poème en ayant la tête sous l’eau. […] Ma bouche bougeait au fond de l’eau […] mais le liquide déformait mes phrases, et la traduction automatique les trahissait encore plus. Dans une langue que je comprenais à peine, je m’entendais mugir des choses complètement différentes de ce que j’avais voulu dire. Le fonctionnement de ma voix m’échappait, je ne contrôlais plus les phrases que je prononçais. Avec tous ces branchements, une parole étrangère s’était substituée à la mienne. »
- 26 Ibid. p. 19-20.
11Ainsi, alors que Bobby Potemkine souhaite décrire à Belle-Méduse l’odeur qui « traîne à la surface de la vitre froide », sa bouche prononce : « C’est une odeur de contrôleur du RER qui a fait tomber ses clés par terre et qui se relève. C’est une odeur de paysage peint à l’huile par un peintre nain. C’est une odeur de cahier d’exercices de chimie léché par un vieux chien-loup boiteux26 ». Savoureux, ces passages, où la voix de Bobby Potemkine – aux accents surréalistes – déraille, où ça parle en lui indépendamment de sa volonté, semblent désigner le langage comme le lieu même où faillit la transmission de l’expérience et où s’évanouit le rêve d’un partage direct des sensations, défaites que le roman entérine. À moins que cette manifestation du bégaiement, que ne renierait pas Deleuze, et ce détour par un usage poétique du langage, ne soient les seuls canaux possibles d’une communication de l’Erlebnis. C’est saisi dans sa matérialité que le langage recouvre en effet sa transitivité, et l’art de Draeger consiste notamment à rendre cette articulation du signifiant au signifié, perceptible aux oreilles enfantines.
Vertiges de l’enchâssement, ou qu’advient-il quand le conte chasse le roman ?
- 27 Manuela Draeger, 2010, p. 21.
- 28 Ibid. p. 24.
- 29 Ibid. p. 23.
- 30 Dominique Viart, « Situer Volodine ? Fictions du politique, esprit de l’histoire et anthropologie l (…)
- 31 Antoine Volodine, 1998, p. 19.
- 32 Manuela Draeger,L’Arrestation de la Grande Mimille, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2007. (…)
- 33 Ibid., p. 4.
- 34 Ibid., p. 60.
12Le retour de Bobby Potemkine dans le livre pour adultes, Onze rêves de suie, oblige toutefois à reconsidérer le genre auquel appartiennent les récits jusque là publiés par Draeger à L’École des loisirs. En les enchâssant dans les narrations de la Mémé Holgolde, Draeger requalifie ces romans en contes, dont le jeune public demeure le destinataire. L’image d’Épinal n’est d’ailleurs pas loin puisque les enfants « réunis devant [la conteuse], en demi-cercle27 », « les yeux écarquillés, [boivent ses] paroles28 ». Mais alors, une Erfahrung serait-elle transmise dans ces histoires à dormir debout ? « Quelque chose de ces objectifs grandioses [que sont] la défaite terminale du malheur, la danse triomphale du prolétariat sur l’ensemble de la planète, la paix et l’égalité entre les primates, les sous-hommes et les espèces humaines ou quasi-humaines29 », filtrerait-il dans l’Erlebnispotemkinienne ? Si aucune réalité historique précise n’est visée par ces textes « dégagés30 », cette littérature post-exotique de « propagande égalitariste31 » n’est pas neutre. Avec délicatesse, les textes de Draeger pour la jeunesse promeuvent non seulement des valeurs comme la xénophilie – en mettant en scène humains et animaux côtoyant en bonne intelligence un bestiaire merveilleux de chauves-soubises, crabes laineux, goélandes, etc. – mais distillent aussi une critique des totalitarismes et revivifient des symboles de lutte tels le drapeau rouge. Ainsi, dansL’Arrestation de la Grande Mimille32, « les poissons qui vivent à l’intérieur des murs lâchent des bulles cubiques et très bleues33 », lesquelles s’agglutinent les unes aux autres afin de rétablir la police en fabriquant un shérif nommé la Grande Mimille, dans l’usine désaffectée de la ville. Opposés à ce projet, Bobby Potemkine et ses amis cherchent un moyen d’arrêter la Grande Mimille et c’est fortuitement, comme toujours, qu’une solution est trouvée : drapeaux rouges, serpillières et tisane ! L’odeur qui s’exhale de « la tisane de galé des Algonquins, de myrique aquatique, de myrice odorante, de piment onirique et de groseille polaire34 » combinée à l’agitation de hardes et de drapeaux rouges vient à bout de l’ennemi et le dissout de manière magique. Si le drapeau rouge, instrument ici d’une lutte obstinée mais pacifique, est chargé de connotations révolutionnaires, il fonctionne dans la fiction pour enfants associé à la tisane. Comme si dans la nurserie du post-exotisme, les principes actifs étaient là mais dilués afin de ne pas heurter les jeunes lecteurs par la mise en scène traumatisante de la violence et de la souffrance. Comme si à doses infinitésimales, implicitement, d’inconscient à inconscient, la pensée post-exotique était distillée au jeune lecteur, largement sensibilisé déjà à l’onirisme de cette littérature.
- 35 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 218.
- 36 Antoine Volodine, 2002, p. 193.
- 37 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 214.
13Benjamin rappelle, en outre, que les narrations et a fortiori les contes ont vocation à être mémorisés et que « le rapport naïf de l’auditeur au narrateur est déterminé par le désir de se rappeler le récit35 ». Si les histoires de Bobby Potemkine sont autant de narrations faites par la Mémé Holgolde aux enfants du camp, six contes inédits de la grand-mère figurant dans Onze rêves de suie sont à leur tour enchâssés dans les dires des jeunes gens qui, bloqués dans le bâtiment Kam Yip en proie aux flammes, prennent tour à tour la parole et se souviennent des séances de racontage de la grand-mère. Les voix d’Imayo Özbeg, de Jean et Maryama Adougaï, de Loula Maldarivian, de Drogman Baatar, de Taïa Torff, d’Ouassila Albachvili, de Rita Mirvrakis…se mêlent et deviennent difficilement identifiables alors que leurs corps se consumant se métamorphosent en cormorans étranges, comme l’avait prédit la Mémé Holgolde. La phrase « Mes souvenirs sont les tiens », répétée par plusieurs de ces jeunes gens, scande et clôt ce texte qui, à l’image de l’édifice post-exotique, s’appuie sur « la pluralité des voix » et « l’unité de la mémoire36 ». Le « prestige du conte, à savoir de rattacher des générations de narrateurs entre eux37 » semble opérer puisque les écouteurs d’hier sont devenus raconteurs, sauf que quelque chose de l’ordre générationnel ne fonctionne pas dans le contexte concentrationnaire.
- 38 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 215.
- 39 Manuela Draeger, 2010, p. 19.
- 40 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 212.
- 41 Manuela Draeger, 2010, p. 17.
14Selon Benjamin, « non seulement la connaissance et la sagesse de l’homme mais surtout sa vie vécue – et c’est là la matière dont sont faites les histoires – prend une forme dont la tradition peut s’emparer avant tout chez le mourant. […] La mort est la sanction de tout ce que le narrateur peut raconter. Son autorité, c’est à la mort qu’il l’emprunte38 ». Or si la « Mémé Holgolde avait un âge invraisemblable, [si] ses jambes ne la portaient plus et son organisme avait eu tendance à se ratatiner depuis les soixante dernières années39 », ce sont paradoxalement ses jeunes destinataires qui sont mourants. Quid alors du « pouvoir germinatif40 » des contes si ceux qui sont appelés à les entendre puis à les transmettre succombent immolés ? N’est-il pas vain et n’agit-il pas toujours déjà trop tard ? Pessimiste, le texte post-exotique, en inversant l’ordre générationnel, cultive « l’humour du désastre41 » cher à la Mémé Holgolde, mais fait aussi vaciller l’autorité de quiconque parle et questionne la place de l’écouteur/lecteur dont la position s’avère inconfortable voire funeste.
Scénographie de la parole et désir de communauté
15Selon la perspective adoptée, qu’on les lise indépendamment ou à la lumière d’Onze rêves de suie, les textes de Draeger publiés à L’École des loisirs apparaissent comme autant de romans illustrant l’idée de Benjamin selon laquelle l’homme contemporain est privé d’autorité et d’expérience aisément communicable ou, au contraire, comme des contes édificateurs délivrant, de façon cryptée, des mots d’ordre révolutionnaires au service d’une cause désespérée. L’objet littéraire non identifié que sont ces textes pour la jeunesse autorise singulièrement la coexistence de ces deux interprétations et cette ambiguïté générique est orchestrée par Draeger elle-même.
- 42 Antoine Volodine, 1998, p. 36.
- 43 Ibid., p. 39.
- 44 Ibid., p. 40.
16C’est que l’indécidabilité générique de ces œuvres en termes benjaminiens fait sens si on les considère comme partie prenante du dispositif post-exotique, imaginé et théorisé par Volodine dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. À la fin de cet ouvrage, qui tient du récit et du manifeste, l’auteur dresse une liste de 343 livres, parus ou à paraître, appartenant à la bibliothèque post-exotique. Il en précise notamment le genre puisque le post-exotisme, en marge de la littérature officielle, s’est doté de « formes vides42 » qui lui sont propres : la Shaggå, le narrat, l’entrevoûte ou le romånce… Dans cette liste fantasque, figurent quelques textes qu’on peut réellement se procurer en librairie dont Le Radeau de la sardine, Le deuxième Mickey et L’Arrestation de la grande Mimille que Draeger a publiés à L’École des loisirs, tous trois qualifiés de romånces. Le romånce est présenté dans les pages 37 à 43 du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, or l’une de ses caractéristiques s’avère être la « non-opposition des contraires43 » puisque les « antagonismes » sont au cœur « d’un système intellectuel en oscillation ou en boucle44 ». Cette logique paradoxale est la plus à même de rendre compte d’une œuvre délibérément aporétique, exhibant deux régimes de parole et d’écoute contradictoires – ceux du conte et du roman – que Draeger s’amuse à combiner. Une telle hybridation semble née d’un désir nostalgique de réarrimer la parole romanesque à un sujet, d’adosser les dits de l’Erlebnis contemporaine à un dire.
- 45 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 221.
- 46 Ibid., p. 43.
17« Quiconque écoute une histoire se trouve en compagnie de celui qui la raconte ; même celui qui la lit participe à cette compagnie. Le lecteur d’un roman, par contre, est solitaire. Il l’est plus que tout autre lecteur45 », écrit Benjamin. Quelle est donc alors cette singulière compagnie qu’institue la scénographie post-exotique déléguant sans fin la parole comme l’écoute ? Même en se limitant aux textes de Draeger pour la jeunesse, repérer les relais de parole qui ont permis leur transmission jusqu’aux oreilles des jeunes lecteurs du xxie siècle donne le vertige. La voix de Bobby Potemkine est en effet enchâssée dans celle de la Mémé Holgolde, elle-même prolongée par celles des jeunes gens du ghetto, dont les souvenirs ressassés s’échangent et fusionnent jusqu’à se fondre dans l’anonymat et le silence. Et qui est ce « vous » fréquemment sollicité par Bobby Potemkine sachant que Volodine précise que « le véritable lecteur du romånce post-exotique est un des personnages du post-exotisme [bien qu’]aucun auteur n’oublie que des lecteurs extérieurs au post-exotisme, extérieurs au quartier de haute sécurité, que des sympathisants de toute espèce peuvent s’aventurer dans la sphère du post-exotisme46 » ?
- 47 Pierre Ouellet, « La communauté des autres. La polynarration de l’histoire chez Volodine » dans Pie (…)
- 48 Ibid., p. 76.
18En démultipliant les instances énonciatives comme les figures de destinataires de ces textes, le post-exotisme en fait des « espaces mnésiques et imaginaires, visités et revisités » propres à constituer « une communauté énonciative improbable, disséminée dans le temps et dans l’espace, soudée par la seule transmission de la parole47 ». À rebours d’œuvres littéraires consacrant une unique source auctoriale s’adressant au lecteur dans une relation privilégiée, le post-exotisme fait comparaître la communauté multiple et insaisissable de ses interlocuteurs menacés sans cesse d’extinction (de voix). Pierre Ouellet suggère que « cette voix ducum-munus, du don et de la dette mutuels, du manque mis en partage, ne trouve pas de fondement dans la réalité, dans la fermeté d’un sol et d’une vérité conjugués, d’une fondation sur quoi elle pourrait s’ériger, mais dans le gouffre commun au-dessus duquel elle peut seul s’échanger48 » et que ce vide commun offre peut-être l’opportunité inouïe de refonder le lien social dans et par le geste énonciatif.
19Profondément traumatisé par la première guerre mondiale, Walter Benjamin semblait trouver en Leskov le parangon du conteur, et la méditation que son essai « Le Narrateur » propose à partir de l’œuvre de l’écrivain russe trahit la nostalgie de Benjamin pour un certain art de conter moribond. Une même nostalgie et un même attachement pour les raconteurs animent la littérature post-exotique qui réintroduit ces figures toutefois fragilisées parce qu’emprisonnées, censurées, mourantes… Et pourtant, ces moins que rien parlent et les romånces signés Draeger accueillent et recueillent dans l’inter-dit d’une littérature polyadressée cette communauté de voix cassées, certes définitivement naufragée, mais en relation parce que poursuivant envers et contre tout l’art révolu de la relation.
Bibliographie
Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Paris, Éditions Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot », [1989], 2010.
Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », Écrits français, Paris, Gallimard, « folio essais », [1991] 2000.
Manuela Draeger, Au nord des gloutons, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2002.
Manuela Draeger, L’Arrestation de la Grande Mimille, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2007.
Manuela Draeger, Belle-Méduse, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2008.
Manuela Draeger, Un Œuf dans la foule, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2008.
Manuela Draeger, Le Radeau de la sardine, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2009.
Manuela Draeger, Onze rêves de suie, Paris, Éditions de l’Olivier, 2010.
Pierre Ouellet, « La communauté des autres. La polynarration de l’histoire chez Volodine » dans Pierre Ouellet, Simon Harel, Jocelyne Lupien, Alexis Nouss (dir.), Identités narratives, mémoire et perception, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002.
Dominique Viart, « Situer Volodine ? Fictions du politique, esprit de l’histoire et anthropologie littéraire du « post-exotisme » », dans Anne Roche (éd.),Antoine Volodine – fictions du politique, Caen, Minard, « Écritures contemporaines », n° 8, 2006.
Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, NRF, 1998.
Antoine Volodine, Des Anges mineurs, Paris, Seuil, « Fictions & Cie », 1999.
Antoine Volodine, « Pluralité des voix et unité de la mémoire dans le post-exotisme » dans Pierre Ouellet, Simon Harel, Jocelyne Lupien, Alexis Nouss (dir.), Identités narratives. Mémoire et perception, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002.
Antoine Volodine, « Volodine disparaît », Livres Hebdo, entretien avec Antoine Volodine par Jean-Maurice de Montremy, 730, 18 avril 2008.
Antoine Volodine, « Transformer le monde par un peu de murmure », Le Magazine Littéraire, n° 500, septembre 2010.
Antoine Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », conférence prononcée le 14 décembre 2001 lors des rencontres littéraires franco-chinoises organisées à la BNF, Chaoïd, n° 6, hiver, www.chaoid.com.
Notes
1 Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, NRF, 1998, quatrième de couverture.
2 Ibid., p.14.
3 Ibid., p.38.
4 La première publication d’Antoine Volodine date de 1985. À ce jour, il a écrit plus de 20 livres pour adultes, chaque hétéronyme ayant sa propre maison d’édition, et 15 livres pour enfants à L’école des loisirs. Médiatiquement discret, Antoine Volodine n’en est pas moins un auteur reconnu. Il a notamment obtenu le Prix du Livre Inter en 2000 pour Des Anges mineurs. Un colloque à Cerisy lui a été consacré en juillet 2010.
5 Antoine Volodine, « Transformer le monde par un peu de murmure », Le Magazine Littéraire, n°500, septembre 2010, p. 98-104.
6 Manuela Draeger, Onze rêves de suie, Paris, Éditions de l’Olivier, 2010.
7 Ibid., p. 17.
8 Ibid., p. 18.
9 Ibid., p. 17.
10 Walter Benjamin, « Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », Écrits français, Paris, Gallimard, « folio essais », [1991] 2000, p. 209.
11 Ibid., p. 205.
12 Ibid., p. 206.
13 Antoine Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », conférence prononcée le 14 décembre 2001 lors des rencontres littéraires franco-chinoises organisées à la BNF, Chaoïd, n° 6, hiver, www.chaoid.com.
14 Antoine Volodine, « Volodine disparaît », Livres Hebdo, entretien avec Antoine Volodine par Jean-Maurice de Montremy, 730, 18 avril 2008, p. 64-67.
15 Antoine Volodine, « Pluralité des voix et unité de la mémoire dans le post-exotisme » dans Pierre Ouellet, Simon Harel, Jocelyne Lupien, Alexis Nouss (dir.),Identités narratives. Mémoire et perception, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 190-197.
16 Manuela Draeger, Un Œuf dans la foule, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2008, p. 24.
17 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 209.
18 Manuela Draeger, 2008, p. 24.
19 Walter Benjamin, [1991] 2000, p.221.
20 On trouve les variantes : « on est rentrés chez nous » dans Au Nord des gloutons, « je rentrais chez moi » dans Un Œuf dans la foule et « chacun est rentré chez soi » dans Le Radeau de la sardine.
21 Giorgio Agamben, Enfance et histoire, Paris, Éditions Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque Payot », [1989], 2010, p. 23.
22 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 208.
23 Manuela Draeger, Le Radeau de la sardine, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2009, p. 18-19.
24 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 215.
25 Manuela Draeger, Belle-Méduse, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2008.
26 Ibid. p. 19-20.
27 Manuela Draeger, 2010, p. 21.
28 Ibid. p. 24.
29 Ibid. p. 23.
30 Dominique Viart, « Situer Volodine ? Fictions du politique, esprit de l’histoire et anthropologie littéraire du « post-exotisme » », dans Anne Roche (éd.), Antoine Volodine – fictions du politique, Caen, Minard, « Écritures contemporaines », n°8, 2006, p. 37.
31 Antoine Volodine, 1998, p. 19.
32 Manuela Draeger, L’Arrestation de la Grande Mimille, Paris, L’École des loisirs, « Médium », 2007.
33 Ibid., p. 4.
34 Ibid., p. 60.
35 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 218.
36 Antoine Volodine, 2002, p. 193.
37 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 214.
38 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 215.
39 Manuela Draeger, 2010, p. 19.
40 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 212.
41 Manuela Draeger, 2010, p. 17.
42 Antoine Volodine, 1998, p. 36.
43 Ibid., p. 39.
44 Ibid., p. 40.
45 Walter Benjamin, [1991] 2000, p. 221.
46 Ibid., p. 43.
47 Pierre Ouellet, « La communauté des autres. La polynarration de l’histoire chez Volodine » dans Pierre Ouellet, Simon Harel, Jocelyne Lupien, Alexis Nouss (dir.),Identités narratives, mémoire et perception, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 74.
48 Ibid., p. 76.