Anne Roche, « Vue sur Antoine Volodine », Remue.net, 8 décembre 2006.
Pour mémoire :
L’œuvre d’Antoine Volodine, depuis Biographie comparée de Jorian Murgrave [1] en 1985, n’a cessé de gagner des lecteurs. La presse spécialisée s’en est fait l’écho, et en 1999 le prix Livre Inter et le prix Wepler pour Des anges mineurs [2] ont attiré l’attention d’un plus large public. Du côté universitaire, une première thèse a été soutenue en France par Lionel Ruffel [3], et divers travaux de recherche sont en cours. L’œuvre est toutefois loin d’avoir encore le retentissement qu’elle mérite, et c’est à cela que ce volume voudrait contribuer [4].
Or, l’une des difficultés à parler de Volodine ne tient pas seulement à la richesse et de la complexité de l’œuvre, mais à la place très particulière que l’œuvre ménage au lecteur. Tous les lecteurs de Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze , notamment, se sont demandé avec inquiétude comment échapper au statut du « lecteur ennemi » , et dans tous les romans, on trouve également des traces plus ou moins marquées de cette attitude : c’est que qu’étudie en particulier Frank Wagner (Portrait du lecteur post-exotique en camarade) , qui montre que le lecteur « bienveillant » , généralement accompagné d’un « double maléfique », est une figure récurrente de l’œuvre, depuis les inquisiteurs qui fouillent les rêves de Jorian Murgrave jusqu’aux journalistes serviles qui harcèlent les prisonniers du Post exotisme en dix leçons, leçon onze. Mais ces deux figures coexistent en chaque lecteur…
Si le lecteur est ainsi mis en question, ou à la question, que dire de l’auteur ? Dans Vue sur l’ossuaire , au nom d’Antoine Volodine se substituent le nom de Maria Samarkande, auteur de Vue sur l’ossuaire, éléments de claustrologie surréaliste (VO25) et celui de Jean Vlassenko, auteur de Vue sur l’ossuaire, aperçus de claustrologie post-exotique (VO77) ; dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, si la couverture et la page intérieure de titre portent bien le seul nom de Volodine, la page 7 lui adjoint sept « co-auteurs », parmi lesquels nous reconnaissons les noms de personnages de Lisbonne dernière marge , d’Alto Solo , et même… du narrateur et protagoniste du livre même que nous tenons en main. L’auteur a parfois regretté la timidité des éditeurs qui lui ont jusqu’ici refusé de faire figurer sur la page de couverture de ses ouvrages ces noms ou d’autres. Cette pratique hétéronymique, analysée notamment ici par Joëlle Gleize (« Pour une meilleure transparence de la désinformation »), n’a rien d’anecdotique — et rien de commun, non plus, avec la pratique d’un Pessoa auquel on l’a parfois comparé. Ces noms étranges viennent rappeler que l’auteur se définit comme le « porte-parole » de ses personnages, qui à leur tour sont porte-parole d’un univers différent du nôtre — différent dans l’espace, dans le temps, mais qui nous parle fortement d’une histoire qui nous concerne.
Un des inquisiteurs qui commente le récit d’enfance de Jorian Murgrave ne s’y est pas trompé : « Il y a là un mépris du lecteur, un mépris du monde, un refus d’accepter les règles du jeu social /…/ Plus que des précisions sujettes à caution, c’est cette recherche aberrante d’anonymat qui dénonce l’auteur de ces feuilles. » (BCJM 15)
Ce « refus d’accepter les règles du jeu social » est précisément lié à l’univers spécifique que Volodine a élaboré, livre après livre. Tous les commentateurs de l’œuvre ont souligné qu’il s’agissait d’une « écriture du désastre », de l’évocation d’un monde de l’après-apocalypse, mais qu’est-ce qui différencie cette écriture de tous les récits de catastrophes qui émaillent le siècle défunt ?
Le rapport à l’histoire, aux échecs des révolutions du XX° siècle, aux guerres, aux génocides, est flagrant, mais il n’apparaît jamais sur un mode réaliste, ce que souligne chacun des collaborateurs de ce volume. Il suffit par exemple de confronter ce qu’en fait Volodine avec les grands témoignages russes de la Révolution et du Goulag. La référence russe est explorée par Frédérik Detue (La bibliothèque de Babel d’Antoine Volodine : un contre-monument baroque) et par Thierry Saint Arnoult (La polyphonie mutilée), mais si les noms de Zamiatine ou de Platonov sont suggérés, ce n’est nullement en termes d’influence, plutôt en termes d’une référence commune à une réalité historique vécue personnellement – ou non (mais quand votre grand’mère était à Ostrowiec en 1914, tout est possible) (VO 53). Frédérik Detue souligne, à travers la métaphore de la « bibliothèque de Babel », l’originalité de ce travail , avec la notion de « contre-monument », empruntée au plasticien allemand Jochen Gerz, entre héritage et amnésie. Thierry Saint Arnoult s’attache quant à lui à analyser le texte à partir du concept de polyphonie , dérivé de Dostoievsky en passant par Bakhtine, en montrant que « la faillite du rêve révolutionnaire » ne peut se dire que de façon mutilée. Pierre Ouellet, analysant Doondog et son personnage sorti des camps — mais en est-il vraiment sorti ? — forge un nouveau mode grammatical, le vindicatif présent, pour désigner cet univers d’une violence carcérale illimitée, où la vengeance est travail de mémoire et de vérité, mais ne mène à rien, à la fois vaine et nécessaire.
Les modalités de ce dire sont multiples : espaces emboîtés, délirants, narration schizophrénique, brouillage des temps , comme le montre en particulier Charif Majdalani (Illusions et désillusions karmiques : lecture du récit post-exotique) ; dédales du labyrinthe, figure forte de l’onirisme, où se perdent les identités, les espaces, les textes (Jean-Didier Wagneur, Palais de la double hache) ; retour des personnages, ou du moins de leurs noms, d’un texte à l’autre, et effacement de leurs identités ; mise en question des genres littéraires, avec l’invention de genres propres au post-exotisme (romance, narrat, Shagga…) et la mise en fiction du commentaire, de l’écriture essayiste (Joëlle Gleize). Si Volodine écrit des livres que leur couverture qualifie le plus souvent de roman, ou parfois de romance ou de narrats, leur rapport à la voix et à la musique les extrait du narratif pour les emmener vers des formes théâtrales , comme le montre Lionel Ruffel (Les scènes d’Antoine Volodine) : du cirque à l’opéra, se crée une théâtralité agonistique, avec prises réciproques de paroles, mise en scène, triangle scénique, autant d’éléments qui se retrouvent aussi dans les pièces radiophoniques inédites ou dans le récent Vociférations pour instruments et voix. Et malgré la référence fréquente au surréalisme, qu’il faudrait encore explorer, ce n’est guère du côté de l’écriture automatique, bien plutôt des contraintes, mathématiques ou musicales, qu’il faut analyser sa création.
Dans l’avant-dernier ouvrage paru, Bardo or not Bardo, Volodine place pour la première fois une fiction en totalité dans « l’espace intermédiaire » du Bardo, mais ce n’est pas la première fois qu’il s’y réfère [5]. Cette référence au Livre des Morts tibétain peut surprendre, de la part d’un auteur qui a toujours affirmé se situer en dehors de tout contexte religieux ou mystique ; mais le Bardo Thödol permet de mettre en scène le « délire d’un siècle impardonnable » (Majdalani) . Il est aussi le lieu de l’incertitude, de la fluidité, de l’effondrement du moi et du nous, de même que le post-exotisme est lui-même un mouvement littéraire virtuel (de moins en moins virtuel à mesure que les hétéronymes prennent corps…) (Jean-Louis Hippolyte, Houle du virtuel). Enfin, dans ce « roman nécrophage » , fiction et sens de l’histoire sont mis à mal d’un même mouvement : « ce ne sont plus les vivants qui se nourrissent des morts (modèle progressiste d’une histoire où rien ne se perd, où tout se poursuit par bonds en avant, depuis un passé fécond et un humus porteur), mais les morts qui dévorent les vivants (modèle régressif d’une histoire que son propre passif tire en arrière, que son passé corrompt de l’intérieur). » (Bruno Blanckeman). La même noirceur cocasse marque le dernier livre paru, Nos Animaux préférés [6].
Peut-on pour finir se proposer d’inscrire Volodine dans une mouvance littéraire ? Jean-Didier Wagneur critique à juste titre les assimilations hâtives venues de la publication aux éditions de Minuit, et surtout les références qui ont « parasité /…/ le caractère inouï de cet univers ». Sans du tout en contester la profonde originalité, Dominique Viart suggère que la glose interne du texte, faite pour interdire la critique, reproduit le système concentrationnaire et prive le lecteur de toute distance critique, ce qui lui interdit aussi d’en percevoir la singularité ; et les rapprochements qu’il propose ( avec Gracq, avec James Clifford … [7]), en situant Volodine dans sa constellation historique, culturelle et intellectuelle, en prolongent les résonances au lieu de les amoindrir. Tel est bien le propos de notre travail collectif : commencer à dessiner le projet rêvé dans Palais de la double hache : pas une critique (« Parlons d’autre chose ») , mais une Unterkritik, — entre nous.
[1] Antoine Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, Denoël, collection « Présence du futur », 1985.
[2] Antoine Volodine, Des anges mineurs, Editions du Seuil, 1999.
[3] Lionel Ruffel, Face au vingtième siècle : Esthétique et politique dans l’œuvre d’Antoine Volodine , thèse de doctorat , Université de Toulouse-Le Mirail, décembre 2003. – Dans cette même collection d’Ecritures contemporaines (Minard, Lettres modernes) , deux études ont déjà été consacrées à Volodine : Frédéric Briot, « La littérature et le reste : Gilbert Lascault, Olivier Rolin, Jacques Roubaud, Antoine Volodine » (Dominique Viart (dir.), n° 1, Mémoires du récit, 1998 ) et Almut Wilske, « Antoine Volodine – résistance et subversion » (Dominique Viart (dir.), n°2, Etats du roman contemporain, 1999.)
[4] A l’origine de cette publication, un colloque tenu en mai 2004 à l’Université de Provence — le 27 mai, date des événements d’Alto Solo…
[5] Voir en particulier « Deux mots sur notre Bardo et son Thödol », PE 75, mais la référence était déjà sous-jacente dans les tout premiers livres.
[6] Antoine Volodine, Nos Animaux préférés, Editions du Seuil, janvier 2006. Cf. les articles de Jean-Didier Wagneur ( « Volodine, pachydermes et crustacés », Libération du 19 janvier 2006 ) et Anne Roche ( sur remue.net , mise en ligne du 14 janvier 2006, voir lien ci-dessus.)
[7] L’anthropologue James Clifford emploie le terme post-exotic à peu près au même moment où Volodine l’utilise pour qualifier son univers (1994). Dominique Viart écarte très justement toute idée d’influence, voire de cryptomnésie, pour y voir plutôt une sorte d’effet Zeitgeist, l’intérêt de Volodine pour l’anthropologie étant par ailleurs évident dès les premiers romans.