Lionel Ruffel, Volodine post-exotique, Nantes : Éditions Cécile Defaut, 2007, 330 p.
- compte-rendu : Dominique Soulès, « Post-exotisme, mode d’emploi », Acta Fabula, octobre 2007 (vol. 8, n°5), http://www.fabula.org/revue/document3569.php
- recension et commentaire sur le blog Dominique-Nauzé.fr
Pour mémoire :
En 2003 Lionel Ruffel faisait figure de pionnier puisqu’il soutenait la première thèse française consacrée à l’œuvre d’Antoine Volodine i. En 2005 avec Le Dénouement ii, il en donnait à lire la première partie qui, certes évoquait Antoine Volodine, mais ne le citait que parmi d’autres : Valère Novarina ou Pierre Guyotat par exemple. En 2007, Volodine post-exotique livre la fin de cette thèse, actualisée puisque augmentée ici ou là de réflexions portant aussi sur les œuvres volodiniennes les plus récentes iii. Voilà pour les curieux des coulisses ou les amateurs de génétique textuelle : Volodine post-exotique vient de là (bas) et prend place dans nos bibliothèques approximativement un an après Écritures Contemporaines 8 : Antoine Volodine. Fictions du politique iv, réveillant ainsi des souvenirs de lecture mais surtout relançant le questionnement autour du post-exotisme.
« L’œuvre d’Antoine Volodine jouit d’un privilège rare : elle est inactuelle et pour une part infréquentable » (p. 7) ; même si ces premiers mots de Lionel Ruffel résonnent comme une mise en garde, il a choisi d’affronter ces textes, accompagné en cela par une correspondance importante avec l’auteur dont on trouve d’intéressantes traces dans ces quelque trois cents pages qui nous proposent en quelque sorte son « post-exotisme mode d’emploi », et ce en quatre temps.
Dès « Fables du siècle », partie initiale, le ton de cette littérature est donné puisque la première figure qui en est présentée et qui sans cesse revient dans l’édifice post-exotique, est celle de « l’écrivain en habits de terroriste, de dissident » (p. 19). Préoccupé par l’Histoire, plus exactement irrémédiablement marqué par elle car pris dans son tourbillon infernal, il en refuse la version officielle, ses oublis volontaires et ses travestissements odieux mais en réponse, paradoxalement, il pratique lui aussi le mensonge. À cette différence près qu’il est littéraire et consiste en de multiples fables qui à la fois dénoncent les omissions, les zones d’ombre, voire les points d’aveuglement des discours du pouvoir, mais à la fois en jouent – avec une délectation telle que la parole est déléguée à ceux que l’on n’écoute pas spécialement volontiers mais qui abondent au fil des œuvres : les fous, les exclus, les animaux, les hommes en bout de course et à bout de souffle après procès et interrogatoires, répétés dans les œuvres mais aussi empruntés à la littérature et avec elle à l’Histoire. Telles sont donc les « scènes primitives » du post-exotisme mais la littérature et l’Histoire bien que constamment présentes, échappent pourtant à l’emprise du lecteur-inquisiteur car toutes deux sont puissamment travaillées par « la fabulation qu’on doit différencier de la fable ou de la simple fiction et comprendre comme une fiction à effet de fiction » (p. 48). Dès lors tous les indices de référentialité subissent un traitement et des agencements tels qu’ils en deviennent unheimlich : ni tout à fait familiers, ni radicalement étrangers. Ainsi de l’onomastique pour laquelle on pourra se reporter avantageusement à la liste des 49 anges mineurs ou à celle des dissidents décédés du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze ; ainsi également de la topographie : pour ne citer qu’un exemple, rappelons qu’une ville nommée Petrograd est envahie par une végétation amazonienne dans Un navire de nulle part ; ainsi enfin de la chronologie : « Cinq ou six heures à l’aiguille de six heures, dis-je » lit-on dans Nuit blanche en Balkhyrie. Mais si, à la manière d’échos et des déformations qui leur sont propres, ces indices renvoient à notre réalité, ils renvoient tout autant, voire avant tout, à une « bibliothèque déformée » (p. 58) ; elle est considérable et, elle aussi, hante l’édifice post-exotique. « Les quatre lectures les plus importantes sont connues : il s’agit de la littérature soviétique des années vingt, du surréalisme français, du Bardo Thödol et des Mille et une nuits » (p. 61) ; mais à cela il faut ajouter que l’univers post-exotique pratique également l’intertextualité interne, renvoyant à ses propres œuvres, qu’elles soient publiées ou non… Si le siècle imprègne indéniablement cet édifice romanesque étrange, la transformation littéraire qu’il a subie et les histoires qui à son propos sont racontées sont telles que Lionel Ruffel parle d’une « poétique de la dérive » (p. 48) alors que l’auteur lui-même emploie volontiers cette expression qu’il a forgée : « le réalisme socialiste magique » (p. 71), substitut possible pour le néologisme post-exotisme.
Dans « Une œuvre-monde », la partie suivante, Lionel Ruffel montre comment cette construction romanesque toujours en cours se veut concurrentielle du monde au point d’en proposer une alternative : « l’expression même de « monde littéraire » […] suggère aussi des raisons profondément politiques qui, lisant dans le monde ses expressions saillantes, ses expressions les plus désastreuses, transforme la visée totalisante en visée totalitaire et fonde une contre utopie » (p. 82). Et pour exister comme telle, celle-ci a tissé des récits particuliers, des fictions dont le brouillage et l’inventivité textuels, génériques et auctoriaux sont savamment organisés : la création de surnarrateurs et les jeux avec les zones péritextuelles en sont les indices les plus visibles. Pour exister comme telle, elle a ourdi des formes spécifiques : celles connues de l’anthologie, de la bibliothèque, de l’archive mais repensées et réécrites sous emprise post-exotique. Pour exister comme telle, elle a finalement mis en jeu ce que Bakhtine entendait par polyphonie et l’a donné à lire avec une exemplarité foisonnante et une dimension politique rarement aussi insistantes d’œuvre en œuvre. « Forme close mais en expansion, elle est constituée d’un jeu ininterrompu de forces, d’une diffraction et d’une multiplications discursives, qui créent un espace agonistique, radicalisant les virtualités politiques que Bakhtine a attribuées au propre du roman. » (p. 134).
On n’en prend cependant la pleine mesure qu’avec la troisième partie de Volodine post-exotique. Centrale, elle est également la plus développée ; elle plonge au cœur de l’œuvre et s’intéresse aux « scènes fictionnelles qui permettent de l’envisager comme dispositif » (p. 134). Avant d’aborder ces « Dispositifs » qui convoquent « esthétique et politique », Lionel Ruffel met en évidence un élément essentiel des récits volodiniens : l’omniprésence en eux de la théâtralité et de l’iconicité. La première présente un double versant, thématique et narratif, possiblement illustré pour l’un par Dondog évoquant régulièrement les monologues qu’il tente d’écrire, pour l’autre par l’agencement même de Nuit blanche en Balkhyrie. Et du théâtre à la scène il n’y a qu’un pas ; pas davantage de la scène à l’iconicité qui ne fait que révéler son côté visuel car elle est « une unité nette, relevant du régime mimétique direct, sans hiatus temporel, un moment fort du récit qui trouve à se ranger sous quelque appellation ou label assuré qui le voue à l’anthologie »v (p. 148). Nombreuses sont en effet les scènes constitutives des récits post-exotiques, qu’elles soient uniquesvi ou qu’elles entrent dans un jeu de reprises avec variations.
Cela posé, quatre dispositifs sont ensuite expliqués dont le premier « spectacle / écran » (p. 163), insiste sur l’ambiguïté de spectacles imposés aux personnages qui, écrivains, auront à rendre compte de tortures, massacres, violences et le feront par le biais de récits écrans à la source desquels se trouve cette injonction : « parlons d’autre chose » vii– véritable appel à la fiction. Et Volodine lui-même de respecter à la lettre cette règle d’écriture… La « camera obscura » (p. 177), deuxième dispositif révélé, insiste sur l’obscurité récurrente. Fréquemment liée à l’enfermement viii, elle envahit presque l’édifice romanesque, mais parce qu’elle en est quelque sorte une condition sine qua non, elle permet l’éclosion d’un récit ; quelle que soit par ailleurs la forme littéraire qu’il adoptera, la diffusion possible ou non qu’il aura et la réception éventuelle qui sera la sienne. Ces scènes renouvelées d’immersion fictionnelle, elles-mêmes éléments de la fiction première, peuvent être conçues comme un geste d’accompagnement de l’auteur, soucieux de son lecteur, mais ce noir, symboliquement, pourrait également faire écho à l’incipit du Nom des singes : « La révolution était morte une fois de plus et même très morte » ; et la situation politique en résultant est sombre, très sombre… Plus hautes en couleur peut-être ou du moins plus réjouissantes sont les scènes de « magie/chamanisme » (p. 191) qui constituent le troisième dispositif auquel s’intéresse Lionel Ruffel. Point de prosélytisme religieux cependant de la part d’Antoine Volodine lorsque, à répétition, il propose des figures de chamanes ou de magicien(ne)s dévoyées mais enchanteresses, ou lorsque régulièrement il cite et détourne joyeusement le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain : ces emprunts revendiqués ix sont de puissants catalyseurs de fictions qui ouvrent (à) des univers hybrides dans lesquels s’entremêlent sans exclusivité ni choc douloureux réalité et fables, raison et déraison x, formes fixes et structures fluctuantes. Enfin c’est l’« interrogatoire » (p. 217) qui clôt cet inventaire minimal xi des dispositifs : omniprésent dans l’œuvre sous des formes multiples, il (r)appelle sans équivoque certaines exactions historiques et certaines œuvres littéraires mais surtout, au-delà des dénonciations ou des hommages, à l’intérieur de l’édifice post-exotique, il crée une fois de plus des conditions favorables à l’émergence de récits et de fictions. Car, conclut Lionel Ruffel, le point commun de ces quatre dispositifs, véritables rouages d’une dynamique romanesque proliférante, est de relever à la fois de la conflictualité et de l’hyperfictivité telles que les définit Mireille Calle-Grüber xii.
Enfin, dans la dernière partie de sa monographie, reprenant l’assertion de Gilles Deleuze qui fait coïncider fabulation et création d’un peuple qui manque xiii, le jeune universitaire s’intéresse au « peuple post-exotique » et à l’« originalité de la fiction volodinienne de l’individu et du collectif, des singularités et de la communauté » (p. 249). Il montre que « le monde post-exotique est partagé en deux : d’un côté les représentants du pouvoir, de l’autre les écrivains-prisonniers » (p. 254), qu’il est « du côté des non-humains et que les fictions développent régulièrement une sorte de dégoût pour l’humanité accomplie » (p. 255) ; d’où la présence généralisée d’animaux et de créatures mi-hommes, mi-bêtes ; les oiseaux au sens post-exotique du terme xiv en étant l’exemple le plus frappant. Mais c’est l’exclusion comme critère distinctif qui signe avant tout l’appartenance au peuple post-exotique, quitte à ce qu’il s’agisse de n’être que restes d’(une) humanité définie par soustraction et de se réduire à quelques déliquescentes reliques biologiques : la dernière marge des Untermenschen. Et s’ils écrivent et constituent d’une certaine façon une communauté littéraire, sa production se perpétue et se propage de sursaut en survie, de murmure en dernier soupir, lorsque, ou puisque, il ne reste plus rien que les mots, dans leurs agencements multiples. C’est alors, au sens où l’entendent Gilles Deleuze et Félix Guattari, une littérature mineure qui prend place.
Que post-exotique rime avec politique et esthétique, chacun peut l’entendre. Qu’au-delà de la coïncidence sonore, post-exotique rime effectivement avec politique et esthétique, chacun peut le vérifier, voire l’éprouver, dès la première lecture d’une œuvre volodinienne. Chacun enfin pourra comprendre plus précisément l’art et la manière de ce tressage, ses enjeux et ses perspectives grâce à la monographie de Lionel Ruffel. En cela elle est précieuse et la place importante laissée aux philosophes dans la bibliographie xv permet de poser un cadre de références théoriques difficilement contournables pour aborder Volodine. Mais l’ouvrage de Lionel Ruffel, puisque pionnier, appelle naturellement une réponse. Car, n’en doutons pas, « puisque chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres » xvi, il reste à dire, et largement pour plusieurs, sur les œuvres post-exotiques subtilement piperesses xvii dont la fréquentation s’impose.