Sébastien Omont, « Des anges mineurs », La Femelle du Requin, n° 17, hiver 2002, p. 81.
Pour mémoire :
Des anges mineurs se présente comme un emboîtement de poupées russes, ou un calvaire, avec des stations pour descendre jusqu’à la passion de Will Scheidmann, puis pour remonter – vers le néant (Disons que j’avais été le dernier, cette fois-là. Disons cela et n’en parlons plus.).
Ces “narrats” consistent en quarante-neuf textes brefs (sept fois sept, le chiffre de la perfection), ordonnés symétriquement autour d’un centre. Autant de portraits en ombres, en creux, en cendres, en ruines, qui posent les jalons d’une histoire que le lecteur recompose dans les lambeaux d’un monde où la révolution a triomphé, mais il y a si longtemps que ce monde, rongé par l’entropie, est devenu atone : les vraies valeurs révolutionnaires évanouies, l’humanité a sombré dans la déliquescence. C’est dans ce contexte qu’un groupe de vieilles décide de donner naissance par magie au vengeur qui rétablira la pureté révolutionnaire (6. Laetitia Scheidmann). Hélas ! Celui-ci ne trouvera rien de mieux que de rétablir le capitalisme, afin que la révolution puisse se déployer à nouveau ; ce qui lui vaudra de se retrouver lié à un poteau d’exécution dans la steppe et, tel une vulgaire esclave du calife de Bagdad, de débiter chaque jour une nouvelle histoire – ou narrat.
Mais Will Scheidmann, ce héros, ce prophète, ce Christ qui se comporte en Judas, se confond aussi – en rêve – avec Maria Clementi, qui le conseille depuis une geôle sordide (43. Maria Clementi), Maria Clementi étant par ailleurs l’auteure de la première œuvre post-exotique, elle aussi intitulée Des anges mineurs.
Comme souvent, chez Volodine, les identités s’étirent et fondent dans l’incertitude, et s’il y a quarante-neuf personnages, le personnage éponyme d’un narrat n’en est pas toujours le héros, certains reparaissent ici ou là, hantant le livre.
À chaque lecteur de choisir ses anges selon qu’ils s’inscrivent plus ou moins dans son cerveau dérouté, mais retenons, nous, Fred Zenfl, le romancier suicidaire (2. et 48.), Sophie Gironde, l’aimée, la muse, l’accoucheuse inaccessible d’ourses (et les œuvres sont, on le sait, telles les ourses : énormes, matricielles et grondantes) (3. et 47.), Khrili Gompo, l’observateur médiocre, l’extraterrestre oublié (4. et 46.), Wulf Ogoïne, le chien, dont le narrat (25.) constitue le pivot du livre.
Certains pourraient être tentés de ne voir dans ces anges et dans tous les livres de Volodine qu’une rêverie déliquescente et absconse. Disons tout net que la frustration est au rendez-vous de la lecture de Volodine, mais qu’elle naît de ce qui rend aussi ses livres passionnants, à savoir qu’ils ne cessent d’interroger l’impossible rapport entre littérature et politique, et de se poser la question suivante : comment ne pas se résigner quand l’idée de révolution elle-même n’est plus révolutionnaire ? (quand il n’y a plus d’exotisme, plus d’ailleurs radicalement différent, y compris utopique, d’où le post-exotisme, peut-être), question actuelle, éminemment actuelle, et qu’est-ce que Des anges mineurs, sinon (entre autres) une réflexion sur la fin du communisme en Russie ? De même qu’Alto solo (1991) ausculte les fascismes mous qui ont resurgi en Europe (Front National, Jorg Haïder en Autriche, Berlusconi et ses alliés en Italie), et que Lisbonne, dernière marge nous parle du terrorisme européen des années soixante-dix et quatre-vingts.
De manière détournée, indirecte, voilée par les écrans de voix multiples, la littérature post-exotique gratte le sol et se tape la tête contre les murs des cachots de la modernité, avec l’idée de les faire crouler, et comment lui en vouloir si ça n’est pas pour tout de suite ?