Isabelle Rüf, « Cri de guerre », Le Temps, 16 octobre 2004.
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Pour mémoire :
On rencontre, dans les livres d’Antoine Volodine, des shamanes, des femmes-oiseaux, des révolutionnaires radicales, de belles égarées sur les bords de la folie. Dans Le Port intérieur (Minuit, 1996), l’une d’elle, Gloria Vancouver, sombre dans un hôpital de Macao. Rien, ni la tendresse désolée du narrateur, ne peut l’amarrer au monde réel.
Maria Soudaïeva est la sœur de ces femmes. On pourrait la croire directement surgie de l’imaginaire de Volodine. Mais, à lire la préface des Slogans qu’il a traduits, c’est par un mouvement inverse qu’elle hante son œuvre. Née en 1954 à Vladivostok, d’un père russe et d’une mère coréenne, elle a passé son enfance au Vietnam où son père était géologue. Psychiquement fragile, elle a fait de nombreux séjours en asile psychiatrique. Elle a travaillé comme guide-interprète, composé avec son frère Ivan quelques textes publiés underground. Avec lui, aussi, elle a fondé un groupe anarchiste éphémère dans la société post-soviétique.
Antoine Volodine a rencontré cette femme au beau visage sibérien à Macao, dans les années 1990. Avec son frère, elle tentait d’aider les filles russes exploitées par la mafia. «Elle prédisait pour l’ex-URSS d’inévitables et immenses malheurs», dit son traducteur, bouleversé par la force de conviction de cette voix qui résonnait en écho avec ses héroïnes féminines, celle de Lisbonne dernière marge, en particulier. Pendant son internement à Macau, il lui rendait visite régulièrement. Maria Soudaïeva lui montrait ses «phrases imprécatoires», elle lui en a même offert: elles peuplent les «cauchemars» de Gloria Vancouver. Après son suicide en 2003, Volodine a pris soin des manuscrits confiés par Ivan, sauvant ces textes fracassants de l’illisibilité qui les menaçait.
Traduits en français, ces Slogans gardent une intensité et une poésie sauvage. Appels à la révolte: «LOUTRES BLEUES, LOUTRES BLANCHES, ONCES, TOUTES AUX CÔTÉS DE LA GRANDE NICHÉE!», «TUE LA GOÉLANDE AFFREUSE AVANT LE SEPTIÈME COUP DE MINUIT!» Solidarité avec les exploitées: «CHRYSALIDE, PETITE REINE, FAIS ALLIANCE AVEC TES SŒURS ENFOUIES!». Menaces: «POUR UNE FOURMI BRÛLÉE PENDANT NOS RÊVES, TRENTE ANNÉES DE MORT DANS VOS SONGES!» Avertissements: «RENÉGATS MORTS SUR LE RIVAGE, N’ABORDE PAS!» Exhortations: «ENTRE LES ASSASSINS ET LES SOLDATS ENFOUIS, CHOISIS LES ASSASSINS!» Conseils: «SI L’ARAGNE TE DÉVORE, PENDS-TOI AVEC TA CEINTURE!» Ordres: «DÉTRUIS CE QUI AVEUGLE EN TOI, DÉTRUIS CE QUI DORT EN TOI!»
On entre dans ce discours qui parle «de peur et de solitude» mais aussi «de beauté et d’espoir» comme dans un long poème, un torrent de mots qui débouche dans une mer apaisée: «LES MAUVAIS JOURS FINIRONT!», dit le dernier slogan.