Sylvain Nicolino, « Antoine Volodine », La Femelle du Requin, n° 17, hiver 2002, p. 72-73.
Pour mémoire :
L’imposture sied au nouvel auteur que La Femelle du Requin aborde. En effet, Antoine Volodine est le créateur d’un monde parallèle dans lequel de multiples écrivains dissidents se débattent face à un assaillant de facture totalitaire, de droite ou de gauche. Ce monde s’étale de l’Amérique centrale à la Sibérie en passant par l’Europe. La prise de pouvoir par les paramilitaires a commencé vers la fin des années 1970 et, en 2011, elle n’est pas achevée, c’est du moins ce que nous révèle une bibliographie contenue dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Volodine et ses amis marginaux réagissent, en écrivant, en luttant avec des mots dérisoires (“ je sais très bien que s’exprimer n’aide pas à vivre, s’exprimer ne construit rien, les mots détruisent ; mais tout en ayant cette conscience, autant s’exprimer pour décrire autre chose (…) la seule porte de sortie, c’est un refuge provisoire qui est celui de la négation du réel dans une construction intellectuelle (…) “ entretien pour Le Matricule des Anges n°20, juillet / août 1997), pour dire, pour que la mémoire soit là, pour empêcher le présent balbutiant de devenir l’avenir. Dans les livres de cet auteur, publié au départ chez Denoël dans la collection Présence du Futur, puis aux Editions de Minuit, chez Gallimard et enfin aux Editions du Seuil, on retrouve les centres d’intérêt suivants : création d’un sur-narrateur qui prend le rôle d’auteur du récit et qui sera reconnu comme existant dans d’autres parutions ultérieures, complot contre ce ou ces sur-narrateurs, création ou disparition de langues, emprisonnement ou son équivalent qui pousse le sur-narrateur à raconter une histoire en marge du présent pour oublier l’incarcération et donner à croire qu’il est libre.
Souvent, le lecteur s’aperçoit que le narrateur et les personnages principaux des livres sont morts avant d’avoir écrit et que ce qu’on lit / entend n’est rien de plus que le murmure laissé par leur mémoire et qui a pris insidieusement la forme d’un livre.
Volodine renouvelle également le monde littéraire par la fabrication de ses trames narratives. Ses personnages écrivains errent dans des fictions “post-exotiques” et en viennent à codifier leurs ouvrages selon les préceptes d’une nouvelle école. Les livres de Volodine illustrent d’ailleurs ces genres, de façon empirique au départ, puis plus consciemment :
le romånce (lien de parenté avec les autres romånces, noirceur et désespoir, univers carcéral, narrateur à l’identité politique brouillée, mensonge et jeu de cache-cache par distorsion des voix, non-opposition des contraires, soin apporté à la forme qui comporte un message codé, oralité nécessaire dans la transmission du texte au public, représentation du lecteur),
les narrats (des instantanés romanesques proches des photographies, des ébauches de textes avec situation et questionnement. Les narrats fonctionnent par paquets et peuvent se répondre),
la shågga (une série de sept séquences de même longueur et tonalité à laquelle s’ajoute un commentaire de l’œuvre. La shågga met en scène un univers mythologique complexe dans lequel répétition et variation, vocabulaire précieux et brouillage temporel sont les clés de l’analyse),
les entrevoûtes ou novelles (qui se présentent comme un support peu défini formellement : récits courts ou longs, poésie ou réalisme brutal. Le lecteur retrouve là encore les idées de dissidence, de décalage avec le réel. Les textes vont par paires ; un premier texte créant un univers, une situation et le deuxième, portant le terme d’annexe, remplissant les vides narratifs, temporels laissé par le premier. La finalité étant de prendre conscience que les auteurs et les lecteurs sont entre eux, hors du monde hostile dans lequel ils évoluent),
le murmurat (appel d’un prisonnier décédé par un autre prisonnier mort, puis récitation prise en charge par différents narrateurs d’anciens textes écrits par la communauté révolté. Notons que le plus souvent les sons ne dépassant pas les lèvres).
De tous ces genres, il découle une loi fondamentale : les récits parleront toujours à côté de leur thème – ce dont on peut néanmoins douter à leur lecture.
Cette école, fictive (car ne regroupant que Volodine, a priori, même si celui-ci parle de ses sur-narrateurs comme il le ferait de personnes existantes) et réelle à la fois par sa parution (nombreux sont les ouvrages ou prémisses de livres inclus dans les romans de l’auteur et la bibliographie évoquée supra n’est nullement un fantasme), peut également se prendre comme une critique des notions mêmes d’école et d’auteur puisque Volodine aimerait vendre ses ouvrages sous de multiples pseudonymes narrateurs, voire disparaître derrière ses hétéronymes ; une politique éditoriale frileuse ainsi qu’un manque d’engagement du lecteur sont les raisons, dit-il, qui l’en empêchent.
Toutefois, cet univers littéraire, en apparence compliqué par sa construction, ses échos, peut s’appréhender de façon morcelée, sans gêne aucune de compréhension. Et c’est le lecteur qui va créer ainsi, au fil des plongeons successifs qu’il effectue dans les livres, sa propre cosmogonie Volodine, tissant à son tour des entrevoûtes, ces réseaux reliant divers personnages et récits…