« Antoine Volodine : considérations post-exotiques » / propos recueillis par Romaris Sangars, Chronic’Art, n° 16, 06 octobre 2004.
Pour mémoire :
Chronic’art : Bardo or not bardo est un livre-concept basé sur la récitation du Bardo Thödol, le livre des morts tibétain, qui doit permettre au défunt de s’orienter dans l’après-vie du Bardo. Ce livre au centre du livre peut-il être compris comme métaphore de votre littérature : une littérature pour s’orienter après la mort de l’homme, de ses civilisations et de ses espoirs ?
Antoine Volodine : Tout comme cette littérature post-exotique dont je suis le porte-parole, et dont j’ai signé déjà quelques livres, Bardo or not bardo n’a pas la prétention d’orienter qui que ce soit, en tout cas ni les défunts, ni les vivants. Il a pour simple prétention de construire une fiction agréable à lire, amusante, sur le thème du voyage, ce voyage un peu spécial qui mène de la mort physique à la renaissance dans un nouveau corps. L’idée de la transmigration des âmes est sympathique ; le monde flottant, ce fameux Bardo dans lequel on entre après le décès, offre de formidables perspectives romanesques ; et le Bardo Thödol est un livre sacré d’une richesse poétique et visionnaire inouïe. J’ai voulu mêler tout cela dans un cadre littéraire plaisant, en insistant sur les aspects comiques des situations. Il ne s’agit pas d’une leçon ni d’un discours philosophique.
En gros, tous les ouvrages post-exotiques ramènent à une rumination sur l’échec. Dans Bardo or not bardo on a une rumination sur l’échec de la traversée du monde flottant, c’est une réflexion sur les aspects comiques de cet échec. Les religieux voudraient pousser le mort à ne pas se réincarner et à rejoindre la collectivité abstraite que représente la Claire lumière, mais le mort résiste à tous les conseils et fonce obstinément vers son nouveau corps, vers une renaissance qui signifiera de nouvelles peurs, de nouvelles souffrances, mais aussi de nouvelles aventures… Il est évident que cette désobéissance têtue du mort, cette impossibilité à aller vers l’illumination bouddhique, tiennent à la nature humaine. Nulle force religieuse ou politique ne peut combattre jusqu’au bout l’individualisme humain, cet attachement suicidaire, tragique, à la conscience et à la vie animales. Aucun dogme ne réussira jamais à raboter l’individualisme auquel chacun de nous s’accroche comme à un trésor, quelles que soient les souffrances qui y sont liées. C’est de cela que traite le livre, mais en privilégiant les approches anecdotiques, les petites histoires, les images.
Je n’ose pas vous suivre dans votre question, quand vous parlez de ce qui pourrait servir de guide « après la mort de l’homme, de ses civilisations et de ses espoirs », je cite vos termes, et que vous suggérez dans cette lugubre circonstance une persistance de la littérature. Je suis pessimiste sur ce qui attend l’humanité dans les siècles à venir, mais je n’ai pas l’aveuglement de croire que la littérature pourra en quoi que ce soit ajouter son grain de sel au naufrage. Les écrivains post-exotiques décrivent des mondes à venir extrêmement noirs, ils peuvent même introduire dans leurs images noires des chamanes, des illuminés et des conteurs d’histoires qui rêvent d’autres mondes ou métamorphosent le monde par la parole et par le rêve, mais eux, ils ont depuis le début renoncé à faire confiance à la parole, vive ou écrite, pour inverser le cours de la catastrophe. Ils savent dès le départ qu’ils ne pourront pas convaincre qui que ce soit de lutter pour un monde meilleur. Ils sont comme les religieux, les moines qui récitent le Bardo Thödol pour que le défunt se décide enfin à faire de bons choix : ils récitent leurs livres. Mais, au contraire des moines, ils considèrent que leur parole n’est pas un moyen d’action digne de ce nom. N’oublions pas que les écrivains post-exotiques ont tenté de briser l’ancien monde par la violence, par la guérilla, la lutte armée, et que cette forme de lutte s’est heurtée à l’immense inertie du monde réel. Alors, la parole, les textes…
Quel est votre rapport à la mort ?
J’essaie d’être stoïque, mais je n’y parviens pas. Je ne crois pas à une vie après la mort, je refuse la mort en écrivant, je ruse avec la mort en lui attribuant dans mes livres une magie qu’elle ne possède pas. J’oscille en permanence entre le dédain courageux, l’acceptation tranquille, et, d’autre part, le dégoût panique de la mort. Par bonheur, écrire permet d’échapper à cette oscillation épuisante.
RECYCLAGE
Après l’immense et sombre Dondog, Bardo or not bardo est un livre plus léger, où l’humour noir est souvent doublé d’un humour absurde où triomphe l’allégresse du seul jeu littéraire. Est-ce que vous auriez pris une certaine distance vis-à-vis du tragique pur, ou bien est-ce juste la déclinaison d’un autre aspect du post-exotisme ?
Bardo or not bardo se situe dans la lignée de textes qui ont toujours existé dans le post-exotisme, mais qui n’ont pas été publiés, jusqu’à présent : des livres qui reprennent les thèmes fantastiques ou politiques des ouvrages déjà connus, mais en ayant une approche presque bouffonne de l’univers et de ses déchirures tragiques. Ces livres ont été mentionnés dans la liste qui clôt Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Par exemple La Solitude du poisson-pilote dans la poêle à frire, ou Une Amourette de Balbutiar IV, ou De l’interdiction des lancers de nains et de ses conséquences sur l’environnement, ou d’autres. Au premier plan circulent des clowns, des personnages loufoques, anecdotiques, des vieux moines déglingués, des fous, et les situations sont volontiers absurdes, pour ne pas dire franchement rigolotes. Cette tendance du post-exotisme à la dérision généralisée et à l’autodérision se rattache à l’humour du désastre que je pratique depuis toujours. Simplement, on a ici un rire plus sonore, plus détendu, c’est une variante dans le rire, et non une modification des points de vue post-exotiques. Points de vue sur le destin humain ou l’histoire humaine où évidemment persiste un tragique de base, qu’il soit pur ou impur.
Votre dernier livre est classé dans le genre « roman ». Pourtant, ce texte tient autant du roman que de la nouvelle ou du poème en prose. Pratiquez-vous au niveau de la forme ce que vous utilisez dans votre univers, c’est-à-dire une retransposition exotique à partir de l’amalgame et du recyclage ?
Nouvelle ou poème en prose ? Pas vraiment, à mon avis. Je pense surtout que le genre » roman » a été ici très intoxiqué et subverti par une approche théâtrale, certains chapitres étant d’ailleurs une mise en prose de pièces conçues pour la radio. J’avais depuis longtemps cette idée d’un cycle de piécettes dites par un malade mental et ayant pour titre Le Bardo de la méduse. C’est une constante du post-exotisme que de reprendre sous une autre forme des textes ayant été murmurés ailleurs ou précédemment, pour leur donner une orientation et surtout une musicalité différentes. Ici, sur le projet théâtral de Bogdan Schlumm, acteur délirant et solitaire, se greffent les voix de personnages fraîchement décédés ou celles des récitants du Bardo Thödol. C’est un roman théâtral. La plupart des images naissent à partir des dialogues ou des monologues, pour former un objet romanesque à peu près normal.
Comme Nerval ou David Lynch, vous utilisez la logique a priori absurde mais étrangement cohérente du rêve pour construire vos fictions. Pour vous, le rêve est-il une « seconde vie », voire une voie de connaissance privilégiée, ou un simple prétexte littéraire ?
Le rêve est pour moi un territoire d’exploration privilégié, une source d’inspiration première. De nombreuses images fondatrices du post-exotisme sont apparues en rêve, des images mais aussi des ambiances, des enchaînements, des anecdotes. Depuis l’enfance, j’ai pris l’habitude d’archiver mes souvenirs oniriques et mes souvenirs de veille à l’intérieur d’une même case, sur une même étagère de la mémoire. Au point de ne plus établir de différence entre le rêvé répertorié et certains événements réels. Chez certains peuples d’Amazonie, cette différence n’existe pas. Les Indiens estiment tout bonnement qu’elle n’a pas lieu d’être, et, quand j’y réfléchis, je me sens très proche de cette manière de voir le monde. Dans le monde flottant du Bardo, on retrouve aussi cette absence de distinction entre matière réelle et matière onirique. Je me déplace là-dedans sans problème, en particulier au moment d’écrire, quand je crée des souvenirs, quand je crée du passé ou du présent pour mes personnages et pour moi-même.
Vous parlez de la logique et de la cohérence qui gouvernent le monde onirique. J’ai toujours été familier de ces glissements, de ces structures logiques étranges, je les ai fréquemment utilisés dans mes fictions. Pour la narration, dans l’univers post-exotique, il s’agit d’un moteur essentiel. Je suis ravi de retrouver tout cela dans les films de Lynch, pour ne parler que de lui. Je suis moins ravi de constater une réticence du public en face de ces procédés, parfois mal acceptés ou incompris. Ils sont pourtant parfaitement naturels, chaque nuit chaque individu y a recours pour organiser ses propres rêves. Je ne saisis pas bien pourquoi les gens sont si aisément répugnés par leur propre richesse intérieure, leur inconscient, leur sommeil paradoxal. Il y a une sorte de fierté idiote à affirmer que seule l’existence éveillée est importante. Les gens méprisent leur propre irrationnel, leurs Bardos oniriques, la connaissance du monde obtenue dans la solitude et le silence, obtenue à l’intérieur de soi grâce à la solitude et au silence. A l’inverse, les écrivains post-exotiques en font grand cas.
UNE STRATEGIE POETIQUE
Derrière l’aspect onirique et poétique de vos livres, on trouve l’idée d’une littérature comme art martial, comme stratégie de survie et d’attaque politique contre les systèmes d’oppression. Pourquoi, selon vous, l’attaque ne peut-elle être aujourd’hui qu’indirecte, obscure, nimbée de mystère ?
Si je parle de littérature que l’on pratique comme un art martial, c’est aussi avec l’idée de kata : un enchaînement traditionnel qui correspond à une situation précise d’attaque et de riposte, et que l’on répète à l’infini, que l’on travaille sans adversaire, en ayant pour objectif l’acquisition des réflexes martiaux, mais également la création d’une forme esthétiquement parfaite. Les katas sont des exercices destinés à maîtriser un adversaire, un jour, quand il le faudra. J’aime l’idée de cette répétition, liée à une recherche de beauté autant que d’efficacité. Sans doute peut-on voir dans un kata une gymnastique indirecte, obscure et nimbée de mystère, pour reprendre votre élégante formulation.
Selon vous, chez un écrivain, quelle est la plus grande force ? Quelle est la plus grande faiblesse ?
Chez un écrivain en général, je ne sais pas trop. Mais si on réduit votre question aux écrivains post-exotiques, on peut peut-être y voir un peu plus clair. Pour un écrivain post-exotique, la plus grande force est sans doute d’avoir survécu contre vents et marées, de s’obstiner à faire entendre sa voix, la voix des autres, la voix des disparus hommes et femmes. La force principale, c’est cette aptitude, au coeur de l’adversité, à mépriser totalement l’adversité, sans la nier, mais en la transformant en une pâte onirique ou poétique privée de réalité et donc inoffensive. En même temps, la grande faiblesse de l’écrivain post-exotique est peut-être qu’au fond de lui subsiste une petite trace d’espoir qui alimente sa parole et l’empêche de sombrer dans le silence. C’est comme si, finalement, l’écrivain faisait encore confiance à ses propres forces et entretenait en secret l’idée qu’au moins cette petite bataille de la parole pourrait être un jour victorieuse. En face de la dure réalité, c’est tout de même une attitude de faiblesse, cela.
Vous définissez le post-exotisme comme une littérature de la marge et en marge du système littéraire officiel. Par quels aspects précisément s’en éloigne-t-elle, et de quoi doit-elle surtout se prémunir ?
Dans une fiction qui porte un titre d’essai, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, où les personnages sont des révolutionnaires emprisonnés, des écrivains et des conteurs enfermés dans une prison spéciale, j’ai longuement développé les caractéristiques de la marge post-exotique. Il y a beaucoup de choses à dire, nous ne pouvons pas aborder cela en détail dans le cadre de cet entretien. Disons en gros que tout nous sépare de la littérature officielle, les thèmes, la manière de les aborder, la relation à la langue, la relation à la réalité et au réalisme, l’idéologie de référence, et jusqu’à la sacralisation de la parole littéraire, dont nous nous méfions par principe. Nous prenons soin de ne pas nous trahir et de ne pas nous écarter de ce qui compte vraiment pour nous, au niveau idéologique et esthétique. Mais ce que vous posez comme problème concerne le danger ouvert par notre existence à l’intérieur même du système. Cela rend notre apparition publique très ambiguë. Est-il possible de proclamer à la fois son appartenance à une marge littéraire, et son droit à être publié par les meilleurs éditeurs, au centre de la forteresse éditoriale officielle ? Je pense que oui, que c’est possible ; c’est un jeu dangereux, passionnant, excitant, mais dangereux. On est en équilibre sur un fil, entre marge obscure et institution, avec en permanence le risque de se laisser entraîner dans des domaines qui impliqueraient une renonciation au radicalisme du post-exotisme, ou un abâtardissement de l’écriture post-exotique. L’écrivain post-exotique à qui on a confié le rôle de porte-parole subit des tensions fortes. Dans la littérature qui l’entoure, il est un peu comme un espion en pays hostile, parfaitement intégré mais soucieux de ne pas se laisser retourner. Il faut continuer à faire bonne figure sans tomber. Le problème, comme cette chute n’a rien de physique, c’est qu’on peut très bien un jour ne pas avoir conscience d’avoir basculé et d’être déjà en miettes sur le sol, irrécupérable. Vous voyez ? C’est comme un infiltré qui joue double-jeu : à partir d’un certain moment, il a du mal à savoir de quel côté il se trouve.
LOCALISATIONS
Si le post-exotisme n’a aucun équivalent dans la littérature contemporaine, a-t-il cependant une généalogie, et laquelle ?
C’est très approximatif, très faux, aussi, mais, si on devait absolument tracer une généalogie, on devrait pouvoir en chercher les contours dans trois mondes. Un, le surréalisme : pour la grande attention portée aux rêves, à l’inconscient, aux univers parallèles, aux mythes. Deux, la littérature et la poésie des quinze premières années épiques qui ont suivi octobre 1917 en Russie : pour la passion politique, l’exaltation, l’idéologie en marche. Trois, le cinéma, l’immensité du cinéma : pour la primauté des images, le lien entre image et musique.
Le post-exotisme est-il l’ailleurs d’un monde qui n’a plus d’ailleurs, ni dans l’avenir, ni dans la géographie ?
C’est surtout dans le passé qu’il n’y a pas d’ailleurs, je trouve. Pour l’avenir, pour la géographie, je ne partage pas votre pessimisme. On aura de l’ailleurs et du pire, et sans doute des embellies, des soubresauts de l’histoire aujourd’hui inimaginables. Mais si on revient au post-exotisme, ce qui motive la prise de parole dans la plupart des textes, c’est avant tout une rumination désolée sur le passé, sur cet ailleurs absent dans le passé, sur le grand ratage de cet ailleurs que nous avons pris l’habitude d’associer à des mondes d’utopie et de révolution. On a raté l’aiguillage qui nous menait ailleurs, voilà sur quoi maugréent et fantasment les auteurs post-exotiques. Et moi avec eux.
DELOCALISATIONS
Alors que la littérature française s’enfonce de plus en plus dans le nombrilisme, vous développez un univers post-apocalyptique intégrant toutes les idéologies meurtrières du vingtième siècle, un univers où se côtoient Untermenschen, mafieux et égalitaristes. Cette conscience de l’histoire et de l’horreur totalitaire et capitaliste a-t-elle partie liée avec votre rapport à la Russie et à l’Orient, sociétés moins préservées et moins anesthésiées que la nôtre ?
Ma vision de l’histoire a été confortée par des points de vue situés à l’extérieur de l’Occident. Ces points de vue, il faut les chercher, en effet, dans le monde soviétique (non dans la vision occidentale du monde soviétique, mais dans l’espace à la fois grillagé et utopique de l’ex-URSS), ou, pour l’actualité plus immédiate, dans ce que je perçois de l’Asie du sud-est et de l’Asie chinoise. La pensée égalitariste qui imprègne la voix et les mouvements de mes personnages n’est pas fondée sur des expériences occidentales, si l’on excepte, bien entendu, le torrent d’horreurs de la Shoah, et des échos localisés de guerres mondiales. Il y a chez nous tous (je parle au nom des écrivains post-exotiques) un clair refus de l’Occident, tenu en gros pour responsable des mauvaises directions que l’histoire aujourd’hui emprunte, responsable d’une répartition catastrophique des richesses mondiales, responsable d’une course en avant vers l’imbécillité, l’hypocrisie, le malheur, la fin de toute fraternité.
Votre travail de traducteur a-t-il un impact sur votre travail de créateur ? Comment dialoguent en vous ces deux langues, le russe et le français ?
Il existe une sorte de langue de la traduction, qui porte en elle la trace de la langue d’origine, non pas parce que le traducteur manque de souplesse et veut obstinément coller à l’original, mais parce que la chaîne des pensées, les associations d’images qui guident la structure profonde d’un texte ne sont pas toujours les mêmes d’une langue à l’autre. À partir de là, je crois qu’on peut obtenir un français très légèrement décalé, très légèrement artificiel, non académique, qui correspond en profondeur à des structures et, en dernière analyse, à une culture non françaises. Je l’ai déjà dit ailleurs, être écrivain post-exotique revient à « écrire en français une littérature étrangère ». La langue des ouvrages post-exotiques est donc volontiers une langue issue de la traduction, une « langue générale » sans attaches culturelles, en tout cas sans attaches culturelles proclamées. J’ajoute que ma recherche dans ce domaine est intuitive, et que je n’essaie pas d’obéir à un système contraignant. Simplement, j’écris mes livres comme si j’étais en train de les traduire.
En dehors de cette question linguistique, j’ai toujours observé une séparation très rigoureuse entre mon travail de traducteur et mon travail de création. Avec, cependant, l’exception très récente qui m’a conduit à mêler les deux activités, quand je me suis penché sur l’oeuvre de Maria Soudaïeva, Slogans.
Vous avez en effet traduit et préfacé le magnifique livre de Maria Soudaïeva, Slogans. Vous l’avez aussi achevé, puisque la poétesse russe est morte avant de l’avoir terminé. Pouvez-nous nous en dire plus sur elle ?
Ma rencontre avec Maria Soudaïeva, à Macau, alors que je séjournais là-bas, m’a marqué profondément. C’était une personne malade, secrète et imprévisible, qui s’était engagée dans une activité militante extrêmement risquée, puisque il s’agissait de prendre contact avec les prostituées prisonnières des réseaux maffieux et d’organiser leur sauvetage. J’éprouvais une grande admiration pour le courage de Maria Soudaïeva, il est vrai secondée par son frère Ivan Soudaïev, sombre et efficace. J’avais en fait l’impression de me trouver en présence de quelqu’un qui avait à voir avec les personnages de mes livres : d’origine russe, mais de culture apatride, révoltée, psychiquement instable, tenant des discours prophétiques et hallucinés. Je me suis inspiré de Maria Soudaïeva pour peindre Gloria Vancouver dans Le Port intérieur. Certains de ses « slogans », ces vociférations qu’elle composait pendant ses crises, y sont repris. Pour ne pas attirer l’attention sur son existence, et surtout sur son combat, Maria Soudaïeva avait exigé de moi que je ne la mentionne pas dans ce livre. J’ai respecté cette instruction et je lui ai par la suite discrètement rendu hommage en reprenant son nom dans la liste des écrivains post-exotiques (dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze), mais c’était évidemment bien maigre. Je suis retourné en Europe et, pendant près de dix ans, je n’ai plus été en relation avec elle, ni entendu parler d’elle. L’occasion de l’aider à apparaître sur la scène littéraire s’est présentée à moi lorsque j’ai reçu, envoyés par Ivan Soudaïev, les manuscrits que Maria avait laissés après son suicide. Ils étaient fort désordonnés, c’est le moins qu’on puisse dire, bourrés d’indications contradictoires, de néologismes, d’archaïsmes, et tout d’abord j’ai pensé qu’ils étaient inexploitables, informes et intraduisibles. Puis j’ai décidé de me mettre à l’ouvrage en fabriquant, à partir de cette masse brouillonne, le livre que nous aurions pu fabriquer à quatre mains, à deux voix, si elle avait continué à vivre et si nous nous étions mis d’accord pour le faire. C’était un défi à relever, pas facile parce que j’allais devoir intervenir dans le texte, dans le livre, en osant aller bien au-delà de ce que permet l’éthique de la traduction. J’avais pensé que ce serait une tâche ardue, parce que le texte d’origine était très difficile à approcher, et qui me rendrait sans cesse mal à l’aise, dans la mesure où j’allais modifier, supprimer, ajouter, sans avoir la possibilité d’en rendre compte à l’auteur. Et ce qui s’est produit tient du miracle : j’ai immédiatement trouvé le ton, la bonne structure, les bonnes transpositions, et au lieu de peiner, j’ai travaillé avec une très grande rapidité et un sentiment d’exaltation, d’extase, presque. Slogans était de toute façon, au départ, un matériau sublime. J’espère ne pas avoir failli dans ma mission, qui consistait à lui donner le jour sans le trahir. Maria Soudaïeva est morte, elle est inconnue en Russie, son nom sera désormais associé à une poésie apocalyptique sans équivalent, et je pense que ces trois éléments, conjugués dans leur pure brutalité, lui conviendraient et la feraient sourire.