Philippe Savary, « Antoine Volodine : la parole des insurgés ad vitam æternam », Le Matricule des Anges, n° 20, juillet-août 1997, p. 18-19.
- en ligne sur le site de la revue.
- repris sur le site LeLibraire.com.
Pour mémoire :
Antoine Volodine : la parole des insurgés ad vitam aeternam
Depuis une douzaine d’années et neuf livres, Antoine Volodine construit un univers romanesque inclassable mais parfaitement habité. Le rêve et le chaos vivent en douloureuse harmonie. Ses fictions, mises en scène par des utopistes vaincus, décrivent la faillite éternelle de notre imaginaire politique.
Inlassablement, dès la première page, une atmosphère de désastre, de décombres : des vents de poussière, des relents de serpillières, des odeurs de sueur, de cendre, de soufre, de scalp, le fracas qui cogne, quelque chose qui chuinte. Inlassablement, la peur, la douleur qui se répandent, qui se partagent sous une chape de plomb. Inlassablement : des décors d’exil extrêmes et baroques, soit nommés (Lisbonne, l’Amazonie, Macau…), soit imaginaires; un monde luxuriant et terrifiant traversé par une armée de personnages, des médecins, des enquêteurs, des terroristes, des policiers, des vaincus. Inlassablement des narrateurs -dont l’état naturel est qu’ils sont morts- en situation d’incarcération, sans cesse obligés de construire un réel imaginaire -tout aussi apocalyptique- pour échapper à leurs inquisiteurs et à leur interrogatoire. On pourrait aussi ajouter dans ce branle-bas d’autres choses, comme la présence d’une ménagerie, la paralysie de la durée et de l’espace, des voix hétéronymes, beaucoup de fraternité amoureuse.
Inlassablement, depuis 1985, Antoine Volodine fabrique un univers romanesque très singulier dans le paysage de la littérature française. Un univers complexe, inventif, poétique empli de trouées et de creux. L’écrivain brusque le lecteur, le malmène dans des sociétés nébuleuses, à des époques irreconnaissables. Ses matériaux de construction (ou de déconstruction), il les puise dans l’onirisme, la psychiatrie, la politique, autant dire des matériaux qu’il ne va pas chercher dans les jardins d’agrément de ses collègues contemporains.
Son premier roman Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985) débute ainsi : « Le livre traînait dans les déjections et le sang ». Son nouveau texte, Nuit blanche en Balkhyrie (1997) se termine par : « Enfin il fera noir.» Entre ses deux dates, sept autres romans ont été publiés. On pourrait parler de la fin d’un cycle : qui y a-t-il d’autres à nommer derrière l’obscurité?
Le livre de Volodine, celui qui « traînait dans les déjections et le sang », et qui restait à écrire, on peut l’imaginer être celui de toute une génération, humbles résistants qui se sont retrouvés au coeur de l’histoire, combattant les totalitarismes, rêvant tout haut d’espoirs généreux avant la débâcle, « le regard obscurci par la poudre, l’âme déformée par les combats.» Volodine va s’attacher à noicir ce livre, en mettant en scène ses narrateurs, ses « complices ». Le « héros » volodinien a des caractéristiques communes : il est traqué, souvent torturé, il est sommé d’avouer sa véritable identité -et en même temps son lourd passé. Le nom devient un enjeu essentiel : bafouillé, oublié, dédoublé, c’est le seul lien (social, politique, culturel) qui le rattache à sa mémoire et en même temps à sa perte. Qu’il vienne d’une autre planète (Biographie…), qu’il soit terroriste (Lisbonne, dernière marge), utopiste (Le Nom des singes), dissident politique (Le Port intérieur), éternel combattant (Nuit blanche en Balkhyrie), le « héros » volodinien va ainsi « expliquer longuement l’inexplicable, avec des arguments puisés dans les rêves.» Folie, schizophrénie, mirages deviennent des refuges possibles pour éviter de sombrer définitivement, sans pour autant que ce soit des voyages de tout repos. De ces explorations dans les labyrinthes intérieurs, de ce travail d’anamnèse imaginaire et éprouvant, resurgit sous une gangue de plomb et de poudre le récit d’un enfer tout aussi difficile à nommer.
Livre après livre, fiction après fiction, Antoine Volodine colle ainsi sa plume au monde comme il va mal, sonde les béances des traumatismes collectifs, énumère la barbarie planétaire, décrit le mouvement perpétuel des révolutions avortées, donne la parole aux morts (ou aux lâches) et aux survivants (ou aux résistants) de ce siècle-charnier. Pour rendre compte de ce monde vivant chaotique, où règne la profusion et la confusion, la manipulation et la terreur, Volodine multiplie les niveaux narratifs, atomise les fictions, supprime les contraires (vie-mort, avant-après, victoire-défaite…).
Ce procédé gigogne n’est pas une coquetterie formelle. Dans cet univers de cendres recomposé, la lucidité et le rationnel sont simplement fantôme. Du reste, « les idéologies qui justifient la guerre noire sont d’une opacité totale », rappelle dans le magnifique et troublant Port intérieur (1996) l’écrivain-narrateur exilé à Macau, qui dissimule la folie pour ne pas avouer aux services secrets où se cache une ex-cadre du Parti.
En combattant averti, Volodine sait que le meilleur moyen d’étrangler le réel n’est pas d’accepter le corps à corps, mais de le prendre par surprise, dans des zones les plus sensibles. Cette technique, on peut la retrouver professée dans Alto solo sous la plume d’un écrivain-personnage : « Aux hideurs de l’actualité, Iakoub Khadjbakiro avait coutume, dans ses livres, de substituer ses propres images absurdes. Ses propres hallucinations partiales, inquiétantes et inquiètes (…) Il semblait travailler sur d’abstraites fantasmagories, mais soudain ses mondes parallèles, exotiques, coïncidaient avec ce qui était enfoui dans l’inconscient du premier venu. On se retrouvait bien (…) avec les millénaires cancers toujours actifs en chacun, les millénaires barbaries, les millénaires reculades.» C’est donc à un vaste travail de décryptage auquel le lecteur est convié. Un travail harassant, tendu, suspendu au-dessus de gouffres imaginaires, qui menace à chaque avancée, de précipiter l’ensemble de la cordée au fond d’une trouée.
Antoine Volodine n’aime pas parler de sa vie, il préfère évoquer ses livres. Du reste, la réalité, la vérité, l’identité (officielle, officieuse), dans son œuvre sont l’objet de tant d’interrogations, de tant d’incertitudes qu’il est bien hasardeux de tenter l’aventure. Malgré tout…
Antoine Volodine serait né en 1950 à Chalon-en Saône. Une enfance qui n’a pas été terriblement malheureuse, contrairement à celle décrite dans Rituel du mépris (1986). Viennent ensuite les années universitaires à Lyon. Il y étudie le russe, pour des raisons génétiques et culturelles. « A cette époque, la perception de la Russie était intimement en liaison avec l’histoire révolutionnaire du XXe siècle.» De cet amour pour la langue russe et en hommage à une grand-mère, il adoptera plus tard Volodine, comme nom d’écrivain. En mai 68, il se lance dans la tourmente. « Pour moi, ce fut une page qui s’est ouverte et qui n’est pas refermée. Cette perception pendant quelques semaines d’une possibilité de transformation radicale, c’est quelque chose qui marque l’existence », comme marque l’existence le reniement d’anciens militants qu’il connaissait, « devenus des petits bourgeois rassis et rancis ». Pendant les années 70, sans rentrer dans les détails de sectes, de drapeaux, de mini-partis — « c’est se rattacher à des grisgris », il fait donc partie « des minorités excitées ». Dans son engagement révolutionnaire, la guerre du Viêt-Nam a été un élément aussi important que Mai 68. « D’une certaine manière, j’y participais ». Et pour une fois, il aurait été du côté de ceux qui allaient gagner.
En 1973, il est nommé à Orléans prof de russe : une langue à problème, très peu de clients, précarité professionnelle… « Las d’enseigner », il donne sa démission quatorze ans plus tard. « Je ne pouvais pas imaginer de passer ma vie à corriger des fautes de datifs pluriels ou de génitifs singuliers. Ma vie réelle, c’était une vie liée à l’écriture.» Volodine s’en amuse. Il a conservé dans un protège cahier en carton quelques vieux écrits. Entre autres : une histoire avec des subjonctifs imparfait et des fautes d’orthographes hilarantes. Il avait cinq et demi…
Ainsi, à partir de1971, et par vagues successives, Antoine Volodine envoie ses textes aux maisons d’éditions les plus prestigieuses. En vain. Une quinzaine d’années à essuyer des refus. Un souvenir plein de candeur. Autant sur le fond : « Je n’avais pas la perception de la mauvaise qualité de ce que j’envoyais » ; que sur la forme : « A cette époque, on dactylographiait avec du carbone, et les versions étaient absolument illisibles. En plus, on les envoyait en dépit du bon sens, en consultant les adresses d’éditeurs dans les annuaires.» Ce vécu d’écriture non publiée, occultée, secrète, clandestine se retrouvera tout au long de son œuvre à venir.
« Par miracle », pourtant, en 1985, Biographie comparée de Jorian Murgrave est remarquée par Elisabeth Gille, directrice à Denoël de la collection Présence du futur. Ironie du sort : c’est un copain qui a envoyé le manuscrit à sa place, sans le prévenir. Vu l’inclassabilité du livre, Elisabeth Gille lui avoue que la collection Blanche pourrait également le publier, mais rien n’est assuré. « A ce moment, je n’ai pas du tout réfléchi aux enjeux. L’idée d’avoir un texte publié me fascinait. De plus, l’à-valoir était plus important à Présence du futur.» Elisabeth Gilles voit donc arriver dans son bureau quelqu’un qui n’était au courant de rien, « un plouc littéraire », récupère son texte et sa plume : Antoine Volodine fait donc son entrée en littérature par la SF (et en profite pour obtenir quelques traductions). A cette époque, certains écrivains se singularisent déjà dans le genre, comme Serge Brussolo. « Il y a eu pendant deux, trois ans une conjonction de voix tout à fait originales qui se sont regroupées dans un mouvement à l’existence éphémère qui s’appelait Limite et dont j’ai été membre. Un recueil de nouvelles a été édité Malgré le monde (Ndlr : Denoël, 1987). C’était une tentative pour affirmer l’existence d’autres choses dans la SF française. Mais on a fabriqué un livre hermétique, qui était illisible en fait….» Après Biographie... trois autres livres vont suivre. Le problème, c’est que dans cette collection, Volodine se retrouve finalement bien seul. « J’étais étranger dans le ghetto.» Un zombie parmi les zombies. « Ça posait de sacrés problèmes d’existence pour moi qui avait des projets à long terme ». Volodine récolte malgré tout quelques lauriers. Son troisième livre Rituel du mépris est récompensé par le Grand Prix de la Science-fiction française en 1987. Pas mal pour « un touriste du genre » à qui on demandait sans cesse pourquoi il n’était pas comme les autres… Même s’il avoue que son destin d’écrivain aurait été différent dans une maison d’édition autre, Volodine ne renie pas ses quatre livres : « Et justement, c’est pour cela que je veux pas qu’on y accole cette étiquette de SF, d’abord parce que c’est une étiquette qui est conçue toujours par ceux qui la collent comme dévalorisante, et d’autre part, ça serait faire des quatre livres, une première phase dans mon œuvre. Ce sont les premières briques de cette construction romanesque. Ils sont écrits comme j’écrivais il y a 15 ans », c’est-à-dire, peut-être avec « l’absence totale de la reconnaissance d’un lecteur possible.»
Il est singulier de constater que le premier éditeur de Volodine était un éditeur de science-fiction alors que lui-même n’était pas un spécialiste de SF. Lorsque en 1990, Jérôme Lindon publie Lisbonne, dernière marge, Volodine avoue ne rien connaître de la nouvelle génération des auteurs Minuit, tout comme la littérature française contemporaine. « Finalement la notion de filiation, j’ai dû mal à la poser. Pour moi, l’écriture n’est pas uniquement une affaire de textes. Il faudrait évoquer des émotions artistiques dues à des films (ceux d’Eisenstein), des œuvres musicales, des contacts avec d’autres cultures, chinoise, orientale ». A l’inverse de son voisin orléanais Pierre Michon qui a osé écrire après la lecture de Faulkner, pour Antoine Volodine, il n’y a pas eu de déclencheur. « Contrairement à beaucoup d’écrivains français de ma génération, je ne prononcerais jamais ni le nom de Proust, ni celui de Joyce, ni celui de Faulkner, et c’est bien embêtant dans le milieu littéraire français. Pour moi, ces références culturelles sont artificielles.» En revanche, certains « géants écrasants » l’ont fortement impressionné : Lautréamont (« que j’ai lu beaucoup trop tôt, ce qui éblouit et doit faire mal quelque part »), Dostoïevski, Céline, Beckett, Kafka… Il y eut également la découverte de la littérature sud-américaine, dans les années 70 (Garcia Marquez, Borges, et surtout Bioy Casares), celle également des formalistes russes des années 20 (Pilniak, le Don paisible de Cholokhov…)
Et de ce monde culturel, « fabriqué de bric et de broc », Antoine Volodine a fourbi sa propre voix, d’une torrentielle et fantastique tonalité, qui prend source aux tréfonds de l’homme et s’en va irriguer les ravines d’un improbable nouveau monde.