Sarah André, « Animalité, sous-humanité et inhumanité dans l’œuvre d’Antoine Volodine », La Revue des Jeunes Chercheurs en Lettres (RJCL), n°3 [L’ange ou la bête ? Bestiaires littéraires de l’Antiquité à nos jours], février 2009.
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Copie pour mémoire :
Dans l’œuvre d’Antoine Volodine, la plupart des personnages revêtent des formes hybrides : ce qui marque à la première lecture est la présence démesurée de protagonistes mi-humains, mi-animaux. A côté de ces êtres fantastiques passent de nombreux « sous-hommes », des « Untermenschen », des gueux, des mendiants, des prisonniers, des insanes, des fous… Bref, tous les marginaux rejetés « hors-humanité », traités comme des bêtes, vivant avec elles, souvent dans des conditions de violence et de dénuement « inhumains ». Dans cet univers fictionnel, le bestiaire étendu joue un double rôle vis-à-vis des êtres humains : il souligne la contradiction entre les deux acceptions du terme « humanité ». D’une part, l’humanité désigne l’ensemble des êtres humains, et d’autre part, les qualités qui devraient être propres à ceux-ci. Or les métissages avec les animaux dénoncent la part énorme de bestialité qu’abritent les hommes, eux qui sont capables d’enfermer leurs semblables dans des camps et de les considérer comme des animaux. Les personnages du parti gauchiste de ce monde imaginaire que l’auteur a baptisé « post-exotisme » se proclament « sous-hommes » et fraternisent avec les bêtes dans une idéologie égalitariste qui dénonce l’inhumanité des personnages du parti opposé, les « flics », les répresseurs, les ennemis, qui eux sont comparés à des animaux horribles. Ces comparaisons sont destinées à souligner la bestialité de leurs comportements, l’inhumanité paradoxale de ceux qui refusent de se confondre avec des bêtes.
Ainsi, chez Antoine Volodine, l’apparence des protagonistes est surtout déterminée par un jeu sur le double sens du mot « humain » : d’une part le caractère physiologique de cette espèce, et d’autre part les qualités qui y sont attachées, le sentiment de bienveillance envers son prochain, la compassion pour les malheurs d’autrui, une humanité désintéressée. Or l’auteur part du constat d’une distorsion entre ces deux sens : pour lui, les êtres humains ne possèdent plus ce qui devrait faire le propre de l’homme, et ses personnages, pour montrer la perte de leurs qualités humaines, perdent aussi leur humanité biologique et se rapprochent de la bestialité de leurs comportements en intégrant génétiquement des formes animales. Cette métamorphose est le signe patent, physique, de l’exclusion dont sont victimes les personnages. D’après Thierry Saint Arnoult,
Au cœur du siècle, l’homme avait, semble-t-il, laissé la place à un « autre chose », singulier, qui avait de l’homme quelques souvenirs et quelques rêves, et de l’animal une condition précaire, au bord du gouffre. Les Untermenschen sont les déchets de ce siècle. Et, à mesure que les narrateurs incarcérés décrivent l’échec et la fin de tout, leurs personnages s’enfoncent dans l’animalité et l’étrangeté.1
En effet, quiconque a lu un roman de Volodine a pu constater que les personnages sont hybrides et qu’ils présentent à la fois des caractéristiques humaines et animales : dans les descriptions qui en sont faites, ils possèdent des mains, des bras, un visage… mais également des griffes, des ailes, des pinces… Par exemple, Pilgrim découvre devant chez lui « une forme étourdie, que d’abord il prit pour un mendiant mort ou un gros mammifère que des tortionnaires auraient drapé de nippes grotesques. La forme se mit à maugréer, elle était distinctement humaine » (Vue sur l’ossuaire, pp.44-45) ; pourtant, après cette affirmation, la forme en question s’avère posséder un pelage, des cornes, un mufle, tout en conservant des jambes et des mains. De plus, indépendamment des personnages, les hommes et les bêtes sont mis sur le même plan et le vocabulaire employé reste identique quelle que soit l’espèce (ce qui peut devenir comique comme dans la recette lue à Kominform : « Prenez du poulet assassiné, de préférence déjà plumé et éviscéré. Attaquez-vous à son cadavre, tranchez les articulations, fendez le corps avec des ciseaux », Bardo or not bardo, p.34). Des parallèles sont effectués (« Hommes et animaux sont habillés de la même manière », Le Port intérieur, p.51) pour mettre en évidence la similitude des traitements infligés aux deux espèces, comme dans Le Nom des singes où Golpiez est soumis à des « simulacres d’exécutions » (Le Nom des singes, p.36) qui consistent à promener des lames sur la gorge du personnage dans la cour des cuisines où sont également égorgés des animaux destinés à être mangés. Les mêmes mots sont utilisés pour désigner les cadavres de toutes espèces et leurs mises à mort, pour parler de la viande exposée sur un marché et les marchands humains (comme le montre l’anaphore suivante : « Tout le monde patauge près du sol, à l’exception des poissons que l’on maintient en agonie sur des présentoirs de métal. (…) Tout le monde s’agite à croupetons parmi les abats. (…) Tout le monde est là, consommables et consommateurs », Le Port intérieur, p.101).
L’humanité devient « une espèce inexplicable », « les hominidés » (Songes de Mevlido, p.199), une espèce parmi les autres (Mevlido pense au début partir en mission pour une enquête ornithologique), en voie de disparition ou sur le point d’être dominée par une autre espèce comme les araignées (« Au niveau zoologique, le monde a changé de base. (…) le statut de l’humanité n’a cessé de se détériorer. On peut toujours, aujourd’hui, dénicher ici ou là des individus qui possèdent encore assez de langage pour expliquer qu’ils descendent d’une lignée d’hominidés, mais, en réalité, le règne humain est terminé », Songes de Mevlido, pp.445-446). Dans tous les cas, elle est vue la plupart du temps de manière pessimiste : « l’humanité était une espèce détestable qui avait systématiquement trahi tous les espoirs qu’on avait placés en elle » (Songes de Mevlido, p.200). Elle possède un caractère bestial qui est systématiquement mis en avant. L’animalité devient à partir de là un moyen d’éviter le pire, c’est-à-dire « les hominidés et leurs pratiques assassines, les hominidés et leurs discours cyniques » (Songes de Mevlido, p.446). « Alors que dans le monde animal on ne tue que pour se défendre ou se nourrir, la violence meurtrière se débride chez l’homme, hors du besoin : la « bestialité » ou l’ « inhumanité » sont des traits spécifiquement humains »2.
L’animalité se trouve ainsi des deux côtés, celui des sous-hommes se rapprochant d’un mode de fonctionnement animal, victimes traitées comme des bêtes… ; mais aussi celui des ennemis, ceux qui ont perdu leurs valeurs humaines dans la bestialité capitaliste, comme les cochons de Lisbonne dernière marge désignant la « porcherie occidentale ». On peut noter toutefois une différence entre la forme que prennent les représentants des deux catégories : les ennemis sont souvent des porcs, les untermenschen des blattes et les personnages post-exotiques positifs des oiseaux. Le choix d’une apparence animale détermine pour ainsi dire le caractère du personnage, son degré d’humanité, dans un monde où les hommes ne valent pas mieux que les animaux. Mais les mutations ne sont pas non plus des gages d’amélioration, et la violence persiste même lorsque les humains évoluent vers le monde animal ou inversement :
Ainsi Breughel a emprunté à la bibliothèque du camp L’Île du docteur Moreau (NB, 17), histoire de monstres, d’animaux transformés en semi-humains à la suite de manipulations démentes. Or cette thématique est très présente dans l’œuvre, d’un brouillage illégitime de la frontière entre humain et non humain. Les quatre romans de la collection « Présence du futur » sont le théâtre de mutations plus ou moins monstrueuses : la mère de Moldscher est décidée à le tuer s’il se révèle être un mutant (RM, 144-5), la mère de Wijeyekoon, elle, n’a pas le courage de le tuer et le confie à une lamasserie (E, 22)… A l’autre extrémité de l’œuvre, on trouve
« […] un univers de guerre totale où l’humain n’existe plus, sinon sous forme de trace, et où les acteurs […] semblent appartenir à d’autres espèces dominantes que l’homo sapiens. (p.11)
Un écroulement généralisé de l’humanité, l’apparition de nouveaux codes immondes entre les individus et même entre les peuples, la dictature de nouvelles espèces animales… (p.14) »3
L’écrivain esquisse le portrait d’une humanité mutante, avec son ontologie implosée. Les marqueurs biologiques, ou appartenances tranchées aux espèces humaines ou animales, ne jouent plus quand, avant même leur réincarnation zoophile, les vivants se comportent de façon équivoque. Telle variété d’animal (…) répète à l’égard de telle autre (…) les exactions que le tueur humain vient de commettre à l’encontre de sa victime humaine4
Grâce à ce nivellement des valeurs, quand il apparaît sans ambiguïté qu’il s’agit d’animaux, ceux-ci méritent la même considération que les autres protagonistes, on leur parle, on les assiste, on s’adresse à eux comme à un public… Mais la majorité des personnages principaux est constituée de mélanges où la composante humaine est plus ou moins prédominante, et les différents métissages se côtoient (« Des vagabonds, des semi-humains et des animaux déguisés (…) Des êtres fétides te dépassent, des aigles mendiants, des bovidés. Les animaux sont toujours couverts de loques », Le Port intérieur, pp.51-52 ; « Partout autour de toi moutonnent des chairs âcres, des cuirs et des crinières qui luisent », ibid.,p.55). Un même personnage peut d’ailleurs prendre successivement une apparence puis une autre, comme lorsque Mevlido se retrouve métamorphosé en cafard. La plupart des personnages est d’ailleurs fortement animalisée par le simple fait qu’elle possède un flair très particulier. Celui-ci peut lui permettre de se diriger dans l’univers insalubre qui est le signe de son exclusion dans le sens où les odeurs excrémentielles renvoient l’homme à sa condition animale. Ainsi, l’importance accordée aux odeurs est liée au processus d’animalisation des personnages : territoires, repérages de proies, déplacements dans l’espace. Le développement de leurs compétences olfactives apparaît comme une compensation de la perte de repères humains. Pour Lionel Ruffel,
dans les œuvres de Guyotat, de Novarina et de Volodine, l’animal représente symboliquement les populations écrasées, l’exclusion et ce qu’il faut bien appeler une sous-humanité ; mais le devenir animal est aussi le signe d’une attirance pour la multiplicité, la meute, le peuple non numéraire.5
On rencontre effectivement de nombreuses foules composites dans l’œuvre de Volodine, des masses de corps agglutinés, mélanges d’hommes mis à l’écart de la société et d’animaux mutants, comme ces rues du Fouillis dans Songes de Mevlido, encombrées jusqu’à saturation de volatiles, d’humains mis « à la rue », et dont le comportement ne diffère plus de celui des poules mutantes. De plus, les comparaisons animalières abondent dans le post-exotisme (par exemple « Deeplane ressemble à un gros animal arrondi, noir et cadavéreux », Songes de Mevlido, p.425). Il est souvent difficile de déterminer l’espèce à laquelle appartient le personnage surtout lorsque les comparaisons se font avec nombre d’animaux différents : par exemple, le narrateur du « Non-rire » agit tantôt « tel un rat » (Biographie comparée de Jorian Murgrave, p.40), tantôt « comme un papillon sans ailes ou une larve écrasée » (p.41) ou bien « comme une guêpe » (p.41), ou encore « comme un tigre inquiet devinant la présence inimaginable de son chasseur » (p.43), ou enfin « comme une scolopendre » (p.45) ; et le narrateur lui-même décrit ses caractéristiques en empruntant des éléments à différents animaux, se présentant comme un monstre reconnaissable « à [s]on acharnement de loup, à [s]a voracité de hyène, à [s]a souplesse de poulpe, à [s]a précision d’araignée » (p.48). Parfois une simple métaphore entraîne une sorte de transformation du personnage qui acquiert des attributs du comparant : « l’homme avait des yeux perçants de falconidé (…) Il clappait nerveusement du bec » (Le Port intérieur, p.59). Dans le contexte post-exotique où les oiseaux ou demi-oiseaux abondent, le procédé d’une métaphore filée peut créer des ambiguïtés quant à l’espèce réelle des êtres décrits.
Ainsi, lorsque l’apparence est floue mais qu’on peut supposer d’après les gestes, les actions et le rôle dans la narration qu’il s’agit d’un homme, les comparaisons avec des animaux viennent brouiller cette hypothèse (par exemple « Astvo regardait les caisses avec une sorte de contentement félin », Biographie comparée de Jorian Murgrave, p.58 ; « il avait parfois des allures de loup docile », Un navire de nulle part, p.273), car parfois ces personnages sont effectivement des animaux (« Istvo est toujours content quand il rencontre un terrain humide. Ce doit être à cause de ses membres palmés et de ses yeux de batracien », Biographie comparée de Jorian Murgrave, p.60), mais ils conservent toujours la faculté de la parole (la tortue d’Un Navire de nulle part parle avec un caméléon dans un langage humain) au point de pouvoir devenir narrateur d’un récit (comme c’est le cas dans Des Enfers fabuleux). Le plus souvent, l’hybridité des corps est telle qu’on ne peut clairement identifier à quelle espèce appartient le protagoniste (on retrouve alors quelquefois des monstres mythologiques comme les sirènes présentes dans la « Shagga des sept reines sirènes »). Ce trait est d’ailleurs un point fondamental du post-exotisme comme le souligne l’ouvrage le plus théorique de Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze :
Il faudra que nous parlions de votre sympathie pour les oiseaux, pour les animaux, dit le Blotno. C’est un thème qui a son importance dans le post-exotisme. Les discours aux animaux, l’animalité de nombreux personnages, la fraternisation avec les oiseaux et même avec les insectes. (Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, p.35)
On trouve dans ce roman des personnages « semi-humains » (p.21), un mélange d’oiseaux qui peuvent vivre dans des flammes et y découvrent la migration d’un corps à l’autre, autre caractéristique de cet univers. Pour revenir à l’aspect purement extérieur des protagonistes, certains sont plus ou moins clairement des animaux ou des humains, mais ils conservent toujours des attributs qui ne correspondent pas à ce que leur corps impliquerait dans la réalité : dans Nos animaux préférés, on assiste à deux reprises à la confrontation d’un éléphant et d’une humaine ; mais l’éléphant parle un langage articulé, les seins de la femme sont qualifiés de « mamelles » et son visage de « museau » ; les deux personnages peuvent ainsi communiquer et, pour eux, il n’existe pas de différence entre leurs deux espèces puisqu’ils envisagent de copuler pour procréer. C’est pourquoi, la plupart du temps, l’espèce à laquelle appartiennent les personnages est indifférenciée, étant donnée leur ascendance hybride. Ce mélange est très poussé dans Le Montreur de cochons où tous les fermiers sont croisés avec les bêtes de leurs basses-cours et possèdent une physionomie mi-humaine mi-porcine. Ces corps à double nature ont toujours une signification : ils incarnent des métaphores, matérialisent par un jeu sur le langage les conceptions idéologiques exprimées dans les romans.
Ainsi, dans la partie de Lisbonne dernière marge où se trouve inséré le récit du Montreur de cochons, la narratrice dénonce le monde qui l’entoure dans des termes qui rappellent très fortement l’univers porcin mis en scène dans la fiction enchâssée (elle évoque par exemple la « porcherie occidentale », Lisbonne dernière marge, p.153, ou « les verrats et les truies de l’Atlantique Nord », p.152 ; ou encore « cette cochonnerie de la violence », p.173) ; on retrouve également ces expressions dans d’autres romans comme dans Un navire de nulle part où le visage de Bloom est qualifié de « masque porcin » (Un Navire de nulle part, p.290), et où le déguisement derrière une incarnation animale est péjorative (les bureaucrates comme des buffles, Mohideen accompagné inlassablement d’épithètes animales dépréciatives – « ce charognard », p.392, « la queue basse, ce chien », p.334) et révèle la même absence de confrontation directe avec des problèmes réels (dans ses rêves, l’inspecteur Kokoï se conçoit comme une tortue et il fait lui-même le rapprochement avec sa « conscience ossifiée » : « Quand mon âme transmigre, c’est toujours pour aller s’encastrer dans des bestioles inébranlables : le reptile moyen avec carapace », Un Navire de nulle part, p.258).
Les corps hybrides en viennent à représenter les identités « impures » ou métissées des individus représentés, comme les personnages principaux du Nom des singes qui appartiennent à une tribu dont le caractère indien est mis en doute par les autres communautés, et dont la nature semble se trouver entre deux camps opposés sans pouvoir s’intégrer à aucun des deux (« Comme tous les Jucapiras, en effet, il était constamment mis au défi par les Indiens de prouver qu’il appartenait à la communauté indienne, et, par les révolutionnaires, de prouver qu’il se rattachait au mouvement révolutionnaire », Le Nom des singes, p.89). Le roman Alto solo pose clairement la question du racisme, mais celle-ci est présente à tous les niveaux de l’œuvre : les personnages sont soumis à la question raciale, on porte le soupçon sur leur appartenance à l’humanité comme on conteste à Fabian Golpiez son indianité (« il se trouvait toujours un Auguani pour prétendre que je n’étais pas un Indien de pure souche », Le Nom des singes, p.37). Si le racisme consiste à récuser l’humanité de l’autre pour l’exterminer, les personnages volodiniens sont hantés par cette question : feuhls, nègues, Ybürs, oiseaux ou blattes, aucun n’est bien sûr d’être humain, et en tout cas pas de l’être constamment.
L’invention de Jorian Murgrave peut aussi se concevoir dans un rapport dialectique entre étrangeté et humanité, même si son étrangeté tient plus ici de sa provenance extra-terrestre plus que de son animalité. De même, les mutants voient ce qui n’aurait pas dû être vu (on notera que Wijeyekoon ne cligne pas des yeux, que Rakkodyradja a vu la souffrance, que Lilith a les yeux ouverts dès la naissance…), et leur regard comme leur étrangeté est au cœur de leur exclusion radicale. Mais on peut entendre étrangeté dans sa double signification : « étranger » et « étrange ». D’autres personnages, comme Krili Gompo, soupçonné par les derniers humains d’appartenir à une réalité extra-terreste, ou Mevlido, dont l’enfance s’est déroulée dans l’univers supra-terrestre des Organes (qui n’est peut-être qu’une mise en délire du sentiment fondamental d’étrangeté éprouvé par Mevlido dans la réalité terrestre), peuvent rentrer dans le même paradigme. Ceux-ci restent néanmoins des monstres, perçus dans une dialectique du proche et du lointain qui conditionne leur exclusion : « Parce que nous y rencontrons ce que nous ne voulons, ni ne pouvons reconnaître en nous, ce qui nous apparaît à la fois proche et étranger, nous le rejetons »6. Pour cette raison, le bourreau de Maria Samarkande et Jean Vlassenko nie leur appartenance à l’humanité : « J’inclus dans ce nous l’ensemble respectable de l’espèce humaine, à peu près tout le monde, et vous n’en faites pas partie, ni vous ni elle » (Vue sur l’ossuaire, p.69). Mais comme les monstres, ces personnages sont rejetés aussi parce qu’ils sont sentis comme trop proches, trop humains ; et Volodine insiste justement sur le côté humain de ses personnages de gueux, de sous-hommes, plus que sur leur aspect fantaisiste :
La rupture avec le réel serait radicale si j’attribuais à ces narrateurs des caractères inhumains. Mais ce n’est pas le cas, ils sont profondément humains au contraire. Assez profondément humains pour se poser la question même de leur humanité, et choisir de prendre place, sans complaisance de leur part, dans une forme de sous-humanité. Revendiquer ce statut d’ « Untermensch » (« sous-humain »), c’est une manière de se situer dans l’humanité en rupture légère, de parler de l’humanité avec déchirement, avec passion. La sous-humanité est une situation qui permet à la parole sur l’humanité de ne pas être didactique ou proclamatoire : quand on est en dessous, on peut se permettre de juger, de déplorer que l’humanité soit dans l’état où elle se trouve.7
Dans les textes les moins réalistes de Volodine, le corps de ses protagonistes doit alors être envisagé comme porteur de sens, aspect visible d’un dysfonctionnement qui peut être réel mais qui ne resterait qu’abstrait sans son actualisation, la mise en évidence par une image destinée à toucher fortement l’imaginaire du lecteur d’un problème inscrit dans la chair des personnages. A l’intérieur de cette œuvre « cryptée », un décodage fait donc apparaître une signification derrière des images fictionnelles (voire de science-fiction) comme dans Lisbonne dernière marge où la négation de l’enfance de la génération qui a vu le jour durant la seconde guerre mondiale en Allemagne est traduite par l’absence concrète d’enfants, et l’interdiction de parler de ce passé est rendue palpable par les massacres en série de ceux qui se penchent sur le problème, avec des descriptions détaillées des corps morts, du sang, des tortures infligées physiquement alors qu’elles renvoient à un tabou implicite dont la violence est par ce moyen beaucoup plus perceptible :
Des rivières de sang coulaient à l’étage inférieur, s’exalte la brigade éditoriale, qui vient de décrire, sans nous épargner un trémolo, les masques de plomb introduits de force dans les têtes, qui vient de nous dépeindre les os en écharde, les membres déchiquetés ou pressés comme des citrons (Lisbonne dernière marge, p.71)
L’exil forcé d’Ingrid Vogel est également vécu comme un arrachement de sa peau, une sorte de mue de reptile où sa première peau doit être abandonnée à Lisbonne en même temps que sa vie dissidente. De la même manière, on trouve un jeu sur le nom de ce personnage (Vogel en allemand signifie « oiseau ») lorsqu’il est question de sa « volatilisation » (p.61) ; les formes extérieures des personnages ne sont donc pas déterminées par des conventions de représentations plus ou moins réalistes mais par une signification, une mise en œuvre de mots pris au premier degré pour montrer visuellement le sens que prennent ces mots dans le contexte post-exotique.
Toujours en réaction par rapport à des idées qu’il récuse, l’auteur peut introduire dans ses récits des êtres hybrides qui constituent des « races » à part ; par exemple, dans Alto solo, certains personnages sont des « oiseaux », mais s’ils conservent des plumes et du duvet, ils s’habillent et vivent cependant comme des hommes, et ne savent pas voler. Dans ce roman, les oiseaux représentent en réalité une certaine catégorie d’êtres humains, ou plutôt de sous-hommes persécutés par le parti officiel, le frondisme, qui rappelle plus ou moins clairement le nazisme et son idéologie raciste. En réaction à ces faits historiques, les personnages volodiniens se placent toujours ouvertement du côté des untermenschen et ils en portent les marques dans leurs corps mêmes puisqu’ils se situent – y compris physiquement – entre les humains et les animaux. Pour exprimer leur désaccord avec la réalité de l’humanité contemporaine, les surnarrateurs se coupent du monde et s’isolent (ou sont isolés du fait de leur emprisonnement) pour éloigner leurs préoccupations du devenir humain, au point que leurs corps en portent les traces :
Parce que nous avions parcouru un très long chemin d’isolement, de rumination, nous avions de plus en plus de mal à nous persuader que notre groupe et les gens de l’extérieur appartenaient à la même communauté. Sur le plan génétique, il nous semblait aussi qu’un décalage s’était produit. Nous nous sentions étrangers aux populations humaines (Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, p.71)
Pour marquer cette différence, ils construisent leurs textes avec des concepts et un langage décalé (« Leur surnaturel ne peut plus être correctement élucidé ou dépeint avec des techniques d’expression propres à l’humain », p.72) puisés « dans un manuel de psychologie animale » (p.72), en accord avec leurs personnages, bêtes douées de parole. La présence d’animaux dans les récits peut également infléchir le genre des textes, ce qui est une préoccupation importante pour ces auteurs (qui inventent de nouvelles formes littéraires pour y classer leurs productions). Ainsi, le commentaire de la « Shagga des sept reines sirènes » aborde l’hybridité des personnages pour en tirer l’analyse suivante :
En insistant sur le caractère mi-humain, mi-poisson des protagonistes, le texte se présente comme une invention xénohistorique, quelque chose qui pourrait faire penser à une farce animalière (Nos animaux préférés, p.55).
Cependant, si la sensibilité littéraire de ces êtres est déplacée vers du non-humain, le message reste le même : « Votre monde est un enfer pour les humains aussi bien que pour les animaux » (p.52). L’aspect hybride des protagonistes post-exotiques et leur animalité peut donc s’expliquer par ce rejet de l’humanité telle qu’elle est dans la réalité, mais après avoir exhibé son caractère bestial par le physique animal de ses personnages, Volodine peut plus ou moins écarter ce premier constat pour en faire un jeu littéraire sur la représentation du corps de protagonistes fictifs.
Par exemple, dans Nos animaux préférés, Balbutiar est toujours décrit comme une sorte de crustacé, peut-être un crabe, en tout cas avec des pinces, une carapace… Puis dans la dernière partie qui lui est consacrée, le souverain reproche à sa nouvelle épouse la description que celle-ci fait de lui dans une histoire qu’il lui a demandée : « Parles-tu de ton seigneur, ou d’un crustacé affreux ?… Ces calomnies sur ma morphologie doivent cesser !… » (p.119). Le trouble de Minesse face à cette réaction montre assez que la ressemblance entre le monarque dont on lui a longuement parlé mais qu’elle n’a jamais vu et l’individu qui se trouve en face d’elle n’est pas flagrante (« Minesse s’affola. Elle s’était hasardée à comprendre. Elle venait d’effectuer un rapprochement entre son époux et le Balbutiar légendaire », p.119). L’apparence extérieure décrite jusque là est alors totalement remise en question et on assiste à un retournement où le personnage animal se révèle être en réalité un homme, hypothèse bien évidemment démentie par la suite (le roi a des « pattes ») pour conserver l’ambiguïté. Dans Bardo or not Bardo, le jeu sur l’étrangeté du corps et l’appel à l’imaginaire du lecteur pour se représenter la physionomie d’un personnage littéraire sont encore plus frappants avec le personnage de Freek :
Au premier regard on se rend compte qu’il lui manque quelque chose pour être totalement humain. Pour un Untermensch, il est très beau, mais de son corps émane une impression de bizarrerie. Une touche indéfinissable d’anormalité le repousse vers des marges où l’inconscient des humains déteste s’aventurer (Bardo or not Bardo, p.205)
Il vit avec les bêtes, on le confond parfois avec elles, il partage leurs angoisses, il leur parle, et il est également considéré et traité comme une bête par d’autres protagonistes du récit. Il a du mal à en parler, mais il finit par expliquer comment les gardiens d’un zoo le voient, et il raconte ce qu’ils lui font, sans pour autant leur en vouloir :
– Parfois, ça arrive qu’ils me confondent avec un animal (…) Ils me ramassent dans une allée avant l’ouverture au public (…) ils ouvrent une cage vide et ils referment la porte avec un cadenas. A côté de moi on met de la nourriture froide et de la paille en guise de papier hygiénique. Il y a un écriteau accroché aux grilles : DEFENSE DE DONNER A MANGER AUX ANIMAUX. (…) Ils disent que je ressemble trop à une bête. Qu’ils n’ont pas fait attention, parce que je suis apprivoisé, et que je parle au lieu de mordre ou de griffer… (Bardo or not Bardo, p.216)
A force de subir ces traitements, Freek finit par se considérer lui-même comme autre chose qu’un homme, même s’il a du mal à exprimer cette différence qu’il perçoit sans pouvoir non plus déterminer la catégorie à laquelle il appartient : « C’est peut-être parce que je ne suis pas une personne. Enfin, je veux dire, pas une vraie personne… » (p.213). Il remarque aussi le décalage de ses comportements par rapports à ceux des autres gens dans la même situation, par exemple, lorsqu’il fait partie d’un public, il constate : « Personne ne rit. Moi je m’esclaffe, mais c’est parce que je ne suis pas… parce que je suis différent… Moi, je m’esclaffe, mais les autres, non. » (p.211) (on peut au passage rappeler qu’en l’occurrence, la seule réaction appropriée est justement celle de Freek qui réagit à l’humour d’un clown dans son numéro de cirque). L’apparence physique de ce personnage n’est jamais décrite et tout réside dans ces points de suspension à répétition dès lors qu’il s’agit de l’évoquer ; il reste un corps abstrait et insaisissable, déterminé seulement par sa différence avec la norme de l’espèce à laquelle il devrait appartenir.
Les personnages qui sont confrontés à lui, dont l’idéologie récuse toute forme de racisme, se sentent gênés et leur malaise provient de l’indiscutable différence de Freek qu’ils n’arrivent pas à formuler sans termes péjoratifs ou blessants : « – Oui, mais vous, ce n’est pas pareil, dit Blumschi. Vous n’êtes pas vraiment… Enfin… » (p.233). Celui qui a le plus de sympathie pour cet être qu’on peut imaginer difforme est le barman qui, quand il le voit, remarque qu’il lui manque quelque chose (on ne sait jamais quoi dans le récit), mais se refuse à « classer Freek dans une catégorie animale dépréciative, lui-même se considère comme une sorte d’Untermenschen » (p.214) et il essaye ainsi de lui expliquer qu’il a droit au respect et que les différences entre eux sont finalement minimes : « Tu es comme nous, comme tout le monde. A moitié humain, à moitié animal » (Bardo or not Bardo, p.217).
Les corps hybrides des personnages volodiniens proviennent donc à la fois d’une volonté de montrer visuellement la part de bestialité dans l’homme, et d’un jeu sur la représentation littéraire qui ne fait qu’évoquer la physionomie des personnages et laisse travailler l’imaginaire du lecteur en lui fournissant des éléments disparates qu’il lui appartient de réunir. Le bestiaire extraordinairement développé n’est alors, dans cette œuvre qui veut avant tout « faire image », qu’un moyen de concrétiser des idées abstraites, dans le même temps qu’il participe d’un jeu sur le sens premier des mots qui contribue à « l’humour du désastre » post-exotique. L’axe principal de cet enjeu est peut-être la non-concordance du double sens d’ « humain » qui se traduit par l’animalité des protagonistes représentés, « anges mineurs », d’après le titre de l’un des romans. Les animaux sont, dans cette œuvre, un repoussoir lorsqu’ils représentent la violence dans le même temps qu’ils sont des doubles des hommes exclus de l’humanité, leurs compagnons voire leur public. Ils deviennent de cette manière des moyens de dénonciation d’injustices sociales qui prônent la supériorité d’une humanité au pouvoir. En effet, celle-ci écrase sous elle, dans un acte profondément inhumain, tous les êtres vivants auxquels elle ne s’identifie pas, bêtes ou sous-hommes. Elle les rejoint néanmoins, ne serait-ce que par la bestialité que suppose sa domination. Le bestiaire littéraire de l’œuvre d’Antoine Volodine, outre le caractère fantastique qu’il lui confère, a donc aussi des résonances sociales et une vaste dimension allégorique qui pousse, au travers de l’animal littéraire, à une réflexion sur la notion d’humanité et aux dérives qu’elle peut rencontrer.
Bibliographie
Biographie comparée de Jorian Murgrave, roman, Denoël, collection « Présence du futur », n°397, Paris, 1985. Repris en volume en 2003.
Un Navire de nulle part, roman, Denoël, collection « Présence du futur », n°413, Paris, 1986. Repris en volume en 2003.
Rituel du mépris, roman, Denoël, collection « Présence du futur », n°430, Paris, 1986. Repris en volume en 2003.
Des Enfers fabuleux, roman, Denoël, collection « Présence du futur », n°454, Paris, 1988. Repris en volume en 2003.
Lisbonne dernière marge, roman, Editions de Minuit, Paris, 1990.
Alto solo, roman, Editions de Minuit, Paris, 1991.
Le Nom des singes, roman, Editions de Minuit, Paris, 1994.
Le Port intérieur, roman, Editions de Minuit, Paris, 1996.
Nuit blanche en Balkhyrie, roman, Gallimard, Paris, 1997.
Vue sur l’ossuaire, romance, Gallimard, Paris, 1998.
Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, Paris, 1998.
Des Anges mineurs, narrats, Editions du Seuil, collection « Points », n°P918, Paris, 2001 [collection « Fiction et Compagnie », 1999].
Dondog, roman, Editions du Seuil, collection « Points », n°P1129, Paris, 2004 [collection « Fiction et compagnie », 2002].
Biographie comparée de Jorian Murgrave, Un Navire de nulle part, Rituel du mépris, Des Enfers fabuleux, Denoël, collection « des heures durant… », volume comprenant les quatre premiers romans, Paris, 2003.
Bardo or not Bardo, roman, Editions du Seuil, collection « Points », n°P1397, Paris, 2005 [collection « Fiction et compagnie », 2004].
Nos animaux préférés, entrevoûtes, Editions du Seuil, collection « Fiction et compagnie », Paris, 2006.
Songes de Mevlido, roman, Editions du Seuil, collection « Fiction et compagnie », Paris, 2007.