Jacques Josse, « Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Antoine Volodine, une communauté d’auteurs très active », Remue.net, 17 septembre 2010, [publié en ligne].
- À lire sur le site de la revue Remue.net.
Pour mémoire :
Antoine Volodine a publié son premier livre, Biographie comparée de Jorian Murgrave, dans la collection « Présence du futur » chez Denoël, en 1985. Il a, depuis, signé de nombreux autres titres. Ceux-ci nous parviennent avec régularité. Le décor où ils prennent place est fréquemment composé de paysages déformés, de steppes à l’agonie ou de vastes plateaux crevassés et brûlés. C’est dans ces grandes étendues, tirant presque toujours vers l’est, que se déplacent des personnages aux noms étranges, venus de pays que l’on ne peut pas définir avec exactitude, qui portent en eux des sonorités russes, turques, mongoles, asiatiques… Tous ont réussi, par delà le feu, les guerres, les radiations, les camps, les ghettos et les bombardements, à garder voix et à transmettre celle-ci pour la porter plus loin encore.
Chez Volodine, si les vivants expriment clairement, et sans envolée, la souffrance, l’enfermement et la solitude qui les accablent, personne n’empêche les morts de prendre la parole pour dire ce qu’il en a été de leur vie et ce qu’il en est, désormais, de leur longue après vie. Présent et mémoire s’emboîtent et permettent ainsi de mieux saisir la réalité d’une époque que l’on peut souvent (mais pas nécessairement) situer vers le milieu du vingt-et-unième siècle.
Le siècle précédent, celui du désastre total, loin d’arrêter ses ravages à sa date charnière, les a au contraire amplifiés, rasant presque tout sur son passage, laissant, çà et là, des poignées d’hommes et de femmes derrière lui. Ce sont eux qui s’organisent et résistent en prenant la parole dans les livres de Volodine. Certains chuchotent dans des cellules. Noircissent des pages. Imaginent des bribes de romans. D’autres font la même chose dans des hôpitaux. Et d’autres encore isolés sous les gravats, dans des villes à réinventer.
Quelques uns peuvent, un jour ou l’autre, sortir de leur premier et modeste rôle de personnage pour devenir écrivain et participer à l’aventure collective et polyphonique d’un mouvement littéraire spécifique, en l’occurrence celui qu’Antoine Volodine, répondant un jour à un journaliste, a nommé « post-exotisme anarco-fantastique » avant de s’en tenir au seul et très explicite « post-exotisme ».
Tous vivent dans des contrées difficiles d’accès d’où seuls certains textes peuvent sortir, à condition qu’un porte-parole accepte d’en devenir le dépositaire. À lui, dès lors, de faire en sorte que ces récits, romans, poèmes ou fragments offerts en lecture le soit en tant qu’œuvre appartenant réellement à celui ou à celle qui l’a créé. Ce rôle de porteur hors pair et effacé Antoine Volodine le connaît bien. Il sait transmettre – par écrit – la parole des autres. Il sait également restituer l’histoire et le quotidien de ceux qui lui ont confiés leur voix. Il le prouve à nouveau, cet automne, en donnant, en plus d’un roman sien, qui a pour titre « Écrivains », deux livres dictés et signés par deux des voix les plus singulières du post-exotisme.
Ainsi Lutz Bassmann publie Les aigles puent chez Verdier. L’histoire s’y révèle implacable. C’est celle d’un homme qui, ayant dû s’absenter, retrouve à son retour une ville détruite, fumante, irradiée.
« Les bombardements qui détruisirent la ville eurent lieu un jeudi, alors que Gordon Koum était en mission à l’extérieur.
Il était allé tuer quelqu’un. C’est pour cette raison qu’il avait survécu. »
Hormis un fou installé à cheval sur un rebord de fenêtre et une grappe d’individus perdus « dans les restes du ghetto », il n’y a plus de silhouettes humaines en vue. Des ruines charbonneuses, des tranchées, des crevasses, des plaques et des croûtes noircies remplacent l’ancienne ville. C’est dans ce décor crépusculaire que se déplace Gordon Koum. Il marche sur un sol incertain. Dessous, il y a « le monde des morts ». Il y a ses enfants, sa femme, ses camarades disparus. C’est pour eux qu’il avance dans les décombres. Il le fait juste avant de mourir. Il déblaie, il creuse, il s’épuise et bientôt se pose sur une pierre moins calcinée que les autres. Il s’assoupit, pétrifié, faisant presque partie du paysage jusqu’à ce que, dessillant ses paupières endommagées par les gaz toxiques, il découvre deux minuscules présences debout à ses côtés. Il y a là un rouge-gorge et un pantin « raciste originaire des temps historiques » dont seule la tête n’a pas été carbonisée.
« Gordon Koum était ventriloque. Dans la vie, jusqu’à cet instant, ce don ne lui avait pas procuré grand-chose, sinon des ennuis avec les autorités. »
Cette fois, ce don va enfin lui permettre, via le pantin et le rouge-gorge, de s’adresser à ses proches et de leur raconter des histoires qui, mises bout à bout, vont retracer la vie de quelques uns de ceux qui s’entraidaient et résistaient dans ce lieu désormais anéanti.
Il faut se souvenir, faire rire, percer le secret des « indomptables » qui vivent encore, mais d’une autre manière, en leur redonnant voix sous les cendres. Cela ne peut ici se faire que par la grâce d’un ventriloque. C’est ce que prouve en ses dernières heures Gordon Koum. C’est ce que narre Lutz Bassmann. Et c’est ce qu’il donne à écrire à son porte-parole Volodine.
« Pour le reste, pour les phrases qu’il produisait en son nom propre, on ne sait trop s’il les prononçait réellement, ou s’il se contentait de les recevoir en lui comme des pensées devenues paroles. »
Manuela Draeger (auteur de romans pour adolescents à L’École des loisirs) publie quant à elle Onze rêves de suie aux éditions de l’Olivier. Ici aussi, il y a ghetto et résistance mais l’histoire, portée par des acteurs plus jeunes, change d’angle et permet de découvrir les liens fraternels et parfois même féeriques qui unissent spontanément les personnages en présence.
Le livre débute au moment où une opération gauchiste, organisée à l’occasion d’une manifestation interdite, la bolcho pride, tourne mal. L’un des jeunes du groupe, Imayo Ozbeg, est en train de brûler dans un bâtiment en flammes où ses camarades orphelins se retrouvent également piégés.
« Ton nom est Imayo Ozbeg. Nous avons été élevés dans le même dortoir. Tu es en train de brûler. Je vais à toi. En ce moment nous allons tous vers toi. Mes souvenirs sont les tiens. »
Ce sont ces souvenirs accumulés durant les années passées à l’orphelinat qu’ils convoquent et racontent, allant parfois jusqu’à les réinventer pour redonner plus d’éclat aux images de fêtes colorées de rires et d’utopies qui jaillissaient jadis, vers la mi octobre, lors du défilé annuel de « la Fierté bolchevique ».
« Pendant une semaine ou deux, l’atmosphère changeait à l’intérieur du cadre familial et dans le ghetto. L’accablement était mis entre parenthèses. La sensation de n’avoir aucun avenir s’estompait. Nous avions tous soudain la certitude d’appartenir à une collectivité de braves, de prolétaires vaillants, lucides, optimistes… »
Maintenant que cela n’existe plus, et alors que leur ami Imayo Ozbeg brûle toujours, ils se remémorent ces morceaux d’enfance. Ils y mêlent les contes qui les faisaient vibrer, en particulier ceux attribués à Marta Ashkarot, une éléphante sans âge qui continue – et continuera – de se déplacer d’existence en existence.
Ces renvois au passé ont lieu au cœur du brasier, où ils finissent, envahis par les flammes, par échanger leurs identités. Un instant plus tard, alors que leurs mémoires et leurs corps s’assemblent, les métamorphosant en cormorans étranges, leur permettant ainsi de cheminer, sans se perdre, durant le « long trajet dans l’inexistence » qui les attend, le feu n’à plus grande importance pour eux.
« Les torches se froissaient et se défroissaient avec une grande lenteur. La température était agréable. Tout était immobile. Nous avions replié nos ailes le long de nos flancs et, conscientes que nous ne verrions jamais plus ni l’homme que nous aimions, ni la neige, ni la nuit, nous sentions des larmes couler sous le duvet de notre visage. »
Si Lutz Bassmann et Manuela Draeger (que l’on croisait déjà, bien avant leurs premières publications, dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (éd. Gallimard, 1998) sont peu à peu devenus auteurs à part entière, il n’en va pas de même, en tout cas pas encore, pour ceux qui se retrouvent au coeur du dernier livre d’Antoine Volodine. Qu’il ait choisi de lui donner pour titre Écrivains ne surprendra pas ceux qui fréquentent son univers depuis près de trois décennies. Chez lui, les personnages, qu’ils soient exclus, condamnés, hallucinés, en souffrance, en transe ou même morts, se lancent souvent dans des fictions inachevées. C’était notamment vrai dans Lisbonne, dernière marge et dans Des anges mineurs. Ce l’est également ici. Les écrivains qu’il nous propose de suivre ont des parcours et des œuvres tragiques. Ce qui ne les empêche pas de vibrer, de résister et de se frotter à une langue qu’ils ne maîtrisent pas toujours.
Ainsi l’analphabète Kouriline. Celui-ci, « touché par l’exigence de l’écriture » mais incapable d’assembler deux phrases de suite, finira par évoquer oralement, devant un auditoire composé d’un bout de bois, d’une quille et d’une collection de débris de ferraille ramassés dans une déchetterie, les dissidents exécutés par Staline le jour même, et sur le lieu même, de sa naissance.
« Avec ce discours au bout de bois, Kouriline ce matin-là entame la scansion de son œuvre unique mais considérable, qui fera de lui un des écrivains les plus méconnus de son siècle et, si l’on se réfère à une périodisation précise, sans doute l’écrivain le plus ignoré de la perestroïka, celui qui, à l’évidence, aura laissé le moins de traces dans le monde de la vaine parole. »
Il arrive que tel ou tel écrivain s’exprime tout en étant déjà mort. C’est le cas de Maria Trois-Cent-Trois. Son corps vient de lâcher. Elle court dans le noir. Elle est nue. Le lama qui devait s’occuper d’elle à l’institut médico-légal est mort lui aussi. Elle court pour se rendre à un colloque où elle doit donner une conférence sur « la théorie de l’image ». C’est ce qu’elle fait. Dans l’obscurité totale.
« A la fin, du moins dans notre monde post-exotique, il n’y a pas non plus de verbe. Comme au début, il n’y a pas de verbe. Seule l’image compte. »
L’humour, teinté de noir, celui du désenchantement, voire du désespoir, est parcimonieusement présent dans Écrivains. Il vibre plus fort dans l’un des sept chapitres, celui intitulé Remerciements, qui permet à l’auteur inconnu, et néanmoins prolifique, de Rendez-vous chez les Boyols (ou de Chaos en Kirghizie, ou de Titanic à bâbord, ou de Orage sur Madeleine Polpot, etc.) d’exprimer sa reconnaissance envers tous ceux qui l’ont aidé à poursuivre son œuvre invisible.
« Il me semblerait injuste de ne pas mentionner, en bonne place parmi les personnes à qui je veux exprimer ici ma gratitude, le chien Ramsès de ma sœur Birgit, qui plusieurs fois m’a averti de l’approche d’importuns, et, avec une intelligence rare, les a tenus à distance, le temps que je me cache dans la chambre d’amis pour y faire le mort. »
La figure de l’écrivain décrite ici, sept fois de suite, par Volodine est plus proche qu’il n’y paraît d’une réalité évidemment assez peu visible. Ce n’est pas celle du poseur, du romantique, de l’inspiré, de l’aspiré, du murmurant auréolé de grâce soudaine mais celle, vibrante, tenace, ténue, tonique, d’un inconnu qui a souvent tout perdu (y compris ses dernières illusions) mais qui, loin de se résigner, a choisi de se battre, de s’exprimer, de trouver des failles, de s’y faufiler et de sortir, même en morceaux, par fenestrons et meurtrières, de son enfermement.