Alain Nicolas, « Entretien. Rencontre avec un écrivain qui traverse la littérature à grands pas et repousse sans cesse les frontières du roman », L’Humanité, 7 octobre 1999.
- Entretien en ligne sur le site du journal.
Pour mémoire :
Volodine ou la musique des anges
Avec Des anges mineurs, son douzième roman, le parcours littéraire d’Antoine Volodine le conduit-il vers de nouveaux territoires ? Les « narrats », forme littéraire introduite dans ses derniers livres en tant que récit dans le récit, prennent ici leur autonomie pour devenir le seul élément de sa construction romanesque. Les quarante-neuf textes qui composent ce livre nous font entrer dans un univers différent du monde de la claustration et de l’inquisition de ses précédents ouvrages. Ici, tout est pacifié, l’humanité tente de se survivre. Will Scheidmann, le créateur de récits qui devait la sauver, a échoué, ou trahi. Les grands-mères chamanes l’ont condamné. En attendant, il médite, rêve, rumine ces narrats de la fin de l’homme.
Votre livre porte le sous-titre de narrats. Ce n’est pas la première fois que vous inventez une nouvelle forme littéraire. D’où vient ce besoin ?
Antoine Volodine. J’ai déjà en effet écrit des Shaggas, des romances. C’est la suite de mon travail qui vise à proposer, à déposer dans la littérature, des objets qui montrent que le genre romanesque peut évoluer. Dans un de mes précédents livres, Vue sur l’ossuaire, se trouvaient déjà des narrats organisés en deux œuvres, livres dans le livre, qui se répondaient en miroir. Des anges mineurs est composé de quarante-neuf narrats.
Ce sont des textes courts, qu’on peut lire comme les chapitres d’un livre, mais aussi, comme les nouvelles d’un recueil, ou comme des poèmes en prose. Comment faut-il les lire ?
Antoine Volodine. Il y a plusieurs possibilités de lecture. Si on compare ce livre à un album de photos, il est possible de le lire photo par photo, mais l’album a sa cohérence, il raconte quelque chose. La cohérence, ici, c’est une communauté qui lie les personnages. Leur passage devant le lecteur prend une signification romanesque avec ce que le lecteur sait ou imagine de l’histoire. Les atmosphères, les vibrations, les émotions forment un fil conducteur sensible que j’essaie de rendre aussi fort que le fil conducteur narratif habituel des romans.
La composition du livre peut faire penser à une structure musicale, avec cette forme en arche dans laquelle chacun des narrats trouve son symétrique : le premier et le dernier, le deuxième et le quarante-huitième.
Antoine Volodine. Ils se répondent deux à deux, et notamment par l’intermédiaire des noms des personnages, on y voit par exemple les mêmes événements sous des angles différents. Mais je n’ai pas cherché à mettre en avant le côté mathématique, technique de la composition. Cela passe au second plan. Il y a, à l’intérieur du livre, et avec d’autres livres, un système d’échos, de rappels, fait d’atmosphères, de sons, qui rend perceptible de manière intuitive, sensible, cette construction.
Cela passe aussi par un système de noms, qui fonctionnent comme des repères, mais aussi par leur musicalité et leur caractère évocateur. Ils évoquent des aires géographiques précises : Europe orientale, Arménie, Asie centrale.
Antoine Volodine. Plutôt la Mongolie, la Bouriatie, la Sibérie du Sud. Mais vous remarquerez qu’ils sont toujours associés à des prénoms qui, tout allant bien ensemble musicalement, appartiennent à des aires culturelles différentes, par exemple un prénom italien et un nom arménien, qui ne fonctionnent pas selon la logique nationale.
Pourquoi cette dissociation ?
Antoine Volodine. J’essaie de déréaliser totalement la référence ethnique, nationale, dans une volonté d’internationalisme, pour représenter un monde d’où les divisions antagoniques entre nations, régimes auraient disparu. C’est presque une volonté idéologique affirmée d’en avoir fini avec les nationalismes.
Est-ce ce que vous appelez le » post-exotisme » ?
Antoine Volodine. C’en est un des aspects. En bref, le post-exotisme, c’est, concrètement, écrire des livres qui surgissent comme d’une langue étrangère, mais sans référence à une terre situable sur la carte.
Littérature étrangère de l’intérieur ?
Antoine Volodine. Pourquoi pas ?
Vos livres précédents faisaient référence à un univers de l’enfermement, de l’interrogatoire, il semble que votre monde ait évolué.
Antoine Volodine. Oui, nous sommes « après ». C’est la fin de l’espèce humaine. Toutes les barrières ont été abolies, les hommes sont en voie d’extinction. Ils ne peuvent plus se reproduire. Seules les femmes, les grand-mères, peuvent allonger la durée de leur vie, se prolonger grâce à la magie. Tout ce qui a traversé l’espèce humaine sous forme de douleur, de tragédies, de rêves, tout cela appartient au passé. C’est dans les rêves, les méditations, les ruminations que les personnages retrouvent ce passé, retissent un peu de la mémoire collective de ce siècle, qu’ils recherchent la beauté, la fraternité. La tendance est plus optimiste…
Dans ces enjeux de mémoire, deux personnages de littérateurs jouent un rôle central.
Antoine Volodine. Il y a un personnage de créateur d’histoire, Will Scheidmann, que les femmes veulent détruire. C’est par la magie de sa parole qu’elles acquièrent un surplus de vie. L’autre écrivain, Fred Zenfl, est à la fois un écrivain mis en scène et un écrivain qui peut dans son œuvre mettre en scène Scheidmann. C’est une structure en miroir qu’il serait difficile de mettre en équation mais qui est très facile à percevoir grâce à une approche plus musicale que cérébrale.
Les noms des personnages évoquent des contrées où le chamanisme est très présent. Les pratiques magiques auxquelles vous faisiez allusion y renvoient.
Antoine Volodine. Le chamanisme mis en scène dans le livre n’a rien à voir avec ce que peuvent observer les ethnologues. Il est imaginaire, et porte la poésie de ce qui fait voyager dans le temps et dans l’espace, par des actes magiques, des actes de parole. Le récit est situé dans un espace, qui peut faire penser aux hauts plateaux de Sibérie de Sud ou de Mongolie, où le chamanisme est pratiqué de nos jours, mais qui est en fait notre planète entière où tout est raréfié, l’espace comme le temps, qui se dilate ou se contracte, passant de quelques secondes à des années.
C’est cet aspect surnaturel qui en fait des anges ?
Antoine Volodine. Il n’y a rien de surnaturel ni de religieux dans ces personnages. Leur caractère angélique tient à leur apparition furtive dans le récit, à leur regard sur les choses. J’attribue cette qualité à des gens qui sont des gueux, des va-nu-pieds, des errants, qui se réclament de leur caractère de sous-hommes. Ils sont donc très mineurs par rapport à ce qu’en Occident on cache derrière le mot « ange ».
Pourquoi cette appellation, dans ce cas ?
Antoine Volodine. Cela énonce des images concrètes qui permettent de casser ce que le réel a d’évident, de faire réfléchir le lecteur à la relativité des images toutes faites.
Est-ce votre passé d’écrivain de science-fiction qui se prolonge dans cette vision du monde et de l’humanité ?
Antoine Volodine. Mes premiers livres ont été publiés dans une collection de science-fiction, mais si je suis sorti de ce qui peu à peu risquait de m’enfermer dans un ghetto et de m’empêcher d’être lu par le public pour lequel j’écrivais, je ne pense pas avoir changé de littérature. Évidemment, certains de mes thèmes, l’unification de la planète, l’après-catastrophe se retrouvent dans la science-fiction. Ils fonctionnent comme une mise en cause d’un certain réalisme, mais sans la protection des conventions du genre. Le réel n’est pas ce que l’on croit, j’essaie de conduire le lecteur à s’interroger sur son compte. Mais mon travail sur la forme vise plutôt à faire des propositions pour faire bouger le roman en tant que tel. Le roman classique, du XIXe, par exemple, procure des joies, il n’est pas mort, mais il y a d’autres solutions. J’essaie de montrer que la forme romanesque est très riche, et qu’on peut y déposer des modèles qui fonctionnent, qui sont des romans — ce livre en est un — et qui ne sont pas des expériences ennuyeuses, des constructions cérébrales et sans chair.
Vous faites beaucoup appel à la sensibilité du lecteur, tout en construisant vos romans avec rigueur, comme des variations.
Antoine Volodine. La musique intervient au niveau de la phrase, de la sonorité, et dans la composition, avec un souci permanent de mélodie et de contrepoint. Mais tout ce qui est technique ne doit pas apparaître. Je veux parler à la sensibilité plus par les images, les émotions qu’elles suscitent que par la phrase elle-même. Je cherche à obtenir chez le lecteur des échos de choses lues et à peine reconnues. Quand on écoute de la musique, on perçoit cela…
Propos recueillis par Alain Nicolas