Anne Roche, Mort en ligne, Monaco, [Paris] : Éditions du Rocher, 2008, 285 p., coll. Le Rouge et le Noir.
- Dans le journal La Provence du 9 mars 2008, Jean-Rémi Barland souligne, dans ce « thriller musical et politique », un « hommage discret » rendu à Antoine Volodine.
- Ci-dessous : compte rendu de Danielle Sonnier dans Europe, n°952-953, août-septembre 2008, p. 369-371.
« A Marseille, les bénévoles de l’association SOS Assassins recueillent au téléphone les plaintes des gens qui, incapables de faire face aux difficultés ou au drame qu’ils vivent, en viennent à souhaiter la mort d’un proche. Une double intrigue se développe, dont on comprendra bientôt que l’interface est un des « écoutants » du groupe, Serge Behocaray : d’une part, alors qu’un jeune claveciniste de concert, Quentin, harcèle d’appels un collègue de Serge, Olivier, pour manifester le vif désaccord qui l’oppose à Pascal Lederer, son ami et accompagnateur à la viole de gambe, on découvre ce dernier, assassiné, dans les jardins de la Cité de la Musique, la Magalone, où ils devaient jouer ensemble ; d’autre part, des attentats à l’explosif se produisent en divers endroits de Marseille, un bureau de vente immobilière, Notre Dame de la Garde, le tunnel du Vieux Port. Les commissaires de police, Romieu et Nardi, enquêtent sur les deux affaires : qui a tué le jeune musicien ? Quentin ? Olivier ? Serge ? ou bien le musicologue Hervé Sauvian, descendu de Paris ? Qui est cette Varvalia Lodenko qui signe les revendications de menaces terroristes et comment mettre fin à ces actions violentes ?
Voilà la trame de ce roman policier, très simplifiée, car les voix des multiples appelants de SOS Assassins égrènent l’inventaire des conflits générateurs de haines qui, ne s’avouant pas, conduisent parfois les êtres à passer à l’acte : père hostile au jeune arabe qui sort avec sa fille, enfant furieux contre son professeur de gymnastique, vieille pensionnaire d’hospice qui veut protéger une femme battue, bref, tous les couples maudits au sens large : époux et épouse, belle-fille et belle-mère, propriétaire et locataire, danseuses rivales, etc…
Le maillage topographique nous mène dans nombre de hauts lieux de Marseille, églises, édifices administratifs, quartiers et rues, parcs et châteaux. Le roman quadrille la ville, formant peut-être une figure qu’il faudrait découvrir sur la carte : visite non point tant touristique que sociale, ou plutôt passage par différents lieux de vie, bureau de presse du Petit Marseillais, bars, salon bourgeois, maison de retraite, Archives, théâtre de la Criée, stade vélodrome, chantiers, musée de la Vieille Charité, hôpital de la Timone etc…, qui constituent la cité et offrent leur scène aux incessants échanges de l’existence quotidienne. Mais on a affaire aussi à un espace politique plus large puisque entrent en jeu, potentiellement, un mouvement d’autonomie basque, une photographe américaine, et des héritiers du spartakisme allemand.
Personnages fictifs et réels se mêlent, comme se mêlent le vrai et le faux, car c’est des aventures et des vicissitudes de la parole qu’il s’agit : confidences, mensonges, lapsus, enregistrements sans écoute, censure, interrogatoires, récits, chansons, revendications, textes anglais ou italiens, codes divers, sans compter cet avatar : « la reformulation non directive », ou bien le cryptage en verlan usité par la jeunesse (portnawak pour n’importe quoi), et les jeux auxquels l’auteur elle-même s’amuse ! Ainsi du nom de Behocaray où l’on veut entendre B². Il est probable que le roman entier jouit d’un « exposant ». Il faut dire que Marseille est propice à ces ambiguïtés, cette ville ou l’Évêché désigne le Commissariat de Police !
Ainsi s’organise Mort en ligne : les deux protagonistes essentiels, Pascal et Quentin pourraient sembler manquer d’épaisseur psychologique. C’est que, plutôt que des figures romanesques traditionnelles, ils représentent en quelque sorte leur instrument. Quentin rime avec clavecin, la rigueur incarnée, un peu répétitif et mécanique (comme son sourire parfois) ; Pascal illustre la nonchalance fugace, imprévisible et insaisissable, de la viole de gambe : leur rapport est musical. Or le duo clavecin-viole appelle impérieusement un troisième intervenant qui prend le visage et la puissance harmonique d’Alain Aubin, (bien réel) haute-contre marseillais, dont le rôle dans le roman consiste à assurer au plus haut niveau une sorte de legato : certes, la musique requiert la théorie, mais profondément liée à la pratique, non tributaire d’une recherche intellectuelle vite dépassée et des jalousies universitaires. Ainsi, chemin faisant, le roman évoque-t-il l’histoire de la redécouverte de la musique baroque et son évolution récente, à travers Hervé, Pascal et surtout Alain Aubin. Oui, ce livre est un nouvel hommage (du XXIème siècle) à la « Voix humaine »…
Plus profondément, alors qu’à première vue, les fondus-enchaînés et les ellipses font penser à une écriture cinématographique, une écoute plus attentive permet de comprendre que la structure entière est musicale, que la musique – les citations renvoient aussi bien à Couperin, à tel opéra de Rameau qu’au chant napolitain ou au panthéon musical moderne de l’auteur – n’est pas seulement objet du discours, mais qu’elle informe solidement la composition : trois parties de longueur légèrement inégale, des ruptures, des alternances, des leitmotive, des impromptus, des rythmes allegro, vivace ou andante. Ce roman se joue à la discrétion, comme telle Allemande du luthiste Froberger, c’est-à-dire en style non mesuré… Mais que l’on se rassure ; sous l’érudition, affleurent sans cesse l’humour et l’impertinence, par exemple dans ce genre d’enchaînement : un personnage tourmente un trombone pris sur son bureau, l’autre lui demande : « Vous faites de la musique ? »
A cela s’ajoutent références et allusions littéraires et cinématographiques, empruntant à la fois à la « grande » littérature (le serveur se nomme Lafcadio) ou au feuilleton de télévision du moment, Plus belle la vie. Le lecteur est donc conduit à aborder aussi le roman comme une valise d’énigmes à double fond, plaisantes à décrypter : pourquoi Olivier sort-il à 5 heures (c’est le début du roman) ? Quelle pièce de clavecin (ou quel film) nous rappelle la chute de Madame Angenot dans l’escalier ? Le lapsus « SOS Médecins » pour « SOS Assassins » n’évoque-t-il pas le Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, and so on !
Au-delà du schéma musical, ou par son entremise, nous sommes mis en présence d’un monde complexe, sans clichés, où fonctions officielles et vie privée s’interpénètrent forcément, où un policier, de surcroît mélomane, est amoureux d’une femme d’extrême-gauche, directrice d’éditions, et travaille tout comme elle, à choisir des scénarios. Plus largement encore, tous, commissaires, écoutants à SOS Assassins, journalistes, romancier et lecteur partagent le même prodigieux plaisir de recueillir des « histoires stupéfiantes ».
Peut-être y a-t-il une certaine complaisance et facilité à faire disparaître l’assassin voleur de données, par accident ou suicide. Mais là ne réside pas l’intérêt ; il est sans doute dans l’espoir de résorber une part de la noirceur du monde grâce à la parole – car la parole dispose d’une vertu singulière, celle de réaliser fantasmatiquement les vœux les plus fous (comme pour certains Marseillais de cœur, d’arrêter la spéculation immobilière, de renverser de leur piédestal les fleurons de l’art Napoléon III, ou de noyer le Tunnel du Vieux Port) … et surtout d’opérer un déminage des désirs de violence. Les gabians le savent, qui, en tournoyant, crient au-dessus du Palais Longchamp… »