L’impensable révolutionnaire…

Lionel Ruffel, « L’impensable révolutionnaire (autour d’Antoine Volodine, d’Alain Badiou et de quelques autres) », Chaoïd, n° 1, été 2000, p. 45-59.

Pour mémoire :

La liste des “ contre ” qui clôt Lisbonne dernière marge et oriente la politique des romans d’Antoine Volodine n’est pas facile à saisir pour quelqu’un né dans le dernier quart du vingtième siècle. Cette génération sur laquelle le vent révolutionnaire n’a pas soufflé est souvent incapable de penser la séquence gauchiste des années 60-70. Elle se tourne du reste plus volontiers vers des penseurs antérieurs (Blanchot/Bataille) ou vers certains philosophes qui se sont situés bien au-delà, j’entends chronologiquement, ceux qui en ont fait un deuil actif et productif (Deleuze, Guattari, Foucault, Lyotard, Derrida, Baudrillard, etc..). Il y a là un voile qu’il est bien difficile de lever. Il n’est pas rare que l’on critique la démocratie mais on manque d’arguments face à ses défenseurs. La lecture d’utopistes est devenue impossible (à moins qu’elle ne se résolve à un savant jeu dénué de causes et de conséquences) lorsque la doxa de l’état des choses nous rappelle que le désir de l’impossible est criminel. Pourtant, certains révolutionnaires demeurent mais ceux qui font acte littéraire ne sont plus les auteurs politiques transparents que le séisme d’Auschwitz a détruits, probablement pour toujours. Plus de profession, plus d’imprécation, la conscience profonde des dangers du langage et de sa prétendue communication transparente (qui rend bien plus périlleuse la compréhension uniforme des visées idéologiques) : “ On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper et se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent. ( Le Port intérieur) ”. Antoine Volodine est un parfait représentant de ces rares auteurs politiques traversés par l’ère du soupçon dont l’œuvre est tendue par la fascination de la langue (fort différente cependant de la génération précédente) mais aussi par la capacité qu’elle a de subvertir, de décevoir, d’échouer volontairement à sa saisie directe. La rumination de l’échec se renverse en un mensonge activiste, une arme pour échapper aux pressions totalitaires. L’architecture même de ses livres et au-delà de l’œuvre suit une xénologique (Jean-Louis Hippolyte) qui travaille l’étrange et qui malgré l’impossible transitivité “ étrange ” ses lecteurs. Revenons alors à la question de départ : quels sont les éléments qui rendent impensable la politique à quelqu’un né dans le dernier quart du siècle ?

There is no alternative ?

Il ne s’agit pas de faire ici une analyse des textes d’Antoine Volodine mais de rendre compte d’une expérience lectoriale qui peut faire échouer à la saisie politique de ses fictions ; ce même échec qui conduit à une analyse poétique et structurale au détriment de thématiques fortes. Il ne sera pas question de profession de foi idéologique mais de penser une incompréhension. Un texte de Volodine, publié dans Formules, n°3 (avril 1999), sous le titre “ Un étrange soupir de John Untermensch ” pose clairement le problème. Il dérange le commentateur, l’oblige à choisir une stratégie en réponse à la victoire du texte sur l’analyse. Comme le disait Sun Tzu, la duperie, la guerre totale du mensonge est l’arme la plus redoutable. Dans ce cas, le détour, le passage par l’ailleurs du texte sera le seul moyen de le réinvestir. Ce détour passera par Alain Badiou, un des rares personnages du paysage philosophique contemporain à se réclamer de la pensée révolutionnaire, un des rares aussi à poursuivre son entreprise dans le domaine politique. L’immense intérêt de ses derniers livres notamment (D’un désastre obscur, Abrégé de métapolitique) est de réfléchir sur ce qui nous apparaît vain : la réflexion politique. Le champ de la philosophie semble sur ce plan moins touché que le champ littéraire où la fatalité de l’immobilité a exclu de nombreux écrivains d’une pensée sociétale. Lorsque toute alternative au monde tel qu’il se présente semble vouée à l’échec, mieux vaut s’écarter du domaine collectif. Badiou considère cette attitude comme la manifestation d’une victoire idéologique, la plus grande jamais vue, qui rend toute alternative inimaginable. Il reproche aux nouveaux philosophes, tous issus de la séquence révolutionnaire, d’avoir renié leurs relations avec une politique émancipatrice pour promouvoir une nouvelle articulation (qu’ils rejettent pour leur propre compte) avec les régimes communistes qui en étaient l’exact opposé. Ils rapprochent deux types de violence irréductibles, les convulsions révolutionnaires et les crimes des états totalitaires. Ce faisant, ils entraînent les générations futures dans une opacité qui rend cette séquence impensable. Badiou les compare aux Thermidoriens qu’on vante d’avoir mis fin à la Terreur lorsque c’est la révolution qu’ils ont enterré. Il explique leur parcours et ses conséquences comme suit : “ La renégation thermidorienne des années quatre-vingt sépare l’activisme de tout principe et de toute situation et fait comme s’il n’avait été accordé qu’aux Etats chinois ou soviétique […] Le rapport est justement la construction d’un non-rapport, d’une désarticulation. L’opacité est un effet de la désarticulation. En fait, il s’agit de produire de l’impensable, afin que la pensée elle-même soit discréditée et que ne subsiste plus que l’état des choses. ” (Abrégé de métapolitique, p. 151). Comment alors ne pas remarquer que la date choisie par Badiou (1976) s’accorde parfaitement avec un désinvestissement de la politique dans le champ littéraire ? Comment ne pas voir non plus que la génération née à cette date ne prend plus en compte que l’état des choses et l’oppose comme arme absolue (même avec ironie) aux dernières velléités émancipatrices de ses parents ? La gravité d’une telle situation n’est pas tant l’incompréhension d’une séquence politique (la nostalgie est dangereuse) que l’impossibilité de penser la politique en ne se référant qu’à l’état des choses. Il devient alors difficile de comprendre un auteur pour qui la cessation de la séquence n’a pas eu lieu (il va sans dire que cette cessation n’est pas uniquement chronologique, c’est sa désarticulation qui la provoque). Cette incompréhension passera forcément par des voies analytiques de substitution. On constate même que la désarticulation sera réitérée dans le commentaire lorsqu’on favorisera outre mesure la poétique. Il ne s’agit surtout pas de l’ignorer et de commettre l’erreur inverse mais tout le travail d’un auteur comme Volodine consiste à articuler les choix scripturaux à leur situation (ainsi de l’énumération).

Le travail des intellectuels fustigés par Badiou produit les mêmes résultats que la doctrine politique et économique aujourd’hui toute puissante (Il faudrait aussi noter que le détestable appareil communiste français est allé exactement dans le même sens. Comme les thermidoriens, il a participé à créer ce rapport artificiel entre une séquence émancipatrice et un Etat et à la juger d’après ces résultats supposés : supposés car comment logiquement faire des états communistes la fin d’une conscience collective ?). Il installe une mélancolie à bon compte sur le principe de l’irréversibilité. Toute alternative est impossible, il ne sert plus à rien de penser la politique puisque celle-ci est définitivement gelée dans un domaine. L’articulation de la séquence gauchiste et des crimes communistes a produit ce “ désastre obscur ”, qui signale la fin d’une intelligibilité de la politique. Il faut bien remarquer que la génération actuelle en subit les conséquences. Badiou cependant n’imagine pas (à tort) que cette inventivité qu’il regrette tant puisse prendre des voies différentes (il s’agit là d’un autre problème). Son dernier ouvrage a le grand avantage de rendre pensable l’impensable, d’ouvrir à nouveau les voies de la compréhension à un public à qui elles étaient fermées. La série des “ contre ” de Volodine retrouve assurément une meilleure lisibilité. Il ne s’agit évidemment pas d’évoquer la très légitime haine des totalitarismes ni de parler des attaques classiques contre la bourgeoisie de la part d’un auteur d’extrême gauche. Il s’agit de savoir comment la génération dont la conscience s’est ouverte avec le mitterrandisme et le ralliement de l’extrême gauche au mitterrandisme (c’est-à-dire à la forme de l’Etat), dont la conscience donc ne peut penser autrement qu’en termes de social-démocratie ou pour reprendre Badiou en termes de capitalo-parlementarisme, comment cette génération peut recevoir certaines de ces assertions. On y retrouve alors un éclairant “ contre la liberté de ne pas penser ”. Il ne faut pas alors oublier que ce mot “ liberté ” dénonce tout à fait sa confusion avec le mot libéral, témoigne de l’opacité imposée par la désarticulation idéologique qui fait de l’impensable la seule condition d’une vie dignement sociale-démocrate. L’impensable est devenu un octroi dont il faudrait se féliciter et la lobotomie de Nuit blanche en Balkhyrie est à cet égard révélatrice. Le rejet dictatorial de la schizophrénie et la lutte contre la démence mentale prend dans l’œuvre volodinienne des allures évidemment thermidoriennes.

Le consensus démocratique.

Ailleurs un “ contre le maquillage de la vérité historique ” renvoie à la séparation opérée par certains intellectuels et dont on a suffisamment parlé. Mais on retrouve assez précisément la subjectivité nommée thermidorienne par Badiou : “ contre la démocratie totalitaire, contre le cochon occidental, contre la bonne conscience, contre la sottise, contre la vaste prostitution sociale-démocrate […] contre les idéologues à la botte, contre les syndicats à la botte, contre les patrons à la botte, contre les parlementaires élus par des somnambules. ” On tombe précisément avec ces notations dans le domaine problématique évoqué depuis le début par le fossé générationnel. Ce domaine, c’est celui du consensus. Badiou encore : “ En fait, le mot démocratie relève de ce que j’appellerai l’opinion autoritaire ” (signalons que le consensus est de manière générale suspect à ses yeux et particulièrement à ceux du philosophe : “ la philosophie est rupture avec l’opinion ”).Il ne s’agit pas de discuter les opinions précédemment citées mais de voir qu’elles posent le problème de l’impensable. Elles nécessitent une ascèse, une désarticulation de la désarticulation pour devenir intelligibles. Sans cela, le règne de l’Urdoxa reprend ses droits totalitaires. Le problème du parlementarisme évoqué tout autant par Volodine que par Badiou est évidemment celui de la délégation d’une totalité à des personnes particulières et la possibilité (malheureusement largement vérifiée) de leur recherche d’intérêts particuliers. L’impensable ici est le suivant : ne peut-on pas imaginer que le contrat sur lequel reposent le parlementarisme et le suffrage puisse être inégal et au final mensonger (cf. Rousseau, Contrat social) ? Badiou, avec des présupposés politiques très facilement reconnaissables, fait de la démocratie un nouveau règne des possédants puisqu’à l’origine le suffrage censitaire ne concernait qu’une poignée de citoyens. Les idéologues à la botte sont donc dans cette logique les plus fervents défenseurs de l’intérêt particulier : les thermidoriens. Si la démocratie est aussi une notion attaquée avec véhémence par l’écrivain et le philosophe (qui sont très loin d’être interchangeables), c’est à cause de sa fin étatique, l’Etat se présentant comme l’envers du désir d’émancipation (il faut aussi évoquer les organisations supranationales, FMI, OMC etc.. qui ayant très largement participé au déficit des Etats les remplacent progressivement sur des présupposés répressifs au moins équivalents). Badiou est suffisamment explicite sur ce point pour qu’on lui laisse la parole : “ La politique, pour autant qu’elle est une condition de la philosophie, est un processus subjectif de vérité. Elle n’a l’Etat, ni comme enjeu premier, ni comme incarnation […] L’essence de la politique est l’émancipation du collectif, ou encore le problème du règne de la liberté dans des situations infinies. Or l’infinité des situations, où se joue le destin en pensée du collectif, n’est commensurable ni à l’autorité de la règle, ni à celle d’une partie ou d’un Parti. ” (D’un désastre obscur, p. 54). La proximité de l’Etat de droit (dont se réclame la démocratie) et de l’Etat-parti policier (la meurtrière bureaucratie socialiste) est alors cet impensable politique (voir leur fusion chez Kafka). Que l’on puisse faire une analogie idéologiquement transversale rend plus intelligible la permanence d’auteurs révolutionnaires. Il faudra néanmoins voir si la globalisation ne doit pas demander des réajustements théoriques avec la constitution de nouveaux Etats supranationaux d’autant plus impensables qu’ils sont liés au secret et demeurent invisibles.

Le mot voilé

Deux autres impensables se retrouvent dans l’assertion suivante : “ contre toutes les guerres non rouges ”. La couleur tout d’abord : si l’on a pu envisager le faux rapport entre communisme et état communiste, que peut bien signifier théoriquement le communisme qui pour les jeunes générations se fige dans l’idéologie rétrograde ? Quel écart fondamental révèle ce mot, quel voile le rend opaque ? Le problème principal réside dans l’adoption du mot par des partis. Aucun ne doit être épargné, qu’il s’agisse des grandes organisations internationales ou des groupuscules locaux (dont la teinte romantique ne cache pas la propension étatique). L’impensable, c’est la relativité qu’ils lui confèrent. Ils l’insèrent dans une détermination historique et l’intègrent dans un processus téléologique qui de dégradation en dégradation le privent de sens pour ceux qui n’ont pas vécu de mouvements révolutionnaires. On s’aperçoit alors que certains en conçoivent un sens absolu. Badiou le considère ainsi : “ La passion égalitaire, l’Idée de la justice, la volonté de rompre avec les accommodements du service des biens, la déposition de l’égoïsme, l’intolérance aux oppressions, le vœu de la cessation de l’Etat. L’absolue prééminence de la présentation multiple sur la représentation. La tenace obstination militante, engagée par quelque événement incalculable, à tenir au hasard le propos d’une singularité sans prédicat, d’une infinité sans détermination ni hiérarchie immanente, ce que j’appelle le générique, et qui est (quand sa procédure est politique) le concept ontologique de la démocratie, ou du communisme, c’est la même chose ” (D’un désastre obscur, p. 14). C’était donc cela, alors tout change. Si chaque fois qu’on lit ce mot (ou affilié, voir l’égalitarisme chez Volodine) sous la plume d’un auteur révolutionnaire on lui attribue cette valeur, les conditions d’une intelligibilité se présenteront à nouveau. Le dévoilement est d’autant plus étonnant lorsque Badiou fait appel au concept de générique (qu’il considère comme le plus important de son livre L’être et l’événement) et précisément de communisme générique. A cette fin, il renvoie à la pensée de Lénine, ce qui a pour avantage de nous rappeler que les monumentales statues aujourd’hui déboulonnées représentaient en même temps qu’un chef d’état un projet politique. La démocratie, pour Lénine ne pouvait être au mieux qu’un passage transitoire car elle représente une forme d’Etat, “ une configuration particulière du caractère séparé de l’Etat et de l’exercice formel de la souveraineté ”. C’est bien entendu cette séparation qui pose problème ; dès lors, la visée politique ne peut être que la dissolution de l’Etat. Badiou reprend donc la chronologie établie par Marx dans les Manuscrits de 1844 : “ La politique, en tant qu’elle exprime les intérêts des groupes sociaux, et vise la conquête du pouvoir, est elle-même dissoute. Ainsi, toute politique communiste a pour fin sa propre disparition dans la modalité de la fin de la forme séparée de l’Etat en général, même s’il s’agit d’un Etat qui se déclare démocratique ” (Abrégé de métapolitique, p. 91). Sans s’engager sur un autre débat, constatons que ce dernier argument pose un problème de niveau structurel. La critique de l’histoire initiée par les philosophes d’inspiration nietzschéenne nous a appris à nous méfier d’une telle vectorisation temporelle.

Terrorisme

La guerre maintenant. Bien entendu, rien ne peut donner envie, sauf à l’historien, de penser les guerres menées par les Etats socialistes. Dans la bouche d’Ingrid Vogel, personnage de Lisbonne dernière marge, il faut entendre la constitution de meutes, de bandes armées (“ et pour lutter contre l’absurdité impardonnable du monde, nous avions des armes ”), plus précisément de la Rote Armee Fraktion. Il semble qu’il y ait là un impensable plus redoutable que les autres car lié à la mort ; un impensable que l’on souhaite bien percer mais que l’on congédiera peut-être. L’opacité enveloppe la catégorie de la terreur et son actualisation non étatique, le terrorisme. Là encore Badiou fait un rapprochement tout à fait éclairant pour comprendre l’ensemble de l’œuvre volodinienne. La terreur, en tant que détermination historique est chez lui liée à la vertu comme condition de la politique. Il revient une fois de plus sur la séquence matricielle du désir révolutionnaire qu’est la Révolution Française. Qu’il nous soit permis de poser une objection toute actuelle avant de laisser à nouveau la parole à Badiou. La terreur depuis déjà longtemps est devenue autarcique, se nourrit d’elle-même ou du moins s’est disjointe de son corollaire vertueux, si tant est qu’il ait existé. En Europe occidentale, elle est l’exact contraire d’une politique émancipatrice et pour reprendre les mots de René Schérer, elle est une “ quête obsessionnelle des identités, des racines, des territorialisations archaïques ” (Utopies nomades, p. 43). Les mouvements révolutionnaires sont coupables de leur opacité lorsqu’ils se sont affiliés au bas régionalisme. Que dire alors de la terreur mondiale guidée depuis longtemps par les églises ? Le hiatus entre théorie et pratique est à ce sujet si profond que la catégorie de l’impensable peut apparaître comme pure spéculation. Mais laissons cours à la spéculation : “ Il faut ici rappeler que, pour Saint-Just, la pensée politique a pour maxime subjective la vertu, et que la terreur n’est que le substitut de circonstance, quand la contre-révolution intérieure et extérieure fait rage, à la précarité de la vertu. ” (Abrégé de métapolitique, p. 140). Souhaitant analyser une séquence politique comme une singularité homogène, et non à partir de la nature hétérogène de son devenir empirique, Badiou fait de la terreur une catégorie inséparable de la vertu et non, par une désarticulation thermidorienne, de la violence une donnée politique impensable (il y a évidemment en filigranes une attaque contre le “ droit-de-l’hommisme ”. Cette idée n’est du reste pas très éloignée, métaphoriquement au moins, d’une autre développée dans L’Éthique : “ En réalité, la preuve a été fournie que la thématique de la “ mort de l’Homme ” est compatible avec la rébellion, l’insatisfaction radicale au regard de l’ordre établi, et l’engagement complet dans le réel des situations, cependant que le thème de l’éthique et des droits de l’homme est, lui, compatible avec l’égoïsme content des nantis occidentaux, le service des puissances, et la publicité. ” (p. 10). Badiou refuse de faire de la terreur le contraire de la vertu. Son contraire est la corruption, lorsque la corruption désigne la précarité de la politique. Ce sont les thermidoriens qui provoquant une profonde désarticulation vont dissocier vertu et terreur et créer un faux rapport téléologique entre les deux, faisant de la seconde la fin fatale de la première. Une telle idéologie place la corruption au cœur du système politique, ou plutôt non politique.

Schizo et parano

Il semble cependant qu’une telle représentation peut rater une autre catégorie de la terreur, “ en subjectivité ”. Elle est admirablement tracée dans les textes de Volodine : “ il supplie la police qui est en lui ; il l’invoque, il la somme d’apparaître ” (Lisbonne dernière marge, p. 29). Dans toutes ses fictions, les personnages, Janus politiques, sont à la fois bourreaux et victimes (cf. Jean Vlassenko dans Vue sur l’ossuaire). Comme dans la phrase citée, à certains moments, ils appellent la police qui est en eux, leurs désirs révolutionnaires peuvent être contaminés par des désirs réactionnaires au point de devenir indiscernables. Badiou semble donner au désir révolutionnaire des jacobins une permanence infinie, l’échec ne peut venir d’eux, est forcément extérieur. La terreur ne peut s’attaquer qu’à la corruption. Mais il faut bien remarquer, à moins de produire un autre impensable, que la terreur, par sa force d’attraction, peut se retourner sur le désir révolutionnaire sans cesser de l’être. Son immanence est peut-être plus justement pensée par Deleuze et Guattari : “ La victoire d’une révolution est immanente, et consiste dans les nouveaux liens qu’elle instaure entre les hommes, même si ceux-ci ne durent pas plus que sa matière en fusion, et font vite place à la division, à la trahison ” (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 167) S’ils parviennent à cette analyse, c’est que Deleuze et Guattari ont précédemment distingué (cf. L’Anti-Œdipe, p. 439 et passim) les deux pôles de l’investissement libidinal social, le pôle paranoïaque, réactionnaire et fascisant, le pôle schizoïde et révolutionnaire (comment ne pas se rappeler de la volonté manifestée par Volodine de produire une littérature schizophrène ?). Mais jamais ils n’en ont fait des subjectivités stables. Chaque pôle est à même de produire une heccéité qui tantôt territorialisera les flux schizoïdes et tantôt libèrera les multiplicités moléculaires. Il n’y a pas de permanence de l’individu mais des agencements. Le schizo révolutionnaire est toujours sur le point comme le dit Volodine de supplier “ la police qui est en lui ” (maintien d’investissements paranoïaques). Ce mouvement n’en est pas moins un désir qui s’applique la terreur en dehors de toute relation avec la vertu. Plus, la terreur est tout autant une manifestation schizoïde que paranoïaque. Volodine est admirable, lui, l’écrivain révolutionnaire qui fragmente et collectivise sa personne pour en montrer les désirs hétérogènes.

Utopies

Badiou nous a grandement aidé dans la constitution d’un impensable politique. Continuons notre voie sans lui, sur des chemins qu’il n’a pas empruntés. Il manque en effet un terme qui semble pourtant cristalliser la catégorie de l’impensable : l’utopie. Voilà un concept difficile à manier tant la droite et la gauche parlementaires se sont retrouvés pour l’enfermer dans sa détermination communiste (sens relatif). La fin du vingtième siècle les rend coextensifs pour les occulter l’un par l’autre. Elle le fait même en les fusionnant avec la catégorie du rêve, de l’impossible. Évidemment, cette fusion est idéologique en proposant un subtil renversement : l’utopie est communiste, le désir d’impossible est donc criminel. Moins véhéments mais tout aussi dévastateurs pour la pensée de l’événement sont ceux qui font de l’utopie l’égale du rêve, au mieux un gentil délire, au pire une broutille sans importance. “ Mais justement, dire que la révolution est elle-même utopie d’immanence n’est pas dire que c’est un rêve, quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant. Au contraire, c’est poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu, mais en tant que ces traits se connectent avec ce qu’il y a de réel ici et maintenant dans la lutte contre le capitalisme, et relancent de nouvelles luttes chaque fois que la précédente est trahie. Le mot d’utopie désigne donc cette conjonction de la philosophie ou du concept avec le milieu présent. ” (Deleuze et Guattari, Qu’est ce que la philosophie ?, p. 96). Ces vingt dernières années ont enfermé l’utopie dans son possible versant transcendant et autoritaire, dont les figures (ou les personnages conceptuels) sont Staline, Mao, Fidel Castro. Mais précisément, ceux-là déterminent le pôle paranoïaque et réactionnaire de l’utopie. Il faut renouer avec l’impensable de l’utopie, sa dimension libertaire et révolutionnaire (lorsque Antoine Volodine parle d’utopie de la défaite extrême, il risque de s’opposer à l’impensé de certains de ses lecteurs : cette utopie est parfaitement révolutionnaire, celle qui ne distingue plus vie et mort, celle qui s’oppose par l’inhumanité à l’état des choses, qui répond à la violence par la défaite, devenue une seconde peau). Il faut lire Utopies nomades de René Schérer pour voir combien l’idéologie dominante nous a rendu impensable l’utopie, cette désaffection symbolisée par son préfixe. Il faut parfois s’en nourrir pour relire Volodine : “ C’est l’histoire écrite du point de vue des vaincus, celle de tout ce qui n’a pas été hypothéqué par de grandes intentions […] L’utopie n’isole pas ni ne s’isole dans l’imaginaire, si l’on entend par là l’irréel d’une idéologie de dissimulation ou de fuite. Elle agit comme l’étranger dans une contrée bornée et chauvine ”. Elle est précisément la déterritorialisation simultanée du réel et de l’imaginaire. Elle est la haine de la filiation et des racines. Il est ainsi facile de constater combien une partie de la littérature française contemporaine a accusé cet impensable, fascinée qu’elle était par un retour aux sources. Elle ne manque pas d’être parfois sublime. Elle marque juste la place vide, le point mort de l’utopie forcément cosmopolite (cf. la constitution des noms chez Volodine) et nomade parce qu’étrangère. Son impensable provient de sa confusion avec l’idéologie. Elle ne peut pourtant pas recouvrir le réel avec des idées puisqu’elle l’“ étrange ”. En ce sens, l’utopie est forcément révolutionnaire si l’on accorde à ce mot le sens que lui confèrent Deuleuze et Guattari (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 104). Elle agit toujours en supplément du réel, elle n’existerait pas s’il se suffisait à lui-même. Tel est précisément le travail des forces réactionnaires : entretenir l’illusion de l’autosuffisance du réel en inventant la catégorie de l’humanitaire pour remplacer cette folie de l’utopie par un “ humanisme ” actualisé. Or, l’utopie ne saurait être humaniste, pour plusieurs raisons. Elle est un dépassement de l’homme en s’inscrivant dans le désir de l’impossible que traduit si mal le langage des possibles. Il ne s’agit pas de constituer un homme de droit, idéalement rationnel mais de promouvoir le mouvement, le devenir. Ce mouvement, René Schérer le définit comme suit : “ ne pas concentrer dans un hypothétique sujet toutes les potentialités humaines, en une vision encyclopédique, mais disperser le sujet, créer des subjectivations multiples. Ce qui est “ coller ” au réel, tout en lui donnant cette impulsion qui le fera dévier de sa route et changer de marche ” (Utopies nomades, p. 51, on constate combien cette définition s’oppose au désir de l’homme total de Marx, suffisant à distinguer l’utopie autoritaire et transcendante de l’utopie libertaire et immanente). L’utopie est donc cette machine de guerre impensable (on retrouve alors Badiou) si on crée un faux rapport avec la machine réactionnaire étatique ou si on la ramène à la douce rêverie. On pourrait presque dire que l’utopie nomade se définit par sa lutte perpétuelle contre l’Etat.

L’art révolutionnaire

Ne retombons nous pas sur ce que nous entendions pas le désir schizoïde ? Il faudrait pour finir parler de cet impensable générique qui traverse ce texte : la révolution. On parle parfois de la révolution en littérature comme si l’art n’avait plus pour vocation d’être révolutionnaire, comme si la politique ne pouvait être réduite qu’au rôle de simple thème. Il suffit de lire Volodine pour comprendre que l’art est par essence politique, que l’art est aujourd’hui comme toujours révolutionnaire. Deleuze et Guattari ne pensaient pas différemment : “ l’art et la science ont une potentialité révolutionnaire et cette potentialité apparaît d’autant plus qu’on se demande moins ce qu’ils veulent dire, du point de vue de signifiés ou d’un signifiant forcément réservés aux spécialistes ; mais ils font passer dans le socius des flux de plus en plus décodés et déterritorialisés, sensibles à tout le monde, qui forcent l’axiomatique sociale à se compliquer d’avantage, au point que l’artiste et le savant peuvent être déterminés à rejoindre une situation objective révolutionnaire en réaction contre les planifications autoritaires d’un Etat par essence incompétent et surtout castrateur ” (Anti-Oedipe, p.455). On retrouve une fois de plus le problème de l’État sur lequel se rejoignent malgré leurs irréductibles oppositions Badiou et Deleuze. L’art, laissons de côté la science, offre deux résistances à l’Etat : il révèle l’impensable qui consiste à rendre opaque le désir révolutionnaire. C’est donc en premier lieu sa vocation de dévoilement qui se manifeste. Comme l’art est potentiellement révolutionnaire, il cherche à se rendre visible. Ce sont précisément des forces invisibles qui se font jour, les forces schizoïdes de libération. On pourrait dire qu’il est doublement révolutionnaire, comme adversaire des strates castratrices, comme révélateur du désir. A cette déclaration prudente, répondent les affirmations beaucoup plus tranchées de Qu’est-ce que la philosophie ? L’analogie mérite qu’on les dispose côte à côte :

“ La révolution est la déterritorialisation absolue au point même où celle-ci fait appel à la nouvelle terre, au nouveau peuple ” (p, 97) “ Les livres de philosophie et les œuvres d’art contiennent aussi leur somme inimaginable de souffrance qui fait pressentir l’avènement d’un peuple. Ils ont en commun de résister, résister à la mort, à la servitude, à l’intolérable, à la honte, au présent. ” (p. 105) “ La santé, comme littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque. Il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple. On n’écrit pas avec ses souvenirs, à moins d’en faire l’origine ou la destination collectives d’un peuple à venir encore enfoui sous ses trahisons et ses reniements. ”

L’œuvre de Volodine s’inscrit parfaitement dans ces quelques phrases et réalise même plus : le devenir peuple de l’écrivain, lui qui pousse l’hétéronymie, la dépersonnalisation et l’auto-collectivisation à un stade jamais encore atteint et surtout indépassable puisque l’archive dans ses relations intratextuelles permet une prolifération illimitée. Son utopie sera forcément celle qui fait appel à des Untermenschen, tant parce qu’ils sont des débris d’hommes que parce que leur race est “ opprimée, bâtarde, inférieure, anarchique, nomade, irrémédiablement mineure ”.

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